| SOUPÇON, subst. masc. A. − 1. Opinion défavorable, fondée sur des indices discutables, souvent par apriorisme ou suggestion affective, par laquelle, à tort ou à raison, on attribue à quelqu'un des actes répréhensibles ou des mauvaises pensées. Synon. défiance, doute, procès d'intention*.Pour qu'il crût qu'elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. C'était d'ailleurs aussi une condition suffisante (Proust,Swann, 1913, p. 297): 1. Le duc de Bourgogne passa quelques jours à Pontoise (...) un homme inconnu demanda un jour à lui parler; son apparence lui donna quelque soupçon, et il eut soin de placer toujours un banc devant lui; c'était en effet un assassin; il tenait un poignard caché dans sa manche...
Barante,Hist. ducs Bourg., t. 3, 1821-24, p. 240. SYNT. Soupçon abominable, absurde, injurieux, injuste; cruel, honteux, horrible, noir, vague, vilain soupçon; soupçon de contrebande, d'infamie, de jalousie, de mensonge, de perfidie, de trahison; être l'objet d'un soupçon; calmer, dissiper, détourner, endormir, éveiller, repousser un soupçon; jeter le soupçon sur qqn; être pris, repris, traversé de mille soupçons; donner, inspirer des soupçons à qqn; avoir, concevoir, former, porter des soupçons sur qqn, sur la conduite, l'honnêteté de qqn; désarmer, écarter, éveiller, exciter les soupçons; être en butte, en proie aux soupçons; ne pas donner prise aux soupçons. ♦ Soupçon sur qqn, sur qqc.Tout citoyen éclairé et énergique, qui oseroit appeler le soupçon sur un ministre, sur un général, sera dénoncé par la faction dominante, comme un ennemi de l'État (Robesp.,Discours, Guerre, t. 8, 1791, p. 60).Un beau cadeau qu'il lui avait fait en passant: la maréchaussée aux trousses, le soupçon sur son établissement, le discrédit, la ruine peut-être (Genevoix,Raboliot, 1925, p. 104). ♦ Soupçon de qqc.Le lieutenant civil hésita: il allait en faire (...) matière à soupçon de lèse-majesté (Sainte-Beuve,Port-Royal, t. 2, 1842, p. 344). ♦ Soupçon de + inf.Le soupçon d'avoir été au château, tout injuste qu'il est, vaut beaucoup mieux (Staël,Lettres L. de Narbonne, 1792, p. 1).Encourir le soupçon de + inf. Il reste cette reine espagnole qui n'est plus jeune, qui a été déçue par son mari, qui encourt le soupçon d'avoir aimé le beau Buckingham, et d'être aujourd'hui la maîtresse ou la femme d'un aventurier italien (Brasillach,Corneille, 1938, p. 261). ♦ Soupçon que + verbe à l'ind.Nous sommes distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu'elle nous a menti sur sa soirée de la veille (Proust,Prisonn., 1922, p. 103). − Loc. et expr. ♦ Au moindre soupçon. Le terrible tribunal des cent tenait des surveillans auprès d'eux et, au moindre soupçon, les faisait mettre en croix (Michelet,Hist. romaine, t. 1, 1831, p. 190).Avoir le moindre soupçon. Si Olivier et son père avaient eu le moindre soupçon, ce soupçon se serait évanoui, devant de tels témoignages (Zola,Th. Raquin, 1867, p. 76). ♦ Sur le soupçon de (qqc.). Un autre prédicateur célèbre, le père des Mares, interdit depuis le commencement de l'année 1648 sur le soupçon aussi de jansénisme, fut moins favorisé (Sainte-Beuve,Port-Royal, t. 2, 1842, p. 305).Sur un simple soupçon. Le maure Othello et le roi Lear, eux chez qui toute pensée se résout en acte et qui n'hésitent pas à condamner l'un sa femme, l'autre sa fille chérie, sur un simple soupçon qu'une parole a éveillé! (Bourget,Nouv. Essais psychol., 1885, p. 291). ♦ En soupçon (de qqn) (vieilli). Qui a des doutes sur quelqu'un, qui se doute