| LIVRER, verbe trans. et pronom. A. − Emploi trans. Qqn/qqc. livre qqn/qqc. (à qqn/qqc.) 1. Mettre à la discrétion de, remettre au pouvoir de. Livrer à la justice, au bras séculier; livrer pieds et poings liés. Dès ce soir je vous livre les ministres morts ou vifs (Scribe, Bertrand,1833, I, 5, p. 129).Cannibale qui engraisse ses captifs avant de les livrer au bourreau des cuisines (Milosz, Amour. initiation,1910, p. 79). − Emploi pronom. réfl. Se livrer à la police. Malades condamnés qui se livrent aux charlatans (Balzac, Cous. Bette,1846, p. 339).Au lieu de payer l'amende ou encore de te livrer pour faire la peine que tu avais méritée, monsieur fait l'orgueilleux et refuse de se livrer (Genevoix, Raboliot,1925, p. 333). − [P. anal. de l'obj.] VÉN. Livrer (un animal) aux chiens. Lancer les chiens sur lui. Livrer le cerf aux chiens (Ac.). − En partic. ♦ Remettre, par trahison, au pouvoir de. Livrer un complice; livrer sa patrie, son pays. Déjà le duc de Bourgogne avait livré aux Anglais la Bastille, le Louvre, l'Hôtel de Nesle, Vincennes (Barante, Hist. ducs de Bourg., t. 4, 1821-24, p. 321).Tous ceux qui tantôt voulaient leur livrer la ville les outrageaient, de peur d'être dénoncés comme traîtres à la République (France, Pt Pierre,1918, p. 149).V. comploter ex. 1 : 1. Chauvel était venu quelque temps avant au pays, avec Saint-Just et Lebas, pour faire empoigner les autorités civiles et militaires de Strasbourg, en train de livrer la place aux Allemands.
Erckm.-Chatr., Hist. paysan, t. 2, 1870, p. 246. ♦ Au fig., littér. ,,Je vous livre cet homme. Je vous réponds qu'il fera ce que vous voudrez, que vous en disposerez comme il vous plaira`` (Ac. 1935). 2. Abandonner à l'action de quelque chose. a) [Le suj. désigne une pers.] − [L'obj. désigne une pers.] Livrer au bûcher, à la mort, à la torture. Sauts en parachute transformés en rites d'initiation (celui qui ne peut sauter est livré aux moqueries et aux brimades de ses camarades) (Serv. milit. et réf. armée,1963, p. 47). − [L'obj. désigne un inanimé] Les brûlements d'archives sous la Révolution, où la plupart des titres féodaux furent livrés aux flammes (L'Hist. et ses méth.,1961, p. 736).Leur ville (...) bombardée de Montmartre et de la Bastille, puis livrée au pillage (Lefebvre, Révol. fr.,1963, p. 141). ♦ Littér. Livrer au vent. Exposer au vent. Elle livre aux vents des cheveux qui s'échappent d'une mitre orientale (Maistre, Soirées St-Pétersb., t. 1, 1821, p. 104).Molo observe l'ennemi, afin qu'il ne puisse livrer sa voile au vent sans combattre (Chateaubr., Mél. et poés., Duthona, 1828, p. 43). b) [Le suj. désigne un inanimé] Votre précepte si vanté de tendre une joue après l'autre, n'est pas seulement contraire à tous les sentimens de l'homme (...) il livre le monde au désordre, à la tyrannie (Volney, Ruines,1791, p. 323). 3. Abandonner, confier (à quelqu'un). a) [L'obj. désigne une pers.] Abandonner. Pour moi, livré de bonne heure à des mains étrangères, je fus élevé loin du toit paternel (Chateaubr., René,1802, p. 16). ♦ Au passif. Être livré à soi-même. Ne dépendre que de soi, n'avoir de secours à attendre de personne. Quel changement dans la civilisation humaine (...) si les restaurateurs de l'ancienne beauté (...) avaient été livrés à eux-mêmes comme les anciens Grecs (Taine, Voy. Ital., t. 2, 1866, p. 71).Il passa deux années de son adolescence dans une université d'Allemagne, livré à lui-même (France, Vie littér.,1888, p. 60). b) [L'obj. désigne un inanimé concr.] Abandonner, confier. Je lui avais donné tout mon cœur, je lui avais livré toute ma vie; mais de sa vie à elle, jamais elle n'avait voulu rien me livrer (A. Daudet, Pt Chose,1868, p. 272): 2. De la même manière je prête l'oreille ou je regarde dans l'attente d'une sensation, je livre une partie de mon corps, ou même mon corps tout entier à cette manière de vibrer et de remplir l'espace qu'est le bleu ou le rouge.
