| PRÉCIPITER, verbe trans. A. − Empl. trans. 1. a) Jeter, faire tomber de haut. Naguère le tribun C. Atinius, récemment chassé du sénat par le censeur Métellus, avait essayé de le précipiter de la Roche Tarpéienne (Michelet,Hist. romaine, t.2, 1831, p.138).Madame, lui dis-je, si notre Dieu était celui des païens ou des philosophes (pour moi, c'est la même chose) il pourrait bien se réfugier au plus haut des cieux, notre misère l'en précipiterait. Mais vous savez que le nôtre est venu au-devant (Bernanos,Journal curé camp., 1936, p.1162): 1. Sachez, ajouta M. de Laurières, que la chûte de M. de Saint-Amand fut rompue de temps en temps par le fusil qu'il portait en bandoulière; et c'est ce qui l'a sauvé, comme Aristomène le fut par son bouclier, lorsque les Spartiates le précipitèrent dans le gouffre fatal.
Dusaulx,Voy. Barège, t.1, 1796, p.253. b) Au fig. Faire déchoir, rabaisser, ramener brutalement d'une position éminente à une position inférieure. Schumacker, né dans un rang obscur, avait été comblé des faveurs de son maître, puis précipité du fauteuil de grand-chancelier de Danemark et de Norvège sur le banc des traîtres (Hugo,Han d'Isl., 1823, p.33). Rem. Dans ce sens, empl. fréq. au passif (synon. être anéanti, ruiné; (fam.) être démoli): De tous les hommes qui ont dirigé le gouvernement ou voisiné l'opinion depuis soixante ans, il n'en est pas un (...) qui n'ait été précipité, soit avant, soit après (Id., Actes et par., t.1, 1875, p.353). c) CHIM. Faire déposer un corps en solution dans un liquide. Les véritables laques de garance (...) sont obtenues (...) en précipitant la matière colorante sur alumine (Coffignier,Coul. et peint., 1924, p.117).La solubilité [du gypse] serait plus grande dans HCl étendu [que dans l'eau]; le chlorure de baryum précipite alors du sulfate de baryum blanc (J. Cahen, Bruet,Carrières, 1926, p.184). 2. Pousser, entraîner avec violence, avec impétuosité (dans, vers, hors de, etc.). La ville se trouve au bas, de l'autre côté du large Min jaune qui, entre les piles du pont des Dix-Mille-Âges, précipite ses eaux violentes et profondes (Claudel,Connaiss. Est, 1907, p.43).J'imaginais les propos que nous eussions échangés si je t'avais secouée brutalement, si je t'avais précipitée hors du lit (Mauriac,Noeud vip., 1932, p.76): 2. Saint Guénolé, premier abbé du monastère, mort en 448, le même (...) qui, lorsque sur la grève le roi fuyait au galop avec la belle Dragut, sa fille, lui cria dans un nuage, comme les flots déjà battaient les jarrets de son cheval, de se débarrasser du démon qu'il emportait en croupe? Gradlon la précipita dans les flots, les flots l'engloutirent, s'arrêtèrent, et Gradlon continua sa course.
Flaub.,Champs et grèves, 1848, p.324. − [Dans un cont. métaph.] Ils seront obligés de combattre de toutes leurs forces, non plus pour précipiter l'iniquité dans l'abyme, mais pour qu'elle ne les y précipite pas avec elle (Saint-Martin,Homme désir, 1790, p.363).Et la passion précipite l'homme à d'étranges et dangereux excès qui le laissent incapable d'un développement complet de son être (Bourget,Essais psychol., 1883, p.119): 3. On peut y observer les premières traces d'une institution qui a eu sur sa marche des influences opposées, accélérant le progrès des lumières, en même temps qu'elle répandait l'erreur; enrichissant les sciences de vérités nouvelles, mais précipitant le peuple dans l'ignorance et dans la servitude religieuse...
Condorcet,Esq. tabl. hist., 1794, p.18. 3. Accélérer, hâter, presser (un mouvement, un événement); prendre une décision dans la hâte. Précipiter ses actions, son allure, une catastrophe, les choses, sa chute, le cours, la course, la décadence, le départ, sa fuite, ses paroles, sa ruine, sa vie. La maladresse de son gouvernement a précipité cette révolution; la philosophie en a dirigé les principes, la force populaire a détruit les obstacles qui pouvaient arrêter les mouvements (Condorcet,Esq. tabl. hist., 1794, p.171).Tu as peut-être raison. Écoute. Ne précipitons rien. Si je vois à un moment que les choses tournent mal et que mes relations ne suffisent pas, nous essayerons alors d'utiliser les tiennes (Becque,Parisienne, 1885, i, 2, p.271): 4. J'ai dîné seul chez Graff, en face d'un gros homme accompagné de deux jeunes femmes fort élégantes dont l'une, presque parfaitement belle, a croisé ses yeux avec les miens à plusieurs reprises; l'homme a précipité la fin du repas; au moment de partir la belle m'a souri.
