| INDIVIDUALITÉ, subst. fém. A. − 1. Caractère de ce qui existe en tant qu'individu; fait d'exister en tant qu'individu. Tout corps vivant possède l'individualité dans sa masse et son volume (Lamarck, Philos. zool., t. 1, 1809, p. 378).Le progrès de l'observation révèle de plus en plus la richesse de propriétés, la variété, l'individualité, la vie, là où les apparences ne montraient que des masses uniformes et indistinctes (E. Boutroux, Contingence,1874, p. 25).L'unité relative de la forme est ce qui fait de l'univers un ensemble « d'êtres »; elle est la racine de l'individualité : électron, atome, molécule, cellule, organisme, etc. (Ruyer, Esq. philos. struct.,1930, p. 36): 1. Dans le règne minéral, la différenciation des individus n'existe pas; il n'y a pas de cristaux individuels. L'individualité qui n'est qu'un écart en degré, une fraction du type, n'existe que dans les êtres vivants et, à mesure que l'être s'élève, l'individualité se multiplie et s'accentue davantage.
C. Bernard, Princ. méd. exp.,1878, p. 144. 2. Caractère ou ensemble de caractères qui constituent la particularité de quelque chose ou de quelqu'un. Les consciences collectives locales peuvent garder leur individualité au sein de la conscience collective générale (Durkheim, Divis. trav.,1893, p. 273).Si étroitement apparentées qu'elles soient par leur origine, ces contrées [les Vosges, la Lorraine et l'Alsace], en vertu même des lois physiques de leur évolution, n'ont pas cessé d'accentuer leur individualité propre (Vidal de La Bl., Tabl. géogr. Fr.,1908, p. 187).Il est curieux que les maisons de Paris attendent de préférence la nuit pour prendre une individualité précise (Estaunié, Ascension M. Baslèvre,1919, p. 97): 2. Schmidt était un homme nul, sans caractère à lui, sans individualité, semblable à un mauvais miroir qui reproduit tout ce qui passe devant lui en l'altérant et le gâtant.
Karr, Sous tilleuls,1832, p. 274. − En partic. ♦ Ensemble des caractères qui constituent l'originalité, l'unicité de quelque chose ou de quelqu'un. Trop et trop peu d'individualité tue également le grand homme (Cousin, Hist. philos. mod., t. 1, 1847, p. 214).J'aime ce qui a un caractère, j'aime l'originalité et l'individualité dans la poésie et dans l'art (Sainte-Beuve, Nouv. lundis, t. 1, 1861, p. 266).Chaque grand artiste semble (...) si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence quotidienne! (Proust, Prisonn.,1922, p. 158): 3. Autour de ces personnifications surhumaines, il [Delacroix] a créé un monde de lumière et d'effets, que le mot couleur ne suffit peut-être pas à exprimer pour le public, mais qu'il est forcé de sentir dans l'effroi, le saisissement ou l'éblouissement qui s'emparent de lui à un tel spectacle. Là éclate l'individualité du sentiment de ce maître, enrichie du sentiment collectif des temps modernes, dont la source cachée au fond des esprits supérieurs grossit toujours à travers les âges.
Sand, Hist. vie, t. 4, 1855, p. 250. ♦ Caractère de ce qui appartient à un individu considéré isolément dans la collectivité, la communauté dont il fait partie : 4. ... lorsque peu à peu les petits propriétaires paysans, sans renoncer encore à l'individualité de leur domaine, comprendront la nécessité d'associer leurs efforts au moins partiellement et pour des objets déterminés, lorsqu'ils formeront, avec le concours de la communauté nationale, des associations de drainage, de nivellement, d'irrigation, l'association ainsi formée devra exercer sur l'ensemble des domaines partiellement solidarisés des droits précis...
Jaurès, Ét. soc.,1901, p. 171. − PHILOS., PSYCHOL. [P. oppos. à personnalité] :
5. La personnalité s'oppose à l'individualité comme l'unité intérieure de la conscience et de la réflexion à l'unité extérieure qui ne vient que de l'organisme et qui n'est que la résultante de forces naturelles, l'effet de leur concours en un certain point.