Merleau-Ponty, Phénoménol. perception,1945, p. 245. c) [L'obj. désigne un inanimé abstr.] Confier. Livrer ses impressions, un secret. Certains (...) rougissaient de livrer leur préférence (Lacretelle, Silbermann,1922, p. 89).Marthe (...) ne livre qu'une faible part de ce qu'elle pense (Bosco, Mas Théot.,1945, p. 343). 4. Mettre en la possession de, à la disposition de. a) [Le suj. désigne une pers.] − COMM. Remettre ce qui a été commandé. Livrer à domicile, en gare, en mains propres. Les orfèvres s'engageaient à livrer le lit dans deux mois (Zola, Nana,1880, p. 1440): 3. ... les principaux détaillants (...) ont pris l'habitude d'affiner eux-mêmes les fromages, de façon à ne livrer aux consommateurs que des produits faits à point.
Pouriau, Laiterie,1895, p. 549. ♦ Proverbe, vx. ,,Tel qui vend ne livre pas. On s'engage quelquefois à faire plus qu'on ne veut ou qu'on ne peut`` (Ac. 1835-78). − En partic. Remettre un manuscrit à un éditeur, un imprimeur. Il y a bien six mois que j'ai livré le manuscrit (Bloy, Journal,1894, p. 159).Comme Wagner, il exprimait le regret que l'artiste ne pût livrer ses œuvres à un magasin, qui, en échange, fournirait l'artiste de tout ce dont il aurait besoin (Rolland, Beethoven, t. 1, 1937, p. 45). Rem. Dans la lang. usuelle on emploie souvent livrer qqn : remettre à quelqu'un ce qu'il a commandé et, au passif, être livré : recevoir ce que l'on a commandé. b) JEUX, emploi abs. [Au billard] Laisser à l'adversaire un coup facile, la possibilité d'une série. Jouer de façon à ne pas trop livrer. c) Littér. [le suj. désigne un inanimé] − [concr.] En vérité cette nuit était belle, et cette lumière clémente qui lui livrait ainsi toutes les parcelles de son domaine (Genevoix, Raboliot,1925, p. 70).Le phosphore et le soufre sont livrés à la plante par le sol (Plantefol, Bot. et biol. végét., t. 1, 1931, p. 336). − [abstr.] L'observation de la vie ne nous livre pas plus un milieu vide qu'elle ne nous présente des individus isolés (Mounier, Traité caract.,1946, p. 74). d) Livrer (le) passage (à qqn/qqc.). Laisser la place pour passer (à). Synon. céder, laisser le passage. − [Le suj. désigne une pers.] Ordres donnés aux commandants des places de livrer le passage aux troupes étrangères sur les frontières de France (Marat, Pamphlets, C'en est fait de nous, 1790, p. 206). ♦ Emploi pronom. réciproque. Mouvement de droite et de gauche des deux personnages pour se livrer passage (Feydeau, Dame Maxim's,1914, II, 8, p. 46). − [Le suj. désigne un inanimé concr.] C'était comme une bouche d'égout à la bordure d'un trottoir. Cet orifice n'aurait donc pu livrer un passage facile (Verne, Île myst.,1874, p. 163). 5. Engager et poursuivre (une lutte). Livrer un assaut, une bataille, un combat, une guerre. − Emploi pronom. ♦ à sens passif. Des points qui méritent de passer dans l'histoire pour l'honneur des combats qui s'y sont livrés (Barrès, Cahiers, t. 11, 1918, p. 323). ♦ réciproque. Nos dragons ont été à leur rencontre, et c'est là, dans un fond, qu'ils se sont livré bataille entre eux (Erckm.-Chatr., Hist. paysan, t. 2, 1870, p. 93). − Loc. verb. vieillie. Livrer la guerre. Ceux que vous combattez, qui vous livrent la guerre (Delille, Homme des champs,1800, p. 116). − [P. anal. de l'obj.] C'est (...) une fort mauvaise partie qu'il [le Club de basket-ball Paris-bas] a livrée à la puissante formation des P.T.T. (L'Œuvre,28 janv. 1941). ♦ Emploi pronom. à sens passif. Le lit où se livrait une bataille à la rigolade qui se terminait par des claques et des taloches (Cendrars, Bourlinguer,1948, p. 86). − Au fig. Oseront-ils cependant affirmer qu'une génération consent à livrer une bataille de plusieurs années pour un drapeau qui n'est pas un symbole? (Baudel., Salon,1846, p. 102). B. − Emplois pronom. spécifiques. Qqn se livre (à qqn/qqc.) 1. Se remettre, se confier a) à quelqu'un. Si vous daignez en croire les conseils de ma vieille expérience, le grand art est de ne se livrer à personne, de n'avoir que soi pour complice (Scribe, Bertrand,1833, I, 6, p. 134). − Absol. Je crois que j'en aurai tout ce que je voudrai de ce type-là... Il n'est pas malin, il se livre du premier coup (Mirbeau, Journal femme ch.,1900, p. 32). b) à quelque chose. Le sérieux ému d'un homme qui se livre à un destin nouveau (Benjamin, Gaspard,1915, p. 56). 