ABOMINATION, subst. fém.
Étymol. − Corresp. rom. : a. prov.
abhominatio; n. prov.
abouminacioun; cat.
abominació; ital.
abbominazióne.
1. Début
xiies. « objet d'aversion » terme relig. ds trad. (
Ps. d'Oxford, éd. F. Michel, 87, 8 : poserent mei
abominatium à sei);
2. 1205 « action qui inspire l'aversion, l'horreur » terme relig. ds trad. (
Péan Gatineau,
Vie de Saint Martin 9323, éd. W. Söderhjelm ds T.-L.) : tote
abominacion s'esleve par confession; 1
remoitié
xiiies. «
id. » terme relig. (
Les quatre Ages de l'homme de
Philippe de Novare, éd. M. de Fréville, 4 ds T.-L. : li mal enfant qui font
abominacions ont perdue la grace nostre seignor);
3. a) 1
remoitié
xiiies. « sentiment d'horreur (inspiré par une action) » (
Rich. de Fornival,
Poissance d'amours, ms. Dijon, f
o18 ds
Gdf. Compl. : ... Et pour l'
abomination ke ses cuers aroit de che dire doit li hom conquerre le compaigne de li aussi com par force);
b) post. 1272 « répugnance physique, nausée » (
Joinville,
St Louis, p. 352, id. Capperonnier ds
Gdf. : Les serganz ne pooient ilecques demorer, pour la corruption de l'air et pour la pueur et pour l'
abominacion des malades).
Empr. au lat. chrét.
abominatio : cf. avec 1
Ps., 87, 9 ds
TLL 121, 49 : posuerunt me in abominationem sibi; avec 2
Vulg. Deuteron., 17, 1,
ibid., 121, 47 : non immolabis bovem in quo est macula... quia abominatio est domino; avec 3 a
Sulpice Sévère,
Epist. (dubiae), 2, 6,
ibid., 122, 36 : non tantum in malorum actuum abominatione, sed et in bonorum perfectione completur lex; d'où empl. méd. en lat. médiév. (
cf. avec 3 b : 1070,
Constant., African.,
Lib. 4, de morbor. cognit. cap. 10 ds
Du Cange : cum homo... abominationem patiatur, mali chymi in stomacho esse intelliguntur).
HIST. − Par delà le désordre des sens attestés en discours, il semble que l'étude hist. permette de saisir le travail systématique fait par la lang. dans la création de tous ces sens : le sens 1
er(réf. I A) « répugnance physique », « nausée » (provoquée par l'infection, l'ordure, Renan, −
cf. sém. ex. 1 −, dira étymologiquement « la crotte ») a engendré le sens « sentiment d'horreur » (réf. II A). C'est de lui que procède, par une sorte de métaph., de transfert du sent. à l'obj. qui le provoque, le sens « objet, action ou personne abominables » (réf. II B). De ce sens II B provient par restriction le sens relig. spéc. « idole » (matériellement) et « culte des idoles » (mor.) (réf. II C). En dépit de la vitalité des sens A, B, C et D (
cf. inf. II), − les sens C et D relevant d'ailleurs du domaine exclusivement relig. −, le mot a été senti « obscur ou douteux » dans la lang. postclass., quoiqu'à un degré moindre que
abominer. C'est ainsi qu'en vertu de l'éthique qui allait faire de l'homme de lettres un personnage doué d'une compétence universelle, l'abbé Prévost se fabrique de toutes pièces son propre lex. ds
Prév. 1755, où il note
abomination parmi les mots qu'il se proposait de « retrouver au besoin pour son propre usage » (
cf. Brunot t. 6, p. 1173).
I.− Sens entièrement disparus av. 1789. − A.− « répugnance physique, nausée » (
cf. étymol. 3 b).
− Ce sens est directement issu d'un sens médical de
abominatio en lat. médiév. bien attesté ds
Du Cange,
s.v. abominatio, 1 (
cf. étymol. dernier ex. lat.);
Du Cange cite encore le fr. : La mente... conforte l'estomac et donne apetit de mangier et oste
Abomination. D'où les sens corresp. de
abominable (
cf. hist. 2) et
abo(s)mer (
cf. abominer, hist., introd.). Il semble avoir disparu au
xves. ou au début du
xvies. : L'
abomination de la viande augmente la podagre.
Arthel. de Alag.,
Fauc., (Gdf.).
− Rem. Le terme lat. est passé tel quel dans la lang. méd. en fr.
Besch. 1845 est seul à fournir cette attest. :
Abominatio, s.f., mot latin employé en pathologie pour signifier dégoût prononcé, véritable répugnance pour les aliments.
B.− « anathème ».
