NÉANT, subst. masc.
Étymol. et Hist. I. Pron. indéf. marquant à lui seul la négation totale «rien, nulle chose»
A. Employé avec la négation
ne fin
xes. (
Passion, éd. D'Arco Silvio Avalle, 403: No's
neient ci per que crement);
ca 1050 (
St Alexis, éd. Chr. Storey, 137: Vint en la cambre, plaine de marrement, Si la despeiret que n'i remest
nïent; 529: Sil funt jeter [l'or e l'argent] devant la povre gent: Par iço quident aver discumbrement; Mais ne peut estra, cil n'en rovent
nïent);
ca 1100 déterminé par un subst. précédé de
de (
Roland, éd. J. Bédier, 2006: Rollant respunt: «Jo n'ai
nient de mel»).
B. Employé sans la négation
ne 1. noient devant un terme autre que le verbe
a) ca 1050 (
St Alexis, 243: Soventes feiz lur veit grant duel mener E de lur oilz mult tendrement plurer, E tut pur lui, unces
nïent pur eil);
b) ca 1120-50 dans une réponse négative (
Grant mal fist Adam, I 55 c ds T.-L.: Il qu'en porterat, Quant il s'en irat? Entre tot
nïent);
ca 1170 (
Marie de France, Lais, éd. J. Rychner,
Yonec, 383: Un lit treve e
nïent plus),
cf. néanmoins*. Sur les rapports de
noient avec
rien dans cet emploi, v.
R. Martin, v.
infra bbg., p.266;
c) dans la séquence subst. +
de +
néant 1372
gens de néant (
Le Livre du chevalier de La Tour Landry, éd. A. de Montaiglon, p.255); 1404
gent de neant (
Christine de Pisan, Charles V, I, X, éd.S.Solente, t.1, p.26);
2. noient employé avec un verbe
ca 1100 (
Roland, 1771 ...De bataille est
nient!);
3. emplois prép.
a)
α) ca 1165
de noient «en vain, inutilement» (
Guillaume d'Angleterre, éd. M. Wilmotte, 1610);
ca 1170 (
Chrétien de Troyes, Erec, éd. M. Roques, 3326: ...de
neant vos penez);
β) ca 1265
faire de nient, crier de nient (
Brunet Latin, Trésor, éd. J. Carmody, I, 7, titre et 6, p.23: Comment aucunes choses furent faites de
nient ...l'ame fu criee de
nient);
b) 1155
metre a nient «réduire à rien, détruire» (
Wace, Brut, éd. I. Arnold, 1926);
ca 1160
tenir a neïent «tenir pour rien, pour sans valeur» (
Eneas, éd. J.-J. Salverda de Grave, 798); 1170
venir a neant «disparaître» (
Chrétien de Troyes, Cligès, éd. A. Micha, 2591);
ca 1180 [
r]
aler a nïent «
id.» (
Marie de France, Fables, éd. K. Warnke, 27, 17);
c) ca 1160
por nient «en vain» (
Eneas, 1809); sur les relations entre
nient et
rien dans ces différents emplois, v.
R. Martin, ibid., pp.269-275.
C. Employé sans la négation
ne, peut avoir valeur positive, notamment
1. ca 1135 dans une prop. hypothétique (
Couronnement de Louis, éd. Y.A. Lepage, réd. AB, 187: Et s'il te velt de
neant guerroier, Mandez en France les nobles chevaliers);
2. ca 1160 dans une complétive dépendant d'une principale négative (
Eneas, 3209: Ne te porras ja de nos plaindre Que te forfaçon de
nient).
II. Avec valeur d'adv. «nullement, non»
1. Associé à
ne ca 1050 (
St Alexis, 49: Mais ç'ost tel plait dunt ne volsist
nïent);
ca 1100 (
Roland, 306: E dit al cunte: ,,Jo ne vus aim
nient``);
2. employé sans la négation
ne a) ca 1050 (
St Alexis, 475: Si revenisses ta spuse conforter, Pur felunie
nïent ne pur lastét, v. la note de l'éd.); début
xiies. (
Benedeit, St Brendan, éd. E.G.R. Waters, 985: Puis après ço,
nïent a tart);
ca 1150 (
Wace, St Nicolas, éd. E. Ronsjö, 270:
Nient jo, mès Deus vus guarri);
b) ca 1165
neient plus «pas davantage, pas plus longtemps» (
Benoît de Ste-
Maure, Chron. des ducs de Normandie, éd. C. Fahlin, 32203);
c) 1
remoitié
xiiies. renforce la négation
nenil (
Aucassin et Nicolette, éd. M. Roques, XXIV, 2).