Vailland,Drôle de jeu, 1945, p.114. B. − Empl. pronom. 1. a) Se jeter d'un lieu élevé. Dans ce bassin, le ruisseau de Fataoua se précipitait en cascade, et versait une eau courante, d'une exquise fraîcheur (Loti,Mariage, 1882, p.15).Si Dieu avait voulu qu'elle se trouvât au premier étage, elle se serait précipitée par la fenêtre (Jouve,Paulina, 1925, p.225): 5. La duchesse lui avait écrit qu'il serait surpris par le grand air, et qu'à peine hors de sa prison il se trouverait dans l'impossibilité de marcher; dans ce cas il valait mieux pourtant s'exposer à être repris que se précipiter du haut d'un mur de cent quatre-vingts pieds.
Stendhal,Chartreuse, 1839, p.364. − [Dans un cont. métaph.; sans constr. prép.] Le vertige cherche un point plus élevé pour mieux se précipiter (Sand,Impress. et souv., 1873, p.34). b) Au fig. [Sans constr. prép.] Provoquer sa propre déchéance, courir à sa fin. C'est Charles X qui a renversé Charles X. −Oui, a répondu M. Royer-Collard (...) il s'est précipité (Hugo,Choses vues, 1885, p.57). c) Spécialement − CHIM. [En parlant d'une matière en dissolution] Former un dépôt dans un liquide à la suite d'une réaction chimique. On voit apparaître et se précipiter des flocons de cellulose (Plantefol,Bot. et biol. végét., t.1, 1931, p.65). − MÉTÉOR. Se transformer en chute d'eau provenant de l'atmosphère. Tout ce qui, à un moment donné, dépasse le maximum admissible, doit se précipiter, sous la forme de pluie (Lapparent,Abr. géol., 1886, p.21). 2. S'élancer brusquement, avec impétuosité (dans, hors de, vers, pour, etc.). Synon. foncer, fondre, se jeter, se ruer.Se précipiter la tête la première. Craignant, s'il s'approchait, que Dargelos et son groupe l'empêchassent de prévenir, il s'était précipité pour chercher du secours (Cocteau,Enfants, 1929, p.23).Il se trouva ainsi des forcenés pour se précipiter dans une maison encore en flammes, en présence du propriétaire lui-même, hébété par la douleur (Camus,Peste, 1947, p.1356): 6. En arrivant à la rivière d'Érégli, comme les malheureux, torturés par la soif, se précipitaient en désordre vers les berges, les archers turcs, surgissant sur l'autre rive, puis sur toutes les collines, entourèrent ce troupeau lamentable où chaque flèche portait.
Grousset,Croisades, 1939, p.72. − P. métaph. Combien de fois (...) n'ai-je pas senti mon coeur se précipiter vers un but inconnu (Sand,Lélia, 1833, p.54). 3. S'accélérer, se hâter, se presser; se faire dans la hâte. Cependant les événements de l'intérieur se précipitent, et le 10 août éclata (Sainte-Beuve,Nouv. lundis, t.11, 1868, p.337).Alors se précipitent les coups de béliers rageurs du vent qui s'excite à battre son propre record (Psichari,Voy. centur., 1914, p.71).L'oncle se sentant fort malade, les fiançailles et le mariage se précipitèrent dans une bonne humeur factice, chacun jouant un rôle et rivalisant de générosité (Cocteau,Enfants, 1929, p.161): 7. Pendant plus de deux mille ans, le monde se transforme, les civilisations s'élèvent et s'écroulent, les sociétés se précipitent ou languissent, au milieu de moeurs toujours changeantes.