− Ce sens est consigné par le seul
Besch. 1845 :
Abomination signifie
anathème et se trouve dans les bulles d'excommunication des papes et des évêques. Bien qu'à la lettre cette consignation soit post. à 1789, il semble que ce sens n'ait plus été vivant apr. cette date et que
Besch. 1845 ait pris ce sens ds
Du Cange s.v. abominatio 3, qui dit que ces anathèmes étaient lancés contre les déprédateurs des biens ecclésiastiques et que l'on enregistrait dans un livre appelé
abominarium les bulles renfermant cette sorte d'anathèmes pour les promulguer en temps utile dans l'Église.
II.− Hist. des sens attestés apr. 1789. − A.− Sém. sens I.− On notera la grande stab. de ce sens apparu dans la 1
remoitié du
xiiies. (
cf. étymol. 3 a) et constamment attesté jusqu'à l'époque actuelle : Les Atheniens eurent en telle
abomination ceux qui en avoient esté cause que...
Mont.,
Ess., III, 12, p. 186 (Gdf.).
− Cf. encore
Rich. 1680,
Ac. 1694,
Fur. 1701,
Ac. 1798,
Ac. 1835,
Littré,
Ac. 1932-35,
Rob. Les 2 expr. cour.
avoir en abomination, être en abomination sont utilisées de façon permanente par les lexicographes pour illustrer ce sens : Le Seigneur
a en abomination les sanguinaires.
Arn. (Rich. 1680). Cette ville profane...
est en abomination à notre saint prophète.
Montesq.,
Lett. pers. 31
(DG). B.− Sém. sens II.− Comme pour le sens A, la 1
redat. qui est à l'orig. d'une remarquable continuité de ce sens jusqu'à notre époque, remonte loin dans le temps : étymol. 1 et 2; puis
Cotgr. 1611,
Fur. 1690,
Ac. 1740,
Littré, Rob. Les 3 expr. cour. ci-après se retrouvent régulièrement pour l'illustration du sens :
Chose qui est une grande abomination; commettre une abomination; homme qui est une abomination ou abomination de... cf. Ac. 1694; et aussi : Il serait à souhaiter que ces
abominations fussent ensevelies dans un éternel oubli.
Bourd.,
Pens., t. III, p. 135 (
Littré). J'en repasse dans mon esprit toutes les
abominations (de ma vie).
Mol.,
D. Juan, V, 1.
− Emploi partic. :
abomination de la désolation. L'ex. de Renan cité dans l'art. sém. permet d'abord de préciser comment
abomination a pu signifier « idole, idolâtrie » :
abomination est le calque du gr.
bdelygma, par lequel les Septante rendirent les mots les plus sales dont les Juifs usaient pour désigner les statues des dieux païens; dans
bdelygma, il y a
bdelussomai/bdeô « exhaler une mauvaise odeur »
(cf. lat.
pedo). Renan a donc raison de trad.
bdelygma/abominatio par « crotte ». Une idole, c'est donc un obj. répugnant (=
Du Cange) et cet obj. répugnant, c'est exactement de la « crotte » (= Renan). Le même ex. permet ensuite de comprendre le sens du second terme de l'expr.
désolation, et finalement l'expr. tout entière : le lat.
desolatio (> fr.
désolation) est le calque du gr.
erêmôsis, « action de dévaster, de créer le désert ». La désolation dont il s'agit dans l'expr. est donc la malfaisance dévastatrice de l'idole-abomination, ainsi que le suggère la trad. fr. donnée par Renan pour le lat.
abominatio desolationis (on trouve aussi
exsecratio vastationis) continuant le grec
bdelygma tês erêmôseôs, continuant lui-même l'expr. hébraïque. L'expr. veut donc signifier à l'orig. tous les fléaux, toutes les plaies dont sont grosses, pour ceux qui les servent ou seulement s'en approchent, les idoles, les aigles et les enseignes romaines, etc., elles-mêmes assimilées à de la « crotte ». Le sens de cette expr. tirée de l'Écriture sainte est noté pour la 1
refois ds
Ac. 1762, où il présente le même contenu sém. qu'à notre époque, à savoir « les plus grands excès de l'impiété, la plus grande profanation »;
Trév. 1771;
Ac. 1798, 1835, 1878;
Littré;
DG; Ac. 1932-35,
Rob. Les citat. les plus anc. proviennent de
Bossuet,
Hist., II, 9 ds
Littré : vous verrez
l'abomination de la désolation et de
Lemaistre de Sacy,
Bible, Matth. XXIV, 15, ds
DG : L'abomination de la désolation qui a été prédite par le prophète Daniel.
− Ext. dans le domaine fig. et par hyperb. attestée dep.
Voltaire,
Dict. philos. ds
DG, jusqu'au
xxes. inclus.