| CRÉATURE, subst. fém. I.− [La relation avec le créateur est nettement impliquée] A.− [Le créateur est Dieu ou une puissance immanente] 1. Produit quel qu'en soit la nature spécifique. Les créatures de Dieu; la faiblesse de la créature; séparer le Créateur de la créature; le cantique de la créature au Créateur. Ô mon Dieu, n'abandonnez pas votre créature (Zola, Nana,1880, p. 1283).Chaque créature indique Dieu, aucune ne le revèle, ai-je lu quelque part. Dès que notre regard s'arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu (Lorrain, Phocas,1901, p. 317).La relation de dépendance qui unit la créature à Dieu (Gilson, Esprit philos. médiév.,1931, p. 122): 1. l'abbé. − La souffrance de toute créature est voulue par Dieu, mon enfant, comme une condition, comme la condition même de la vie : et cela doit suffire pour courber votre orgueil qui se révolte.
Martin du Gard, Jean Barois,1913, p. 223. 2. Élément de la création non doté du statut de « personne ». [Les] créatures innocentes des bois et des prairies (Mille, Barnavaux,1908, p. 275).Tu avais béni ce soleil qui se levait sur les côtes lorraines, sur les côtes de la Meuse (...). La créature soleil sur la créature Meuse (Péguy, Myst. charité,1910, p. 63).Pour comprendre la vie, il ne faut pas l'étudier dans l'homme et dans les animaux complexes, mais dans les créatures élémentaires (J. Rostand, La Vie et ses probl.,1939, p. 139). 2. Le bétail enfin délivré de l'étable entrait en courant dans les clos et se gorgeait d'herbe neuve. Toutes les créatures de l'année : les veaux, les jeunes volailles, les agnelets batifolaient au soleil et croissaient de jour en jour tout comme le foin et l'orge.
Hémon, Maria Chapdelaine,1916, p. 246. 3. Élément de la création doté du statut de « personne ». a) Attribut de Dieu, personnifié. Car mes trois vertus, dit Dieu. Les trois vertus mes créatures. Mes filles mes enfants. Sont elles-mêmes comme mes autres créatures (Péguy, Porche Myst.,1911, p. 173). b) Être intermédiaire entre Dieu et l'homme. Créatures à deux dimensions. Créature descendue de quelque région séraphique (Balzac, E. Grandet,1834, p. 56): 3. Qui prétend que les anges ne peuvent pas pleurer?
Est-ce que je ne suis pas une créature comme elle?
Est-ce que les créatures de Dieu ne sont rattachées par aucun lien?
Claudel, Le Soulier de satin,1944, 1repart., 1rejournée, 12, p. 982. − En partic. Être démoniaque émané de la Puissance du Mal. Créature du démon, créature infernale. Satan est la créature de Dieu (Barrès, Cahiers,t. 12, 1919-20, p. 79). Rem. Créature désigne aussi, parfois, un être de raison personnifiant ce qui est inspiration, enthousiasme, et qui coopère avec l'artiste, à l'insu de celui-ci. C'est une image insupportable aux poètes, ou qui leur devrait être insupportable, que celle qui les représente recevant de créatures imaginaires le meilleur de leurs ouvrages (Valéry, Tel quel II, 1943, p. 163). c) Être humain. Mais l'Amour tout-puissant donne à la créature Le sens de son malheur qui mène au repentir Par une route lente et haute, mais très sûre (Verlaine,
Œuvres compl.,t. 1, Sagesse, 1881, p. 210).Je vais jusqu'à me demander si je n'ai pas affaire à une idole, à un automate, à une poupée magique, à quelque machine enfin (...) plutôt qu'à une créature du bon Dieu (A. France, Com. femme muette,1912, I, 1, p. 438).Le premier et le seul office digne de toute créature humaine consiste dans sa propre recréation (Jouhandeau, M. Godeau,1926, p. 307): 4. Le despotisme est le seul gouvernement fait pour des créatures qui n'ont pas reçu la liberté en partage.
Cousin, Cours d'hist. de la philos. mod.,t. 3, 1847, p. 197. B.− [Le créateur est l'homme] 1. Être engendré par l'homme : 5. Paulina comprenait qu'elle était un membre détaché de son père, une créature de lui, une Pandolfini...
