AVEUGLE, adj. et subst.
ÉTYMOL. ET HIST. − xies.
avogle « privé de la vue » (
Alexis, str. 111a ds
Gdf. Compl. : Surz ne
avogles, ne contraiz ne leprus);
xves.
aveugle (
Passion N. S., ap. Jubin.,
Myst., II, 190,
ibid. : Malquin, se Dieu ne doinct santé, Jhesu te feroit buef ou vugle et sy te feroit bien
aveugle Devenir par enchanterie).
Orig. discutée. Les hyp. proposées, dont la synthèse a été faite par Deutschmann (
Rom. Jahrb., t. 1, 1947-48, pp. 87-153), se groupent autour de deux étymons.
I. Le plus vraisemblable est : le b.lat.
ab oculis attesté au sens de « aveugle » dans un texte hagiographique du
veou
vies. (
Actus Petri cum Simone, éd. Lipsius, cité par Rohlfs ds
Mél. Wartburg, 1968, t. 2, p. 199 :
1. ecce subito de senioribus viduae Petro ignorante sedentes
ab oculis [viduae ab oculis : veuves aveugles] non credentes, exclamaverunt...;
2. iacentibus autem nobis solae illae viduae stabant, quae erant
ab oculis [illae viduae quae erant ab oculis : ces veuves qui étaient aveugles]; [
cf. à l'encontre de l'existence même de
ab oculis « aveugle » l'interprétation des ex. 1 et 2 par Heisig ds
Rom. Forsch., t. 62, 1950, p. 69, qui, à tort semble-t-il, construit pour 1
viduae ab oculis sedentes et pour 2
solae illae stabant, quae viduae ab oculis erant, contrairement à Löfstedt,
Syntactica, t. 2, 1933, p. 376, qui considère
viduae comme un subst. fém. plur. « les veuves » et non comme un adj. régissant la prép. ab]). L'orig. de
ab oculis, est contestée : il serait soit 1 issu, p. ell. de l'adj., d'une loc.
viduus, vacuus ab oculis [
supra] (
FEW, 1
rehyp., W. v. Wartburg ds
R. de dialectologie romane, t. 3, 1911, p. 422) ou plus prob.
orbus ab oculis (Rohlfs ds
Arch. St. n. Spr., t. 190, 1945, p. 70; ce syntagme est à l'origine de l'évolution sém. de
orbus de « privé de » à « aveugle » > a.fr.
orb « aveugle »); soit 2, moins prob. un calque du gr. tardif α
̓
π
ο
́
ο
̓
μ
μ
α
́
τ
ω
ν « aveugle » (
Diez5, 2
ehyp., Löfstedt,
loc. cit., REW5,
FEW 2
ehyp.); à l'encontre de cette dernière hyp. la difficulté à rendre α
̓
π
ο
́ par
ab, ce dernier n'étant synon. de
sine, absque, que très rarement et dans la lang. poétique (
ves., Dracontius,
vies., Corippus ds
TLL s.v. ab, 40, 70), et le fait qu'il n'existe, semble-t-il, aucune expression des lang. rom. occid. empr. à la lang. jur. byzantine ou formée sur elle (Herzog ds
Z. rom. Philol., t. 26, 1902, p. 732);
3. l'hyp. de
ab oculis issu de
absque oculis (Lerch ds
Rom. Forsch., t. 60, 1947, p. 68) n'offre aucune vraisemblance sur le plan grammatical. Un
ab-oculus formé à partir de
ab « sans » (
Diez5, 1
rehyp.) n'est pas acceptable du point de vue morphol. (v.
supra à propos du calque gr.). *
Aboculus formé de
ab au sens de « avec », d'où « avec un seul (?) œil » (Heisig ds
Rom. Forsch., t. 62, 1950, p. 69) n'est pas vraisemblable. On peut considérer que dans
aveugle la survivance du groupe lat.
-cl-, conservé dans le fr.
-gl- (à côté des formes pop.
aveule, avule, etc., voir
FEW, t. 24), résulte de l'emploi du mot surtout dans les milieux sav. (médecins, juristes, lang. relig., voir Deutschmann,
loc. cit., p. 102, Lerch ds
Rom. Forsch., t. 60, pp. 68 à 70 et
EWFS2).
II. Autre hyp. : l'adj. b.lat.
alboculus, d'où par dissimilation *
aboclus (proposé par
Diez5, 3
ehyp., Herzog
loc. cit., Gerloff ds
Z. rom. Philol., t. 30, 1906, p. 85 et
EWFS2) issu du terme méd.
albios oculus glosé
staraplinter « affecté de la cataracte, aveugle » dans les
Gloses de Cassel au
ixes. (
Diez,
Anciens glossaires romans, 1870, p. 113 et Marchot ds
Z. rom. Philol., t. 20, 1896, p. 84); s'y rattache le nom lat. de la maladie oculaire
album oculi attesté par Pelagonius (
Niedermann,
Glotta, Zeitschrift für griechische und lateinische Sprache, t. 8, 1916-17, p. 229), dans la
Mulomedicina de Chiron (Herzog ds
Z. rom. Philol., t. 26, 1902, pp. 732-33) et sous la forme album in oculo par Columelle (Herzog,
loc. cit.), tous dér. de
albus « blanc » à cause de l'aspect blanchâtre de l'œil dans les affections ophtalmiques (à rapprocher du mot sav. mod.
leukoma, leucome, v. Gerloff,
loc. cit.). Cette hyp., certes recevable, (Herzog,
loc. cit. et Deutschmann,
loc. cit.) semble pourtant, en l'absence d'autres attest. que la forme isolée des
Gloses de Cassel, et étant donné que *
a(l)boculus n'aurait désigné qu'une maladie précise de l'œil mais non la cécité, moins fondée que l'étymon
ab oculis.