| ABOMINABLE, adj. I.− Sens propre. [En parlant du comportement ou des œuvres de l'homme] Qui inspire l'aversion, l'horreur : A.− Emploi adj. : 1. Le monde, en vérité, est bien abominable, et ce n'est pas sans desseins que Dieu vous le montre tel qu'il est; il veut sécher jusqu'aux dernières racines du goût que peut-être vous auriez pu conserver pour lui.
Lamennais, Lettres inédites ... à la baronne Cottu,1819, p. 46. 2. Mais pourquoi, me direz-vous, quand on est susceptible de telles impressions, se faire prêtre? Hé! Monsieur, se font-ils ce qu'ils sont? Dès l'enfance, élevés pour la milice papale, séduits, on les enrôle; ils prononcent ce vœu abominable, impie, de n'avoir jamais femme, famille, ni maison; à peine sachant ce que c'est, novices, adolescents, excusables par là; car un vœu de la sorte, celui qui le ferait avec une pleine connaissance, il le faudrait saisir, séquestrer en prison, ou reléguer au loin dans quelque île déserte.
P.-L. Courier, Pamphlets politiques,Réponses aux anonymes, 1822, p. 163. 3. ... oublier les serments ... prononcés à la face des autels... action criminelle pour tout homme, sacrilège et abominable pour un prêtre ...
P. Mérimée, Le Théâtre de Clara Gazul,1825, p. 362. 4. Quelques mois avant, celui qui se serait permis de parler ainsi du roi, de la reine, de la cour et des évêques, n'aurait pas manqué d'aller aux galères jusqu'à la fin de ses jours. Mais les choses changent vite en ce monde, quand les temps sont venus, et ce qu'on trouvait abominable devient naturel.
Erckmann-Chatrian, Histoire d'un paysan,t. 1, 1870, p. 260. 5. Ah! cette peinture, oui! ta peinture, c'est elle, l'assassine, qui a empoisonné ma vie. Je l'avais pressenti, le premier jour; j'en avais eu peur comme d'un monstre, je la trouvais abominable, exécrable; ...
É. Zola, L'Œuvre,1886, p. 376. 6. ... il est sûr que la compagnie de Jésus a terriblement abusé des Exercices de saint Ignace, livre et méthode infiniment profitables, sans doute, à certaines âmes, mais dangereux, pour combien d'autres! Et d'où est sortie l'odieuse, abominable, dépravante psychologie contemporaine.
L. Bloy, Journal,1895, p. 205. 7. J'envisageais aussi la possibilité d'une entrée tumultueuse; je lâcherais avec violence un propos dans ce genre : « C'est ignoble! C'est abominable! Ils m'ont fait perdre ma situation. »
G. Duhamel, Confession de minuit,1920, p. 25. 8. Ensuite Dieu a ajouté une circonstance spéciale, il a permis que je mette sur mes épaules un péché spécial, propre à moi, un péché à la fois doux et abominable.
P.-J. Jouve, Paulina 1880,1925, p. 138. 9. Deux nuits je n'ai pas dormi. Et puis, le lundi matin, j'ai lu une interview de cet homme, abominable de perfidie et de cruauté.
P. Bourget, Nos actes nous suivent,1926, p. 142. 10. Ce livre m'avait alors bouleversé. Aujourd'hui, je suis plein de réserves et réagis assez violemment contre lui. Il me paraît atroce, abominable; au surplus inférieur à Tess et surtout aux Woodlanders, au Return of the Native et au Mayor of Casterbridge. C'est à ce dernier, je crois, que je donne la préférence, sur tous les romans de Hardy.
A. Gide, Journal,1943, p. 201. Rem. Les adj. qui peuvent entrer en oppos. avec abominable sont variés. Seuls ont été donnés qq. échantillons. Le retour d'une finale semblable à la fin de certains adj. (homéotéleute) favorise leur utilisation dans des oppos. synon. : ex. méprisable, épouvantable. B.− Emplois substantivés − Au sing. Ce qui est abominable : 11. ... tout n'est plus que folie, − la folie d'une mémoire qui s'agite dans l'abominable.
Ch. Baudelaire, Nouvelle histoire extraordinaire,trad. de E. Poë, 1857, p. 165. 12. Il détailla ce suicide. Il ressentirait, d'abord, le contact glacé de l'eau; puis, l'abominable commencerait. Il étoufferait, une minute ou moins, qui le sait. Ce serait le débat suprême... Enfin, la chute dans l'inconnu, la certitude : un sommeil à jamais ou l'enfer!
E. Estaunié, L'Empreinte,1896, p. 241. − Sing. ou plur. Personne abominable : 13. Tout ce qui peut colorer une infamie, croyez-vous que je ne me le sois pas dit à moi-même et que d'autres encore ne me l'aient pas dit, jusqu'au jour où il me fut donné de comprendre que j'étais un abominable?... Cet homme que j'ai assassiné avait une femme et deux enfants.
L. Bloy, La Femme pauvre,1897, p. 89. II.− Par affaiblissement de sens. Qui est particulièrement laid ou désagréable : 14. ... la vie d'Eugène devint une querelle sans fin, l'acrimonie de madame lui monta en érésypèle au visage, et de laide qu'elle était elle en devint abominable ...
F. Soulié, Les Mémoires du diable,t. 2, 1837, p. 78. 15. La caravane se remit en marche par des chemins fort abominables, mais très pittoresques, où les mules seules pouvaient tenir pied.