Jouve, Paulina 1880,1925, p. 52. 2. Produit de l'intelligence, de la sensibilité, de l'esprit inventif humain. a) En gén. − [Dans l'ordre intellectuel] Toute conception de l'esprit humain. Créatures de la pensée, créature exceptionnelle d'un moment exceptionnel, créatures de poète. Toutes ces créatures supérieures de la parole abstraite et de la pensée la plus détachée (Valéry, Variété IV,1938, p. 167): 6. ... il [Locke] en vint à convenir que les idées générales (...) ne venaient ni des gens, ni de la réflexion, mais qu'elles étoient des inventions et des créatures de l'esprit humain.
J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg,t. 1, 1821, p. 487. − [Dans l'ordre artistique] Production issue de l'art, de l'imagination d'un artiste. Les créatures informes qu'enfante une imagination délibérément laissée à elle-même (Béguin, Âme romant.,1939, p. 269): 7. L'art, comme la nature, coule ses créatures dans tous les moules; seulement, pour que la créature soit viable, il faut, dans l'art comme dans la nature, que les morceaux fassent un ensemble...
Taine, Philos. de l'art,t. 2, 1865, p. 330. Rem. En ce sens, créature admet d'être déterminé par un adj. épithète qui spécifie le domaine de la production artistique. Cf. la créature architecturale (Taine, Dern. Essais crit. et hist., 1893, p. 71). b) En partic. − Être figuré par la sculpture ou la peinture. Créatures de Murillo. Les murs couverts de créatures en marbre, anges et taureaux (Valéry, Corresp.[avec Gide], 1892, p. 174): 8. Ces créatures [de la Visitation de la cathédrale de Reims] ne sont pas de race gothique; on les devine apparentées à ces idoles que l'art antique avait taillées dans le marbre...
L. Hourticq, Hist. gén. de l'Art,La France, 1914, p. 82. − Personnage issu de l'imagination d'un romancier, d'un conteur, d'un poète. Créature de Jules Romains, créature kleistienne. Il rêvassait, évoquant devant la pourpre des porto remplissant les verres, les créatures de Dickens qui aiment tant à les boire (Huysmans, À rebours,1884, p. 177).Créature imaginaire qui semble sortie de ses cauchemars d'enfant (Bernanos, Mauv. rêve,1948, p. 903): 9. Beaucoup s'étonneront que j'aie pu imaginer une créature plus odieuse encore que tous mes autres héros. Saurai-je jamais rien dire des êtres ruisselants de vertu et qui ont le cœur sur la main? Les « cœurs sur la main » n'ont pas d'histoire...
Mauriac, Thérèse Desqueyroux,1927, p. 169. 3. P. ext. [En parlant d'un être hum.] Celui ou celle qui est le produit d'une entité quelconque, de nature sociale, géographique ou historique. Une créature de l'opinion (Valéry, Variété II,1929, p. 89).Artisans, ouvriers des métaux ou du bois, créatures et créateurs de leur pays (Valéry, Regards sur monde,1931, p. 258). 4. Au fig. [En rapp. avec qqn qui protège et qui a assuré la position ou la fortune de la pers. envisagée] a) Class. (et sans intention péj.). Personne qui est le protégé ou l'obligé de quelqu'un. Les créatures de la princesse. [Le chancelier de l'hôpital] était créature du cardinal de Lorraine, et de Catherine et même de la duchesse de Montpensier (Chénier, Amérique, 1794, p. 95).[Sous la Renaissance] l'apprenti était le fils et le domestique de la maison; on l'appelait la créature du maître (Taine, Philos. art,t. 1, 1865, p. 212). b) P. ext. et péj. Personne qui, devant sa situation à quelqu'un, se fait son agent, pour le pire comme pour le meilleur, et n'hésite pas à abdiquer sa dignité. Une créature du régime; vouloir des servants et des créatures; la créature de plusieurs ministrables. Bauldry, créature du duc de Longueville (Brasillach, Corneille,1938, p. 266): 10. ... mais l'impéritie, la faiblesse, la nullité de la direction et de la gestion du ministre de la Guerre Marie-Georges Picquart, cette créature du traître Dreyfus, firent ressortir l'inanité du fantôme d'État installé par la République sur les débris du Gouvernement de la France.