III. Employé comme subst.
A. 1. 1160-74 «illusion, vanité» (
Wace, Rou, éd. A.J. Holden, II, 4244 De paiz querre a Richart seroit fable et
neens); 1228 «ce qui est sans fondement, sans consistance, mensonge» (
Jean Renart, Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy, 3983: ...de males armes Puisse estre mes cors despeciez..., S'onqes oïstes tel
noient!);
2. ca 1165
de dreit neient, de grant neient «en vain, inutilement» (
Benoît de Ste-
Maure, Troie, éd. L. Constans, 4764, 11419);
3. 1176-81 sans valeur négative «n'importe quoi» (
Chrétien de Troyes, Chevalier au lion, éd. M. Roques, 5759: Se vos retaingne pluie ou vanz Ou fins
neanz, ne me chaut il);
4. av. 1488 en parlant d'une pers. «un rien du tout» (
Farce du pauvre Jouhan, éd. E. Droz et M. Roques, 351).
B. 1. a) fin
xiies. «vide absolu, inanité de ce qui n'est pas Dieu» (
Sermons de St Bernard, éd. W. Foerster, p.5, 23);
b) p.ext. 1608 en parlant d'une pers., pour exprimer sa petitesse par rapport à l'infini de Dieu (
François de Sales, Vie dévote, I, IX, éd. Ch. Florisoone, t.1, p.35: Dequoy te glorifies-tu, o poudre et cendre..., o vray
neant?);
cf. 1670 (
Pascal, Pensées, 84 ds
OEuvres, éd. J. Chevalier, 1964, p.1106: Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un
néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant...);
2. philos. «le non-être», spéc.
a) α) 1646 en parlant de ce qui précède l'être (
Rotrou, St Genest, III, 2 ds
Littré: C'est lui qui du
néant a tiré l'univers);
cf. 1670 (
Pascal, op. cit., 736, ds
OEuvres, p.1313);
β) id. «destruction d'un être vivant, la mort considérée comme l'aboutissement de tout être» (
Id., op. cit., 335,
ibid., p.1175 ...je sais seulement qu'en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le
néant ou dans les mains d'un Dieu irrité);
b) 1647 «le non-être, le néant absolu» (
Descartes, Méditations, IV ds
OEuvres, éd. Ch. Adam et P.Tannery, t.9, 1, p.42: Je suis comme un milieu entre Dieu et le
néant, c'est à dire placé de cette sorte entre le souverain estre et le non estre).
C. ca 1283
metre au nient «détruire, supprimer [les abus, les mauvais usages]» (
Livre Roisin, éd. R. Monier, p.1); 1337 «annuler une disposition juridique» (doc. ds
Gdf.), fréq. dans ce dernier emploi.
IV. Employé comme adj.
1. 1174-77 en parlant d'une pers. «sans valeur, inexistant» (
Renart, éd. M. Roques, 4381); fin
xiies. (
Sermons de St Bernard, p.15, 19: nos sommes si fraile et se
niant chose),
cf. dans divers dial. du nord, et surtout de la Normandie
nient «niais, paresseux»,
FEW t.7, p.87a, v. aussi
gnangnan;
2. ca 1210 en parlant d'une chose (
Dolopathos, 397 ds T.-L.; oevre malvaise et
nïant [du charpentier]). Prob. d'un lat. vulg. *
ne gentem (
Körting ds
Z. fr. Spr. Lit. t.18, 1896, pp.278-80, hyp. acceptée par
FEW t.7, p.87b), syntagme à rapprocher des suivants, constitués à l'époque class.:
ubique gentium «partout»,
ubinam gentium «en quel endroit»,
nusquam gentium «nulle part» (
cf. unde, quo, alibi, quovis, ubicumque, ubivis, usquam gentium),
minime gentium «pas le moins du monde, très peu»,
TLL t.6, col. 1856. Pour la transposition, à la désignation de choses, de cette négation qui se référait, à l'origine, à des êtres vivants,
cf. la négation all.
nicht «ne... pas», m. h. all.
niht, a. h. all.
niwiht,(comp. de
ni et de
wiht «être, démon») et l'esp.
nada «rien» (du lat.
nata, part. passé fém. de
nasci «naître»),
FEW t.7, pp.87b-88a.