2. Faire don de soi-même. Se livrer sans réserve, tout entier. J'avais deviné, derrière la froideur voulue de la jeune fille, la palpitation d'un cœur qui ne veut pas se livrer (Bourget, Disciple,1889, p. 164).Comment pouvez-vous comparer notre aventure construite sur du faux (...) et celle d'un être jeune qui se livre corps et âme? (Cocteau, Par. terr.,1938, II, 9, p. 255). − En partic. [Le suj. désigne une femme] Accorder ses faveurs à quelqu'un. Synon. se donner.La dernière transaction que puisse faire une femme (...) cette vente inouïe dans laquelle elle se livre au premier venu, pour une robe et pour un morceau de pain (Janin, Âne mort,1829, p. 143). ♦ Absol. Albine se livra. Serge la posséda (Zola, Faute Abbé Mouret,1875, p. 1409). 3. S'abandonner à (un sentiment, une idée); s'adonner à (une activité). Se livrer au désespoir, à la joie, à la rêverie; se livrer à un jeu dangereux; se livrer à ses instincts, aux pires excès. Ces deux femmes (...) viennent de divorcer pour se livrer entièrement au plaisir (Fiévée, Dot Suzette,1798, p. 138).La danse de l'amour, celle que l'on ne danse guère que ce soir-là, où il est toléré de se livrer à la débauche et au crime (Maran, Batouala,1921, p. 90): 4. Il trouvait un bonheur singulier quand, laissé absolument seul et sans crainte d'être interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées heureuses qu'il avait passées jadis à Verrières ou à Vergy.
Stendhal, Rouge et Noir,1830, p. 471. − [P. anal. du suj.] Le taureau (...) se livre à une foule de cabrioles extravagantes dont on ne croirait pas capable une si lourde bête (Gautier, Tra los montes,1843, p. 86). 4. Effectuer (un travail); exercer (une activité). Se livrer à une enquête, à une étude, à un examen approfondi, à ses occupations habituelles. Sous l'égide des autorités allemandes, Étienne se livrait là à tout un trafic (Van der Meersch, Invas. 14,1935, p. 170). − Emploi abs., SPORT. Déployer tous ses efforts, aller au bout de ses possibilités. Boxeur qui se livre à fond; le cheval n'a pas voulu se livrer. Prononc. et Orth. : [livʀe], (il) livre [li:vʀ]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. A. Verbe trans. 1. fin xes. « délivrer » (Passion, éd. D'Arco Silvio Avalle, 387); 2. fin xes. « mettre (quelqu'un) à la disposition de quelqu'un » (ibid., 367); 3. ca 1100 « remettre quelqu'un ou quelque chose à la discrétion de » (Roland, éd. J. Bédier, 247, 498); 4. ca 1100 livrer bataille (ibid., 592); 5. [1281 « mettre entre les mains de quelqu'un une marchandise qu'il a commandée » (d'apr. FEW t. 5, p. 301a)]; ca 1340 « id. » (Dialogues fr.-flam., éd. H. Michelant, D 1b); 6. [ca 1500 « remettre quelqu'un ou quelque chose par trahison » (Ph. de Commynes d'apr. FEW t. 5, p. 301a)]; 1534 « id. » (Rabelais, Gargantua, éd. M.A. Screech, chap. 48, 126). B. Verbe pronom. 1. a) xiiies. « accorder ses dernières faveurs (en parlant d'une femme) » (Du chevalier qui fist sa femme confesse, 129 ds Fabliaux, éd. A. de Montaiglon et G. Raynaud, t. 1, p. 182); b) 1612 « s'attacher exclusivement, s'enchaîner (en parlant d'une femme) » (Régnier, Satyres XIII ds
Œuvres, éd. G. Raibaud, p. 180, 164); 2. a) 1667 « se remettre à, se confier à » (Racine, Andromaque, I, 1); b) 1721 « montrer sa pensée » (Montesquieu, Lettres persanes, éd. P. Vernière, Introduction, p. 8); 3. 1680 « s'abandonner à un sentiment, à une émotion » (Mmede Sévigné, Lettres, éd. M. Monmerqué, t. 7, p. 101); 4. 1616 se livrer à « se consacrer à, se mettre à » (A. d'Aubigné, Tragiques, éd. E. Réaume et de Caussade, t. 4, p. 150). Du lat. liberare « rendre libre, affranchir » d'où en lat. pop. « laisser partir, remettre, fournir ». Fréq. abs. littér. : 8 544. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 15 640, b) 11 875; xxes. : a) 10 628, b) 10 244. |