Maurras, Kiel et Tanger,1914, p. XXIII. II.− [En parlant, exclusivement, d'un être hum. et sans idée affirmée d'une relation avec le Créateur] A.− Exemplaire de l'espèce humaine. Synon. sing. un être, quelqu'un; plur. des êtres, des gens.Ce fut vers cette époque environ que l'été excessif de 1466 fit éclater cette grande peste qui enleva plus de quarante mille créatures dans la vicomté de Paris (Hugo, N.-D. Paris,1832, p. 173).Pour la créature ainsi usée (...) il n'y a qu'un refuge : l'ivresse (Taine, Angl.,1872, p. 37). B.− En partic. [Dans un cont. permettant de déterminer le sexe de l'être hum.] 1. Rare. Homme. Ils [Sidoine et Médéric] avisèrent (...) un bonhomme d'aspect misérable. A leur approche, la pauvre créature se leva (Zola, Contes Ninon,1864, p. 313).Oh! les hommes, Marie-Anne, les hommes! Quelles créatures adorables! (Aymé, Uranus,1948, p. 257). 2. Usuel. Femme. a) [Sans intention péj.] Une créature angélique, aristocratique, céleste; une adorable, une malheureuse, une pauvre créature; une créature de rêve, d'exception. Une charmante et idéale créature (Janin, Âne mort,1829, p. 149).Admirable créature de trente-deux ans (Lenormand, Le Simoun,1921, 2etabl., p. 7): 11. Il se parlait comme à lui-même, le Hollandais : « L'inconvénient des Italiennes, c'est qu'elles sont joueuses, terriblement... » Joueuses? Où voulait-il en venir? « Oh! je disais ça, à cause d'une amie que j'aie eue, étant jeune, une Florentine... une créature adorable... mais joueuse! »
Aragon, Les Beaux quartiers,1936, p. 408. b) [Avec valeur péj. plus ou moins forte] − Femme que sa condition, sa nature, son comportement situent à l'écart des femmes réputées honorables. J'étais si faible devant cette créature que j'obéissais à tous ses caprices (Mérimée, Carmen,1847, p. 52).Voudrais-tu pour fille une créature sans religion?... Maintenant, mon chat, nous sommes à la merci de tout le monde, nous avons quatre enfants à pourvoir (Balzac, Pts bourgeois,1850, p. 65). − Femme légère, de mœurs dissolues ou de mauvaise vie. Infâme créature, créature à tout le monde, créature de plaisir, courir les créatures. Elle montra sa haine d'honnête bourgeoise à marier, contre cette créature qui vivait depuis si longtemps avec un homme (Zola, Pot-Bouille,1882, p. 320). 12. clérambard. − Il ne s'agit pas d'une plaisanterie. Octave épousera La Langouste.
louise. − C'est vrai? Vous êtes sérieux? Voyons, Octave épouser cette fille... cette créature! Non, Hector, il n'est pas possible qu'une idée aussi absurde germe dans une tête raisonnable. Vous avez donc perdu tout sens commun, toute dignité?
clérambard. − Je vous en prie, laissez là votre dignité. louise. − Hier, ne l'avez-vous pas entendue dire elle-même que le commissaire de police lui a reproché d'être la honte de la ville?
Aymé, Clérambard,1950, II, 3, p. 92. Prononc. et Orth. : [kʀeaty:ʀ]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. Mil. xies. « être humain » (St Alexis, éd. C. Storey, 483); 2. 1130-40 spéc. « l'homme, par opposition à Dieu » (Wace, Conception Notre Dame, éd. W. R. Ashford, 912); 3. 1558 fig. « personne qui tient sa position de la faveur de quelqu'un » (Marguerite de Navarre, Heptameron, 12 ds Hug.); spéc. 1578 péj. (H. Estienne, Dial. du lang. franç.-ital., II, 78 ds Hug.); 4. av. 1696 id. « femme dont on parle sans considération » (Mmede Sévigné, 15 ds Littré). Empr. au lat. chrét. creatura « acte de la création », « ce qui est créé », spéc. l'homme; le sens 3 prob. d'apr. l'ital. creatura, même sens, 1remoitié xives. ds Batt. Fréq. abs. littér. : 4 475. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 7 041, b) 6 334; xxes. : a) 6 325, b) 5 824. Bbg. Foulet (L.). Créature au sens de chose. Romania. 1931, t. 57, pp. 432-436. − Goug. Lang. pop. 1929, p. 26. − Hope 1971, p. 149, 185. − Saint-Jacques (B.). Sex, dependency and lang. Linguistique. Paris 1973, t. 9, no1, p. 95. |