LAISSER1, verbe trans.
Étymol. et Hist. I. Ne pas intervenir; se comporter de telle sorte qu'une pers., une chose, restent dans le même état.
A. Laisser suivi d'un inf. formant une loc. verbale à valeur permissive.
1. avec un inf. de verbe intrans.
a) laissier ca 881 (
Eulalie, 28, ds.
Henry Chrestomathie, p. 3 : a lui [Christus] nos
laist venir); 2
emoitié
xes. (
St Léger, éd. J. Linskill, 95 : En u monstier me
laisse intrer); fin
xes. (
Passion, éd. D'Arco S. Avalle, 232 : Poisses
laisarai l'en annar); mil.
xies. (
Alexis, éd. Chr. Storey, 79 : Drecent lur sigle,
laisent curre par mer); 1376 cynégét. (
Modus et Ratio, éd. G. Tilander, 34, 2 : Se je
lesse courre mes chiens au[s] biches);
b) pronom.
soi laissier ca 1160
soi laissier morir (
Eneas, 6884 ds T.-L.
s.v. morir); 1176-81
soi lessier cheöir [aux pieds de qqn] « se jeter aux pieds de qqn » (
Chrétien de Troyes,
Lion, éd. M. Roques, 6720);
2. avec un inf. de verbe trans.
a) laissier mil.
xies. (
Alexis, 579 :... sil
laissent metra an terre);
b) soi laissier 1174-76 (
Guernes de Pont-
Ste-
Maxence,
St Thomas, 4068 ds T.-L. : a ces dous voleit qu'il se
laissast jugier).
B. Maintenir (qqn, qqc.) dans un état déterminé
1. fin
xes. « laisser subsister, maintenir » (
Passion, 64 : Pedra ssubr'altre non
laiseront); 1160-74 (
Wace,
Rou, éd. J. Holden, II, 809);
2. 1176-81 « laisser la liberté, relâcher » (
Chrétien de Troyes,
Chevalier au
Lion, 4332).
C. 1160-74 trans. « permettre (qqc.) » (
Wace,
Rou, II, 1777).
II. Mettre une distance entre qqc. et soi; ne pas garder avec soi.
A. S'éloigner volontairement
1. a) de qqc., d'un lieu
ca 881 (
Eulalie, 24, Volt lo seule
lazsier); 1155 (
Wace,
Brut, 13498 ds T.-L. : Celles
laissent e abeïes [li bon moine]);
b) p. ext. ca 1100 « (dans un parcours) passer devant un lieu sans y pénétrer, y aborder » (
Roland, éd. J. Bédier, 2641 :
Laisent Marbrise [nom d'un lieu imaginaire]);
2. d'une pers.
a) 2
emoitié
xes. (
St Léger, 127 : Domine Deu il lo
laissat);
b) mil.
xieavec attribut du compl. d'obj. (
Alexis, 470 : Ou [la maisun] tum
laisas dolente ed eguarede).
B. 1. Faire demeurer dans un lieu (qqn, qqc.) qu'on ne peut emmener avec soi
ca 1100 une pers. (
Roland, 3677);
2. ca 1170 une chose (
Marie de France,
Lais, Fresne, éd. J. Rychner, 306 : Le cofre fist of sei porter; Ne volt
lessier ne ubliër).
C. Céder
1. ca 1100 « léguer (un bien) » (
Roland, 315);
2. 1160-74 « céder (des hommes à qqn pour qu'ils passent sous son obédience) » (
Wace,
Rou, III, 920 : Les païsanz a mei
lessez).
D. Perdre, se trouver séparé d'un bien personnel, d'une partie de soi-même
1. ca 1100
laissier sun tens « perdre la vie » (
Roland, 1419);
2. 1616 « se trouver involontairement séparé de pers. ou de choses qui demeurent après soi » (D'
aubigné,
Tragiques, Princes ds
Littré : Nous lairrons des enfants qui seront nez esclaves);
3. 1690 « faire demeurer une marque, une trace après soi » (
Fur. : ce vin
laisse un mauvais goust...; le gibier
laisse quelques vestiges ou sentimens par où il passe) [
cf. laisse étymol. et Hist. III].
III. Renoncer à, s'abstenir, négliger de; cesser.
A. Renoncer à, s'abstenir de qqc. 2
emoitié
xes. (
St Léger, 106; 148 : Quae tot ciel miel
laisses por Deu).
B. Abandonner, interrompre qqc. en cours fin
xes. « interrompre un récit » (
Passion, 278 : Lai dei venir o eu
laisai); 1216 (
Guillaume Le Clerc,
Fergus, 4, 19 ds T.-L. : la chace ne
laissera Dusqu'adonques que il avra Le cerf pris).
C. Laisser de côté, omettre, négliger
ca 1100 « laisser de côté, faire volontairement abstraction de » (
Roland, 229 :
Laissun les fols, as sages nus tenuns!); ca 1274 « oublier, omettre » (
Adenet Le Roi Berte, éd. A. Henry, 2585).
D. Manquer, s'abstenir, négliger, cesser de.
1. mil.
xies.
ne laissier ne + subj. « ne pas manquer de » (
Alexis, 209);
ca 1100
laissier que ne + subj. (
Roland, 893); 1387-91
ne laissier de + inf. (
Gaston Phébus,
Chasse, éd. G. Tilander, 19, 38);
ne pas laisser que de + inf. est condamné en 1687 par Th.
Corneille,
Rem. sur la langue fr. de M. de Vaugelas, t. 2, p. 906, au profit de
ne pas laisser de + inf.;
2. 1119 intrans. « cesser » (
Philippe de Thaon,
Comput, 2018 ds T.-L.); spéc. « cesser de parler »
ca 1200
laissier de [
aucune rien] (
Renaut de Montauban, 202, 35,
ibid.)
ca 1230 emploi abs.
laissiés (
Chevalier deux épées, 3408,
ibid.). Du lat.
laxare « détendre, relâcher, libérer (au propre et au fig.); lâcher, quitter, abandonner, céder, déguerpir »; à basse époque « permettre, laisser, accorder » (
TTL, s.v., 1074, 42
sqq.) au Moy.-Age (
v-vies.
laxare + inf. « laisser (+ inf.) », v.
Lofstedt, pp. 191-192;
TLL s.v., 1074, 58-59;
Nierm. L'a fr. possède à côté du paradigme répondant à
laissier, un paradigme répondant à
laiier (ind. prés. 3
laie; imp. 6
layevent (lorr.); parfait 3
laia, 6
laierent; impér. 5
laiés; inf.
laiier; part. prés.
laiant, passé
laiié) dont H.
Stimm ds
Mél. Lommatzsch, 1975, pp. 371-383 a montré qu'il était uniquement pic. et lorr. (
cf. encore dans les patois mod. de Picardie, Lorraine et Franche-Comté ds
FEW t. 5, p. 225a). H. Stimm, notant que
delaiier (v.
délai) n'a pas la même répartition géogr., voudrait séparer les deux verbes.
Délayer* représenterait un got. *
bilaibjan « laisser » (
cf. all.
bleiben), avec romanisation du préf., d'où le franco-prov.
balaiier « retarder »;
laiier viendrait d'un frq. occ. *
laibjan. Cependant les formes d'Italie du Nord
lagare font difficulté. Il paraît donc préférable de ramener toutes ces formes à un type *
laggare (en composition *
delaggare, *
relaggare) altération très anc. du lat.
laxare d'apr. un gaul. *
laggos « mou » (
cf. EWFS2,
s.v. délai).