RONGER, verbe
Étymol. et Hist. I. Déchiqueter avec les dents. Mordiller.
A. 1. a) 1176-81
rungier les os [en parlant de lions] (
Chrétien de Troyes,
Chevalier à la charrette, éd. M. Roques, 3065); mil.
xiiies.
rongier l'os [en parlant d'un chien] (
Huon le Roi,
ABC, 246 ds T.-L.); 1314 part. passé adj. (
Chirurgie de H. de Mondeville, éd. A. Bos, § 1928: le treuve aspre [l'os] aussi comme se il fust
rungié);
b) xiiies.
rongier « manger (en parlant d'une personne) » (
Outils de l'hôtel, éd. G. Raynaud, 27);
c) empl. par image
α) 1197 en parlant de Rome, de sa curie avide (
Hélinant,
Vers de la mort, XIII, 6 ds T.-L.: la grant Romme ... les os
ronge et le cuir poile);
β) 1609
être contraint de ronger sa litière « (dans un repas) être dans la condition d'un animal affamé, condamné à ronger sa litière » (M.
Régnier,
Satires, éd. G. Raibaud, XI, 276);
2. a) déb.
xiiies.
rungier « (en parlant d'animaux) attaquer une substance » (
Guernes de Pont-
Ste-
Maxence,
St Thomas, éd. E. Walberg, 1459, var. B, p. 203: par tel serement quida Deu enginnier; Mais dedenz cel an porent sa char li ver
rungier);
ca 1230
rungier [les racines d'un arbre, pour les détruire] (
Guillaume le Clerc,
Trois mots, éd. R. Reinsch, 242);
ca 1330 [d'un ver]
ronger les flures des arbrez (
Nicole Bozon,
Contes moralisés, 96 ds T.-L.);
b) 1680 p. anal. en parlant d'une substance corrosive (
Rich.: la salure de la mer
ronge les pierres);
3. ca 1223 « entamer avec les dents un élément dur et non comestible » ici, empl. par image (
Gautier de Coinci,
Miracles, éd. V. Fr. Koenig, 1
Mir 11, 216, t. 2, p. 13: [allus. aux mécréants, aux hérétiques] Mais n'entendent l'Escriture ... De la nois vont
runjant l'escorce Mais ne sevent qu'il a dedens);
4. ca 1280 « mordiller, serrer entre ses dents » ici, fig.
ronger son frein (
Gerard d'Amiens,
Escanor, 20666 ds T.-L.,
s.v. frein).
B. Entamer, ruiner, détruire peu à peu
1. a) ca 1220 en parlant d'un inanimé abstr. (
Gui de Cambrai,
Barlaam et Josaphat, 667 ds T.-L.: Li tans, qui
runge ceste vie);
ca 1223 (
Gautier de Coinci,
op. cit., 1
Mir 10, 1942, t. 1, p. 167: le cuer li
runge envie); 1765-70 part. prés. adj.
soucis rongeans (J.-J.
Rousseau,
Confessions, II ds
Œuvres, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, t. 1, p. 59);
b) 1571 en parlant d'une maladie
toux ronge-poulmon (
La Porte,
Epithetes, 265b d'apr. H.
Vaganay ds
Z. rom. Philol. t. 29, p. 188); 1770 part. prés. adj.
ulcères rongeans (
Nicolas,
Man. jeune chirurgien, 315, Hérissant ds
Quem. DDL t. 21);
2. ca 1470 fig. en parlant d'une personne « affaiblir (quelqu'un) »
rongier (
Georges Chastellain,
Chron., éd. Kervyn de Lettenhove, t. 5, p. 12);
3. id. rongier son cœur « éprouver du chagrin » (
Id.,
op. cit., t. 4, p. 344); av. 1560 part. passé adj. (
Du Bellay,
Sonnet ds
Œuvres poétiques, éd. H. Chamard, t. 2, 2, p. 257: Triste et
rongé du soing qui plus me nuict); 1588 réfl.
se ronger de soing et de vigilance; se ronger interieurement (
Montaigne,
Essais, éd. P. Villey et V. L. Saulnier, II, VIII, p. 393 et II, XXXI, p. 718).
II. Ruminer
1. a) Ca 1200 intrans.
rungier (
Job, 348, 2 ds T.-L.: chamoz ki ... ne
rungent mïe); 1
remoit.
xiiies.
id. judéo-fr.
ronyer (
Vocab. hébraïco-fr., éd. A. Neubauer ds
Rom. Studien t. 1, 1871-75, p. 169, 168:
ronye:
ruminat);
xiiies. agn.
rounger [en parlant du mouton] (
Traité d'économie rurale, XXII, éd. L. Lacour ds
Bibl. Éc. Chartes, t. 17, 1856, p. 372); 1794 en parlant d'un cerf (
Encyclop. méthod. Dict. chasses, p. 401), demeuré en usage dans cet empl.;
b) ca 1256 trans.
rungier (
Régime du corps de Aldebrandin de Sienne, 183, 3 ds T.-L.);
ca 1330
id. rongier (
Nicole Bozon,
Contes moralisés, 15,
ibid.);
2. ca 1200 fig.
rungier son maltalent « ruminer sa colère » (
Naissance du chevalier au cygne, éd. H. A. Todd, 2174). L'a. fr.
rungier « ruminer » est issu du lat.
rūmigare « ruminer » (
iies., Apulée). Le croisement avec le verbe lat. vulg.
*rōdicare « ronger » a donné naissance au verbe
rongier « ronger » et a entraîné l'apparition de formes
rongier à côté de l'a. fr.
rungier « ruminer »; de leur côté, sous l'infl. de
rungier « ruminer », sont apparues auprès de
rongier « ronger », des formes
rungier; de telle manière que I et II sont chacun relevés sous les formes
rungier et
ronger. De
*rōdicare « ronger » (dér. de
rodere « ronger [en parlant d'animaux]; miner, user [en parlant d'éléments destructeurs]; [fig.] déchirer (quelqu'un), médire; marmonner entre ses dents ») est issu l'a. fr.
rugier « ronger » (1
remoit. du
xives.
St Sébastien ds
Gdf. Compl.; v. aussi
FEW t. 10, p. 445a, note 1). L'infl. réciproque de
rūmigare et de
*rōdicare s'explique par leur proximité de sens.