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ENCHAÎNER, verbe trans.
I.− Emploi trans.
A.− Lier par des liens physiques ou moraux.
1. Attacher au moyen d'une ou de plusieurs chaîne(s). Enchaîner un chien, un forçat, un esclave. Allumant son feu, enchaînant le chien et parlant à ses bêtes (Balzac, E. Grandet,1834, p. 84):
1. Atar-Gull fut séparément mis aux fers. Il est inutile de dire que, pendant toutes ces manœuvres, les noirs s'étaient laissé prendre, mener, hisser et enchaîner à bord avec une insensibilité stupide : ... Sue, Atar Gull,1831, p. 7.
2. P. métaph. ou au fig.
a) [L'idée de lien ou de contrainte domine]
− [Le lien ou la contrainte est imposée par l'homme]
♦ [Avec ou sans nuance péj.] Domaine des sentiments, de l'affectivité.Lier, unir par des liens d'affection ou d'amour, ou par un engagement contraignant. Tout semblait nous unir, nous enchaîner l'un à l'autre par les nœuds d'une éternelle amitié (La Martelière, Robert,1793, I, 1, p. 4):
2. Je me persuadais par moments que je pourrais vivre auprès de Jacques sans me mutiler; et puis la terreur me reprenait : « M'enfermer dans les limites d'un autre! Horreur de cet amour qui m'enchaîne, qui ne me laisse pas libre. » « Désir de briser ce lien, d'oublier, de commencer une autre vie... » Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée,1958, p. 231.
♦ Péj. Asservir moralement, assujettir, exercer une domination sur. Dans la révolution française, le peuple a constamment été enchaîné, outragé, ruiné, mutilé (J. de Maistre, Consid. sur Fr.,1796, p. 117).Il ne faut pas enchaîner la jeunesse (Arnoux, Chiffre,1926, p. 145).
Enchaîner qqn à son char. [P. allus. aux vainqueurs de l'Antiquité qui attachaient l'ennemi vaincu à leur char] Asservir totalement, mettre à sa merci. Vous cherchez à me ramener à vous, à m'enchaîner de nouveau à votre char (Montherl., Lépreuses,1939, p. 1522).
− [Le lien ou la contrainte est due à une instance extérieure à l'homme : obligations sociales, attaches familiales, p. ex.] Retenir en un lieu. Ses fonctions de pontife l'enchaînoient au sol de la Grèce (Chateaubr., Martyrs,t. 2, 1810, p. 212).La propriété foncière enchaîne l'homme au pays qu'il habite (Constant, Princ. pol.,1815, p. 58).
b) [L'idée d'immobilisation domine] Figer, réduire à l'impuissance, empêcher une action, un processus de s'accomplir. Assis sur la terre gluante, les pieds enchaînés par la douleur (About, Roi mont.,1857, p. 233).Un ravissement inexprimable, un respect craintif, ont enchaîné ma langue (Sand, M. Sylvestre,1866, p. 307):
3. Le spectacle de ces plaines herbées ou couvertes de roseaux, étoit encore plus intéressant pour un homme comme moi, né au milieu des montagnes et des glaciers de la Suisse, et arrivant des climats septentrionaux, où les rigueurs et les frimats enchaînent, pendant quatre mois, le mouvement de la végétation. Crèvecœur, Voyage dans la Haute Pensylvanie,t. 3, 1801, p. 67.
B.− Unir par des rapports de continuité ou de logique.
1. [L'idée de continuité domine]
a) Enchaîner les phrases, les mots, les sons. Les écrire, les prononcer de manière continue. Il continue d'enchaîner des accords (Rolland, J. Chr.,Révolte, 1907, p. 567).Vaincu par l'émotion, incapable d'enchaîner ses mots (Roy, Bonheur occas.,1945, p. 416).
b) Absol. Poursuivre une conversation après un temps d'interruption généralement court. Cependant Fischer, d'un ton persuasif, reprenait : − Enchaînons (Arland, Ordre,1929, p. 162):
4. − Vous faites visiter souvent? demandai-je tout soufflant et gaffeux. Mais j'enchaînai aussitôt : « C'est bien votre mère n'est-ce pas qui vend les cierges à l'église d'à côté? ... L'abbé Protiste m'a aussi parlé d'elle ». Céline, Voyage au bout de la nuit,1932, p. 475.
− Spéc., THÉÂTRE. Reprendre le mouvement d'une scène ou la suite d'un acte après une courte interruption. Allons! Allons! Pas d'entracte! Éteignez la salle. Frappez les trois coups. On enchaîne (Claudel, Soulier,1944, 1repart., 2ejournée, 1, p. 994).
♦ Enchaîner sur.Les premières répliques du huitième tableau enchaînent immédiatement sur la dernière réplique de Hilda (Sartre, Diable et Bon Dieu,1951, III, 7, 6, p. 222).