Lal. 1968, p. 503. B. − P. méton. 1. Ce qui existe en tant qu'individu. L'espèce est un type n'excluant pas les individualités distinctes. L'identité absolue exclut l'individualité; c'est pour cela qu'il n'y a pas d'espèces chimiques (C. Bernard, Notes,1860, p. 100).Ces robustes individualités, urbaines, villageoises ou régionales (Vidal de La Bl., Tabl. géogr. Fr.,1908, p. 230). 2. En partic. Chaque être humain considéré par rapport à l'espèce humaine ou à la société; chaque personne. Que vous importe, lecteur, ma chétive individualité? (Proudhon, Propriété,1840, p. 133).L'espèce humaine entre les myriades d'espèces vivantes, animales et végétales, et les millions de myriades d'individualités humaines dans le courant de l'espèce humaine (Amiel, Journal,1866, p. 475).Table rase! Plus de patrie, plus de famille, plus d'individualités (Estaunié, Empreinte,1896, p. 143): 6. Parmi tous ses habitants [d'Athènes sous Périclès], il y en avait quelques milliers qui, portant le titre de citoyens (...) constituaient l'ossature organisée qui transformait une masse amorphe d'individualités humaines en cet organisme politique bien précis qu'était la cité démocratique d'Athènes.
Marrou, Connaiss. hist.,1954, p. 170. − Individu isolé. Cette nouvelle méthode n'est encore adoptée que par quelques individualités (Davau-Cohen1972) : 7. ... dans l'état-major belge, il y avait encore des individualités qui ne se rendaient pas bien compte des responsabilités qu'il faut savoir assumer et des risques qu'il faut savoir courir à la guerre.
Joffre, Mém., t. 2, 1931, p. 351. − Personnalité envisagée du point de vue de son identité, de son unicité. Je sentais beaucoup de choses à dire, et je voulais les dire à moi et aux autres. Mon individualité était en train de se faire; je la croyais finie, bien qu'elle eût à peine commencé à se dessiner à mes propres yeux (Sand, Hist. vie, t. 4, 1855, p. 296).Les livres te dépersonnalisent et te déroutent, tandis que le contact des hommes te rend à toi-même et te révèle ton individualité (Amiel, Journal,1866, p. 300).V. femme ex. 21 : 8. Les méditations autour de l'image d'un mort très aimé, durant les journées et les semaines qui suivent son départ, oscillent entre deux sortes de souvenirs : ses menus gestes familiers et les caractéristiques de son individualité la plus profonde.
Bourget, Actes suivent,1926, p. 5. 3. Personne qui se distingue des autres par des qualités exceptionnelles, originales. Synon. usuel personnalité.Forte, profonde individualité; individualités brillantes, remarquables; grandes, importantes individualités. Ai-je été si révolutionnaire, en regrettant les quelques tempéraments qui ne figurent pas au Salon? Nous ne sommes pas si riches en individualités, pour refuser celles qui se produisent (Zola, Mes haines,1866, p. 215).Puvis de Chavannes est la plus haute individualité de notre art (Péladan, Décad. esthét., Salon de 1882, 1888, p. 48).Comme partout ailleurs, les initiatives « européennes » à grand spectacle en matière de chemin de fer sont le fait de personnalités ou d'individualités plus ou moins marquantes des réseaux (Defert, Pol. tour. Fr.,1960, p. 77): 9. Il ne s'agit pas de nier qu'il [Clemenceau] soit plein de défauts. C'est un terrible homme d'orgueil qui dans sa vie n'a rien fait à demi, ni le mal, ni le bien. Mais au soir de ses jours et à l'heure du destin, soulevé par la part divine qu'il y a dans les riches et puissantes individualités, il est apparu aux yeux de tous, soudain, comme une incarnation de l'invincible espérance.
Barrès, Cahiers, t. 14, 1922, p. 159. Prononc. et Orth. : [ε
̃dividɥalite]. Att. ds Ac. dep. 1835. Étymol. et Hist. 1. a) 1760 « ensemble des caractères propres à un individu » (Ch. Bonnet, Essai analytique sur les facultés de l'âme, p. 165 ds Fonds Barbier); b) 1779 p. ext. « originalité » (Diderot, Neveu de Rameau, p. 3); 2. a) 1761 « ce qui existe à l'état d'individu » (J.B.R. Robinet, De la nature, p. 218); b) 1830 « individu, être humain » (Balzac,
Œuvres div., t. 1, p. 410); c) 1830 « personne douée d'une forte personnalité » (A.A. Cuvillier-Fleury, J. intime, p. 179 ds R. Philol. fr. t. 17, p. 295) Dér. de individuel*; suff. -(i)té*. Cf. lat. scolast. individualitas « individualité, caractère particulier » (Blaise Latin. Med. Aev.). Fréq. abs. littér. : 813. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 702, b) 1 397; xxes. : a) 1 166, b) 1 408. Bbg. Sumi (Y.). Le Neveu de Rameau. Tokyo, 1975, pp. 167-214. |