de quelque chose à propos de quelqu'un. Pour tout habitué de l'opéra, ce domino trahissait (...) un bourgeois quelconque en soupçon de son infidèle (Balzac,Splend. et mis., 1844, p. 5). ♦ Au-dessus du soupçon; au-dessus de tout soupçon. Demander des comptes aux hommes à qui nous devons ces résultats, y songez-vous? Ils sont au-dessus du soupçon, vous dis-je. Ils échappent à la commune loi du contrôle. Ils jugent et ne peuvent être jugés (Clemenceau,Iniquité, 1899, p. 162).La comtesse, monsieur, est au-dessus de tout soupçon! (Anouilh,Répét., 1950, v, p. 112). ♦ Avoir, prendre soupçon de qqn. Soupçonner quelqu'un. Il s'agissait d'un nommé Jean Prost, assassiné. Sa mère, ayant pris soupçon du maître du logis où il demeurait, qui était un boulanger et qui s'appelait Bellanger, l'avait dénoncé (Sainte-Beuve, Port-Royal, t. 1, 1840, p. 69). ♦ N'avoir aucun soupçon. Ne rien suspecter. Calmelet (...) triompha avec tant de naturel des différentes épreuves par où on le fit passer, que le médecin allemand n'eut aucun soupçon et le désigna au bout de peu de temps pour le plus prochain convoi de rapatriement (Ambrière,Gdes vac., 1946, p. 244). − P. métaph. L'éclair, l'ombre, le poignard d'un, du soupçon. Le sultan est méconnoissable, sombre, défiant, dévoré de soucis; il verse le fiel du soupçon sur tout ce qui l'entoure (Cottin,Mathilde, t. 1, 1805, p. 376). − P. hyperb. Mille soupçons. Être effleuré, traversé de mille soupçons. Mille soupçons me traversèrent l'esprit, ou plutôt toutes les mauvaises pensées de tout à l'heure me ressaisirent (G. Leroux,Parfum, 1908, p. 130). − En partic. ♦ [À propos d'une enquête de police] Présomption défavorable ou accusation sans preuve absolue qui entraîne l'inculpation d'une personne. Synon. suspicion.Soupçon d'assassinat, de crime, de forfaiture. Sur une dénonciation ténébreuse, sur un simple soupçon, par une mesure qu'on appelle de police, on sépare un époux de sa femme, une femme de son mari! (Constant,Esprit conquête, 1813, p. 224).Je songeais que le soupçon, la haine, l'envie, la peur étaient au travail, que la police n'aurait qu'à passer le lendemain pour faire son miel (Bernanos,M. Ouine, 1943, p. 1489). ♦ LITT. [P. réf. à N. Sarraute, L'Ère du soupçon, 1956] [La situation actuelle du personnage de roman] illustre à merveille le mot de Stendhal: « Le génie du soupçon est venu au monde ». Nous sommes entrés dans l'ère du soupçon. Et tout d'abord le lecteur, aujourd'hui, se méfie de ce que lui propose l'imagination de l'auteur (Sarraute,Ère soupçon, 1956, p. 59).Comment se fait-il (...) que ceux qui ne sont pas atteints par cette « gangrène de l'esprit », tous ces « maîtres du soupçon », bardés de toutes les sciences humaines et politiques, soient toujours, eux, aveugles au drame du monde quand ils n'en sont pas les entrepreneurs? (Le Nouvel Observateur, 26 févr. 1979, p. 75, col. 1). 2. Simple conjecture, avis, hypothèse ou intuition concernant quelque chose sans connotation défavorable. [Reid] exprime sur le caractère fondamental de l'idée de cause des soupçons admirables, qui sont précisément les fondements de la théorie de Leibnitz (Cousin,Philos. écoss., 1857, p. 260).Une évidence (...) : telle en un mot, comme eût dit peut-être Spinoza, que le soupçon même d'un soupçon et le doute même d'un doute sont exclus par avance (Jankél., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 262). − Loc. verb. Avoir soupçon de. Se douter de. J'ai quelque soupçon que c'est lui qui est venu pendant mon absence (Ac.1835-1935).Gérald n'a-t-il aucun soupçon de sa naissance? (Bornier,Fille Rol., 1875, i, 2, p. 16). − MÉD. Soupçon d'une maladie. Quoiqu'il y eût déjà grand soupçon d'un anthrax, par la douleur violente qu'il sentait au cou, et l'inflammation qui y paraissait, les médecins, ce premier jour-là, ne parlèrent que d'un simple clou (Bourges,Crépusc. dieux, 1884, p. 303).Diagnostic de soupçon. Le diagnostic de l'insuffisance surrénale pure dans sa forme lente est un diagnostic de soupçon (Josué, Godlewski dsNouv. Traité Méd.fasc. 81925, p. 346). B. − Au sing. 1. Apparence légère, perceptible à l'œil, à l'oreille ou à l'esprit. Soupçon d'accent étranger, de moustache, de soleil, de tristesse. Le bruit, le soupçon du plus léger mouvement, les soupirs même de la brise, faisoient naître mille conjectures dans l'esprit inquiet de mon compagnon (Crèvecœur,Voyage, t. 2, 1801, p. 50).Un soupçon de crépuscule au-dessus des collines d'Europe (Farrère,Homme qui assass., 1907, p. 252): 2. Ses jouissances étaient infinies, encore, d'ailleurs, que tout intimes et qu'à peine un soupçon de sourire les trahît; − moins qu'un soupçon: une ombre, une idée, un rien! On n'eût su dire quoi au juste de tendrement voluptueux endormi en ses coins de lèvres.
Courteline,Ronds-de-cuir, 1893, p. 91. ♦ À l'état de soupçon. Ils ont badigeonné des visages avec des grumeaux de violet intense, appuyant pesamment là où la teinte était à l'état de soupçon, où la nuance perçait à peine (Huysmans,Art mod., 1883, p. 105). 2. Quantité minime de quelque chose. Synon. goutte1, larme, nuage, poil (pop. et fam.).Soupçon de crème, de poivre, de thym. Donnez-moi un soupçon de cette liqueur; je n'en veux qu'un soupçon (Ac.1798-1878).Se mettre un soupçon de poudre, un soupçon de rouge (Ac. 1935). Rien que de l'eau chaude, avec un soupçon de thé et un nuage de lait (Musset,Caprice, 1840, 6, p. 197).V. goutte1A 3 ex. de Duhamel. Prononc. et Orth.: [supsɔ
̃]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. Ca 1145 subst. fém. sospeçon « opinion défavorable accompagnée d'inquiétude au sujet de la conduite ou des projets d'une personne » (Wace, Conception Nostre Dame, éd. W. R. Ashford, 533); 1564 soupçon (Thierry); 2. ca 1225 « le fait d'être l'objet de cette opinion défavorable » (Reclus de Molliens, Miserere, éd. A. G. Van Hamel, CLIV, 12, p. 217); 1660 tomber en soupçon (Corneille, Galerie du palais, II, 6); 3. 1558 « fait de conjecturer, de se douter de quelque chose » (Du Bellay, Les Regrets, éd. H. Chamard, II, 107); apr. 1661 entrer en soupçon que + subj. (Retz,
Œuvres, éd. Feuillet, Gourdault et Chantelauze, II, 65); 4. 1657-62 « apparence qui laisse supposer la présence ou l'existence d'une chose » (Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, section XIII, 286); 1671 aucun soupçon de ressemblance (Molière, Fourberies de Scapin, II, 4); 5. 1746 « très petite quantité d'une chose » (La Morlière, Angola, 150). Du lat. suspectionem, acc. de suspectio « soupçon », de suspicere « regarder de bas en haut », « suspecter, soupçonner ». Fréq. abs. littér.: 1 943. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 3 413, b) 2 294; xxes.: a) 2 961, b) 2 339. Bbg. Gohin 1903, p. 301. − Matharan (J.-L.). Suspects, soupçon, suspicion: la désignation des ennemis, été 1789 - été 1793. In: Dict. des us. socio-pol. (1770-1815). − Merk (G.). Les Héritiers et les substituts du suff. lat. -tione en Gallo-Romania. Thèse, Strasbourg, 1982, pp. 175-177. − Thomas (A.) Nouv. Essais 1904, p. 252. |