2. [L'idée de lien logique domine]
a) [Le lien est un rapport logique de temps] Les heures enchaînaient leurs maillons monotones (Pergaud, De Goupil,1910, p. 22).
b) [Le lien est un rapport logique entre des concepts, des notions identiques ou interdépendantes] Enchaîner des idées, des propositions, des raisonnements. Les ordonner de telle manière que les un(e)s découlent logiquement des autres. Je ne savais ni classer mes idées, ni les enchaîner de façon satisfaisante (Martin du G., Souv. autobiogr.,1955, p. XLVI):
5. Tout homme qui a des idées et ne les enchaîne pas dans un système entier est un homme incomplet; il ne produira rien que de vague; s'il fait quelque chose de passable, ce sera au hasard, et comme par bouffées; il marchera toujours à tâtons dans le brouillard. Voyez, au contraire, une pensée neuve germer dans une tête fortement organisée, elle s'y multiplie et se coordonne d'une manière admirable... Vigny, Lettre à Lord ...,1829, p. 267.
− Absol. On ordonnera, on combinera, on appréciera, on enchaînera (Barrès, Cahiers,t. 5, 1906-07, p. 134).
II.− Emplois passif et pronom.
A.− Être enchaîné
1. [Le suj. désigne une pers. ou une chose] Être attaché au moyen d'une chaîne. Les livres des bibliothèques [de monastères] étaient généralement enchaînés, afin qu'ils ne puissent être emportés (Lenoir, Archit. monast.,1856, p. 373).
− P. métaph. ou au fig.
a) [L'idée de lien ou de contrainte domine]
♦ Être mis dans un état de dépendance ou de servitude morale. La situation était telle que j'étais enchaîné à lui (Bosco, Mas Théot.,1945, p. 217).
♦ Être retenu en un lieu comme avec une chaîne. Nulle attache à la terre. Il a beau y être enchaîné, il n'y tient nullement de cœur (Michelet, Journal,1845, p. 623).
b) [L'idée d'immobilisation domine] Être réduit à l'impuissance. Ne plus pouvoir s'exprimer librement. Les pensées de l'amour me paraissent un délit, ici où tous les sens sont enchaînés (Krüdener, Valérie,1803, p. 197).
2. Être uni, lié par des rapports de continuité ou de logique :
6. Rappelons-nous que les écrivains des beaux siècles littéraires ont ignoré cette concision affectée d'idées et de langage. Les pensées des Tite-Live et des Bossuet sont abondantes et enchaînées les unes aux autres; chaque mot chez eux naît du mot qui l'a précédé, et devient le germe du mot qui va le suivre. Ce n'est pas par bonds, par intervalles, et en ligne droite, que coulent les grands fleuves (...), ils amènent longuement de leur source des eaux qui grossissent sans cesse. Chateaubriand, Génie du christianisme,t. 2, 1803, p. 85.
B.− Emploi pronom. à valeur réfl. ou passive
1. [Le suj. désigne une pers.; souvent construit avec la prép. à] S'attacher avec une chaîne; au fig. se lier moralement à quelqu'un ou à quelque chose. Le prince de Conti, s'enchaîne de plus en plus à elle (Sainte-Beuve, Portr. femmes,1844, p. 300).
− P. anal. Les montagnes s'enchaînaient aux montagnes, comme les anneaux d'une chaîne pressée (Lamart., Voy. Orient,t. 1, 1835, p. 221).
− En partic. S'attacher à un endroit. Qu'est-ce que vous voulez que je foute d'une maison? (...) Et m'enchaîner à un pays alors que précisément je suis comme du vent (Giono, Batailles ds mont.,1937, p. 353).
2. [Le suj. désigne un inanimé (concr. ou abstr.)]
a) [L'idée de continuité domine] Tous les accords d'une gamme peuvent s'enchaîner par quinte ou par quarte (Savard, Harm.,t. 1, 1853, p. 48).Les répliques s'enchaînent avec une facilité qui m'a paru suspecte (Green, Journal,1950-54, p. 99).
b) [L'idée de lien logique domine]
− [De lien logique entre des unités de temps] À présent, les instants vont s'enchaîner comme les rouages d'une mécanique (Sartre, Mouches,1943, II, 1ertabl., 4, p. 66).
− [De lien logique entre des idées, des notions identiques ou interdépendantes] :
7. ... tout s'enchaîne dans le monde réel. Tout mouvement y correspond à une cause, toute cause se rattache à l'ensemble; et, conséquemment, l'ensemble se représente dans le moindre mouvement. Balzac, Le Cousin Pons,1847, p. 122.
Prononc. et Orth. : [ɑ ̃ ʃ εne] ou, p. harmonis. vocalique, [ɑ ̃ ʃene]; (j')enchaîne [ɑ ̃ ʃ εn]. Enq. : /ã ʃen/ (il) enchaîne. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. Ca 1100 encaeiner « attacher avec une chaîne » (Roland, éd. J. Bédier, 1827); ca 1223 fig. « attacher, lier (comme avec une chaîne) » (G. de Coincy, éd. V. F. Kœnig, 1 Mir 11, 2135); spéc. 1585 « unir par effet de succession naturelle ou rapport de liens logiques » (Noël du Fail, Contes d'Eutrapel, éd. J. Assézat, II, p. 210). Dér. de chaîne; préf. en-*; dés. -er. Fréq. abs. littér. : 910. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 2 002, b) 1 071; xxes. : a) 614, b) 1 216.