Zola,Mes haines, 1866, p.255. REM. Précipitement, subst. masc.,vieilli, rare. Action de précipiter (supra A 1); résultat de cette action. Synon. précipitation (v. ce mot A 1).Un mur de colère, gâché de couleurs redoutables, plaquait au fond l'avalanche et le précipitement des damnés qui roulaient à l'enfer, suppliciés par tous les raccourcis de la chute, toutes les angoisses des muscles, toutes les agonies du dessin, toutes les académies du désespoir; tableau muet de la souffrance physique, contre lequel venait frapper, battre, expirer le choeur des douleurs de l'âme (Goncourt,MmeGervaisais, 1869, p.86). Prononc. et Orth.: [pʀesipite], (il) précipite [-pit]. Ac. 1694, 1718: pre-; dep. 1740: pré-. Étymol. et Hist. I. Verbe [1386 (Bl.-W.3-5, s. réf.)] A. 1. a) av. 1442 fig. «faire tomber d'une position élevée, faire déchoir» (Pierre de Nesson, Paraphrase des IX Leçons de Job, éd. A. Piaget et E. Droz, p.81 ds IGLF: pour [...] moy tellement precipiter); b) 1661 fig. «faire passer d'un sentiment d'exaltation à un sentiment d'abattement» (Molière, Dom Garcie, III, 2, vers 894); 2. mil. xves. fig. «faire tomber dans une situation dangereuse, pénible, inférieure» (Internele consolacion, éd. A. Pereire, p.184: aucun impourveü precipiter ou laz de deception); 3. 1466 pronom. «se jeter d'un lieu élevé» (Pierre Michault, Doctrinal, LXVII, éd. Th. Walton, p.173, 54); 1495 trans. «jeter d'un lieu élevé» (Jean de Vignay, Miroir historial, XXXI, 71, éd. 1531 ds Delb. Notes mss: monta sur ung cheval [...] cheut et fut precipité en une fosse); 4. a) 1555 chim. part. passé adj. «réduire le mercure en poudre rouge en le cuisant» (B. Aneau, trad. Trésor de Evonime Philiatre, Lyon, p.261: argent vif precipité); 1636 trans. et pronom. (Monet); b) 1663 chim. trans. «faire déposer un corps en solution dans un liquide» (Chr. Glaser, Traité de la chim., Paris, l. 1, p.25: precipiter est separer le mixte dissout); 1680 pronom. (Rich., s.v. precipitation); 1690 intrans. (Fur.). B. 1. 1442 trans. «presser, hâter (quelqu'un)» (Arch. Nat. P. 13611, pièce 950 ds Gdf. Compl.); 2. 1552 trans. «accélérer, hâter» (J. Du Bellay, Énéide, 4el., 1048 ds OEuvres poét., éd. H. Chamard, t.6, p.298: chacun [...] la fuyte precipite); 1557 pronom. «devenir plus rapide, s'accélérer» (R. Belleau, Reconnue, III, 5 ds OEuvres poét., éd. Ch. Marty-Laveaux, t.2, p.410); 3. 1556 trans. «faire, décider avec hâte» (P. Saliat, trad. des Neuf Livres des Histoires de Hérodote, III, 71, ds Hug.: vous ne precepiterez telle entreprise); 4. 1559 trans. «rendre plus prochain (un événement)» (O. de Magny, Odes, éd. E. Courbet, t.1, p.140: precipitant sa mort); 5. 1559 pronom. «se hâter (de)» (Amyot, Vies, Fabius, éd. L. Clément, p.82: se precipitast et hastast de faire quelque grand mal); 1559 absol. «agir avec hâte» (Id., ibid., p.84, 28: en se precipitant par trop); 6. 1559 pronom. fig. «se livrer impétueusement à» (Id, ibid., p.84, 22: Minutius s'est allé precipiter luy mesme en sa ruine); 7. a) 1665 pronom. «s'élancer vers une personne, un lieu» (Racine, Alexandre, 746); 1671 absol. «accourir en hâte» (Molière, Psyché, 187); b) 1677 trans. «jeter, pousser vivement» (Racine, Phèdre, V, 6, vers 1541). II. Part. passé adj. 1. 1534 «hâtif, brusque, accompli ou décidé dans la précipitation» (Rabelais, Gargantua, chap. XXIX, éd. R. Calder, p.185: par conseil precipité); 2. 1579 «(d'une personne) qui agit avec précipitation» (E. Charrière, Négociations de la France ds le Levant, t.3, p.833: ledit bassa [...] précipité, et non doué des vertus de la prudence politique); 3. 1580 «d'allure ou de rythme rapide» (Montaigne, Essais, II, 6, éd. Villey-Saulnier, p.372); 4. 1594 «escarpé, à pic» (J. B. Chassignet, Mespris de la vie, sonn. 380 ds Hug.: un roc precipité). Empr. au lat. praecipitare trans. «jeter d'un lieu élevé; fig. abaisser, faire déchoir, ruiner; hâter, accomplir dans la hâte; presser, pousser vivement à», intrans. «tomber, se précipiter; tirer à sa fin; déchoir, aller à sa ruine», dér. de praeceps, praecipitis adj. «la tête en avant, la tête la première; rapide, impétueux; escarpé; qui agit avec précipitation, inconsidérément», subst. «précipice, abîme», mot formé de prae «en avant» et -ceps, de caput «tête». Au sens I A 4 b, cf. l'angl. to precipitate (1644 ds NED). Fréq. abs. littér.: 3432. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 5730, b) 5025; xxes.: a) 5046, b) 3977. DÉR. Précipitable, adj.Susceptible de subir une précipitation (v. ce mot A 2). Il existerait (...) des colloïdes minéraux non précipitables par les électrolytes (Gasnier,Dépôts métall., 1927, p.186).Les albumoses du malt sont précipitables par le sulfate d'ammoniaque (Boullanger,Malt., brass., 1934, p.193).− [pʀesipitabl̥]. − 1reattest. 1847 (Ann. de Chim. et de Phys., 3esérie, t.XIX, p.231 ds Fonds Barbier: matières précipitables par l'alcool); de précipiter, suff. -able*. Le corresp. angl. precipitable est att. dès 1670 (NED). |