T. Gautier, Ô Voyage en Espagne,1845, p. 264. 16. Ma journée d'hier a été abominable d'ennui, car je suis resté sur le pavé de Rouen depuis 1 heure jusqu'à 7 heures.
G. Flaubert, Correspondance,1874, p. 148. 17. Sous les sapins, on allume du feu, même en été, parce que c'est défendu; on y cuit n'importe quoi, une pomme une poire, une pomme de terre volée dans un champ, du pain bis faute d'autre chose; ça sent la fumée amère et la résine, c'est abominable, c'est exquis.
Colette, Claudine à l'école,1900, p. 11. Prononc. : [abɔminabl̥]. Enq. : /abominabl/. Étymol. − Corresp. rom. : anc. prov. abhominable; nouv. prov. abouminable; ital. abominàbile; cat. abominable.
1. a) Début xiies. « qui inspire l'aversion, l'horreur (en parlant d'une pers.) » terme relig. dans trad. (Ps. d'Oxford, éd. Fr. Michel, 13, 2 : Corrumput sunt, e abominables fait sunt en lur estudies); fin xiies., début xiiies. « id. » terme gén. (Brut, ms Munich, éd. Hofmann et Vollmöller, 1934 ds T.-L. : Cil enragiez abhominables); b) 1380 « qui inspire le dégoût, provoque la nausée (en parlant d'une chose) » (Evrart de Contry, Probl. d'Arist., Richel. 210, fol. 270b ds Gdf. : Ces viandes sont fastidieuses et abhominables); 2. post. 1272 « qui éprouve du dégoût, des nausées » (Joinville, St Louis, Hist. Fr. XX, 98 ds Gdf. : aucuns de ces malades estoient si despits que les privés sergens du roy en estoient abominables et se traioient arrieres).
Empr. au lat. chrét. abominabilis attesté dep. le IVes. au sens 1 (cf. avec 1 a : Vulg., Ps. XIII, 1 : corrupti sunt et abominabiles facti sunt in studiis suis; empl. 2 b en lat. médiév. : entre 1020-1087, Constant. Africanus, med., Theoricae pantegni, 9, 27 ds Mittellat. W. s.v., 36, 22 : si cibus abominabilis sit et amarus, acutus et pungitiyus); 2, dér. de 1, n'a pas d'équivalent en lat. Abominabilis évince abominandus, adj. verbal pris adjectivement attesté dep. Tite-Live. Forme abhominabilis (Scolia Horatiana, 3, 10, 9, ds TLL s.v., 120, 73) sous infl. de homo (Augustin, Serm. 9, 9, 12. ibid. 124, 58 : si quis dicat falsum testimonium, abominamini nec vobis homo videtur), cf. fr. abhominable, abhominer.
HIST. − Les 2 sens qui ont survécu doivent beaucoup de leur vitalité au goût pour l'emploi hyperbolique d'un grand nombre d'adj. en -able qui a marqué le lang. précieux du xviiies. (cf. Brunot t. 6, p. 1084).
I.− Sens entièrement disparus av. 1789. − A.− « qui inspire un sent. de répugnance phys. ». Ce sens, apparu au xives. (étymol. 1b) persiste jusqu'au xvies. : Elle estoit si horrible et si abhominable Jamais ne la laissoient asseoir a leur table. Ger. de Rouss. (Gdf.). Icelle ostée, toutes les choses qu'on lui presente non seulement sont fatras, mais ordures puantes et abominables. Calv., Inst. 609 (Littré). B.− « qui éprouve un sent. de dégoût, d'horreur ». Sens attesté par le seul ex. donné sous étymol. 2.
II.− Hist. des sens attestés apr. 1789. − A.− Sens I (cf. sém.). 1. Emploi comme adj. − Ce mot biblique entre dans la lang., avec la trad. de la Vulgate, au début du xiies. : cf. étymol. 1 a et aussi : Telle chose est icy abominable qui apporte recommandation ailleurs. Mont., II, 12, (Gdf.). Grande stab. jusqu'au xxes. : Quel abominable maître me vois-je obligé de servir! Mol., D. Juan, I, 3, (DG). Cf. aussi Rich. 1680, Trév. 1771, Littré, Ac. 1932-35. 2. Emploi comme adj. substantivé. − Cet emploi rare, apparu en 1erlieu ds Pascal, Jésus, 7 ds DG (Tu te compares à un abominable), se maintient au xviiies. : Un abominable comme moi. Marivaux, Le Pays. Parv., 1734-35, VIII, 246, 3 (Deloffre, Marivaux et le marivaudage). − Rem. Pour Deloffre, il s'agit ici, − mais à tort −, d'un néol. (terme absent ds Ac., ds Rich. 1719, Fur. 1727) qui appartient peut-être à la lang. des prédicateurs. On remarquera la persistance de cet emploi au xixes. (cf. sém., sens I B et son ext. à l'inanimé. B.− Sens II (cf. sém.)). − Ce sens faible, donné à l'adj. dès Ac. 1694, où il qualifie les termes comédie, musique, goût, odeur dans des types d'expr. cour. est repris de façon continue par les lexicographes. STAT. − Fréq. abs. litt. : 1 669. Fréq. rel. litt. : xixes. : a) 1 260, b) 3 159; xxes. a) 4 544, b) 1 595. BBG. − Engels (J.). Les Adjectifs en -able dans l'Ovide moralisé. In : [Mélanges Roques (M.)]. Paris, 1953, t. 2, pp. 61-63. − Engels (J.). De Geschiedenis van het woord abominabel. Groningen, 1958, 24 p. − Gramm. 1789. |