ABÎME, subst. masc.
Étymol. − Corresp. rom. : prov., cat.
abisme; n. prov.
abime, abisme; port., esp.
abismo (> logoud.
abismu).
1. Début
xiies. « gouffre, profondeur insondable (de la terre) » terme relig. dans trad. (
Ps. Oxford, éd. F. Michel, LXX, 23 : e des
abysmes de terre derechief remenas mei);
ca 1170 «
id. », cont. non relig. (
Benoit de Sainte Maure,
Chr. Ducs de Norm., éd. Fahlin, I, 4219 : Li quatre vent eissant d'
abisme commencerent entr'eus teu cisme... Que foudres volent e arson. [Description d'une tempête;
cf. Virgile,
Énéide, I, 60
ss]).
2. Début
xiies. « profondeur insondable (de la mer) », terme relig. dans trad. (
Ps. Oxford, éd. F. Michel, LXXVI, 15 : ... virent teil es ewes e crienstrent, e turbed sunt les
abysmes); 2
emoitié du
xves. «
id. », cont. non relig. (
J. Molinet,
Le Siège d'amours ds
Gdf. Compl. : Mers et
abismes loingtaines...).
3. Début
xiies. « profondeur de l'enfer », terme relig. (
Li ver del Juïse, éd. Feilitzen, 352 ds T.-L. : la terre crollerat trosk'en
abisme el fonz).
4. Début
xiies. « profondeur insondable », emploi fig., terme relig. dans trad. (
Ps. Oxford, éd. F. Michel, XXXV, 6 : ... li tun jugement mult
abysme);
ca 1265 «
id. » (
Philippe de Novare,
Quatre âges de l'homme, éd. Fréville, 117, ds T.-L. : la justice de Dieu si est une
abisme).
Du lat. chrét.
abyssus (dep. Tertullien, voir
abyssal) (d'où a. fr.
abis « profondeur de l'enfer », terme relig., début
xiies. ds T.-L., repris au
xvies. ds
Hug.; a. prov.
abis, a. ital.
abisso); les formes rom. (voir
sup.) postulent une altération en *
abismus au niveau du lat. vulg. (
Gröber,
Arch. lat. Lex., I, 233), d'orig. controversée, peut-être issu d'une formation superl. *
abyss/íssimus devenue *
abíss(i)mus par haplologie (
Diez5,
DG, REW3,
Cor.) hyp. satisfaisante des points de vue sém. et phonét.; à remarquer cependant que le suff.
-íssimus, fréq. en lat. vulg., affecte des adj., très rarement des subst., et dans ce cas toujours avec valeur hypocoristique, voir
Hofmann,
Lat. Umgangs-Spr., § 84;
dominissimus invoqué par
Diez5et
Cor. est restreint au domaine hisp. (
Du Cange,
s.v.) où le superl. en
-issimus, fréq., est repris par les lang. rom. Emplois analogues du lat.
abyssus et de l'a. fr.
abisme : cf. pour 1,
Ps., LXX, 20 : et de abyssis terrae iterum reduxisti me; - pour 2,
ibid. LXXVI, 17 : viderunt te aquae et timuerunt; et turbatae sunt abyssi; et
ca 768 Aethicus Ister, 36 ds
Mittellat. W. s.v., 70, 40 : ut... differentiam maris et abyssi sciret; - pour 3, Vulg.,
Apoc., 9, 1 ds
TLL s.v., 244, 30 : data est ei clavis putei abyssi; - pour 4,
Ps., XXXV, 7 : judicia tua abyssus multa; et
Alcuin,
Épist., 136 ds
Mittellat. W., s.v., 70, 32. L'hyp.
abyssu +
īmu > *
abiss(i)mu (
Rohlfs,
R. Ling. rom., 21, 1957, pp. 300-301;
Bambeck,
Lat. rom. Wortstud., 124) par assimilation de *
abíssímu à la formation superl.
-íssimu (> *
abísmu.) est satisfaisante du point de vue sém. (
ímus est fréq. chez St Augustin, voir
TLL; mêmes emplois propre et fig. que
abyssus, voir
Blaise), cependant
ímus signifie « qui est au fond », alors que la notion d'abîme suggère gén. l'idée d'absence de fond; d'autre part, il est difficile d'admettre que l'adj.
-ímus n'ait plus été senti comme tel.
− L'hypoth. d'une adaptation de l'a. fr.
abis en
abisme sous l'influence de l'anton. a. fr.
altisme (
Brüch,
Neu. Spr., XXXII, 426), satisfaisante du point de vue sém. et styl. (l'adj.
altisme fréq. dans cont. relig.), est difficilement acceptable, parce que ne pouvant rendre compte de l'esp.
abismo (
avismo, 1219, Aguilar de Campóo, d'après Blondheim ds
Rom., XLIX, 15), dont l'empr. au fr. est peu vraisemblable.
− L'hypoth. d'une assimilation au suff. sav.
-ísmus (
FEW, Dauzat 1964,
Bl.-W.4,
EWFS2) fait difficulté, ce suff. formant, en gén., des mots abstr. (
Diez5), sémantiquement éloignés de
abismus; il est cependant fréq. en lat. chrét.;
cf. Berger,
Die Lehnwörter in der fr. Spr., 40 et 287.
HIST. − Directement issu du lat. chrét.,
abîme, trad. fr. du lat.
abyssus, est d'abord attesté comme terme biblique (début
xiies.) dans les trad. fr. de l'Anc. et du Nouv. Test. Dans l'A. T. il désigne à la fois le chaos primitif, les cavernes immenses de la terre où Dieu rassembla les eaux, enfin les eaux elles-mêmes tirées du chaos; dans le N. T. il désigne l'enfer, séjour des damnés. Il s'emploie aussi au fig. dans la lang. relig. Très tôt (fin
xiies.) il passe dans la lang. profane où son sens s'élargit pour désigner du seul point de vue phys. toute profondeur (marines, à ciel ouvert ou souterraines) dont on ne peut mesurer le fond (ext. à toutes les dimensions). Dans cette même lang. profane, il prend parallèlement des sens fig. : le mot est alors empl. métaphoriquement soit comme terme techn. (chandellerie, hérald.), soit pour exprimer l'idée d'impénétrabilité pour l'esprit ou l'idée d'incommensurable (par ex. dans
abîme de misère pour
comble de la misère).
− Rem. 1. Ne pas confondre
abis, abîme et
abysse : abis <
abyssus, avec en anc. et moy. fr., l'unique sens d'« enfer », disparaît des dict. au
xvies. (dernière attest. ds
Hug.);
abîme <
abyssus +
issimus (
cf. étymol.), absorbe
abis et subsiste seul;
abysse <
abyssus mot sav. entré dans la lang. au
xixes. avec un sens techn. (
cf. art.
abysse).
2. Subst. masc. et fém. jusqu'au
xviies. (avec prédominance du fém. au
xvies., nombreux ex. ds
Hug.), il devient exclusivement masc. à partir de
Nicot 1606.
3. Par déglutination,
l'abisme fém. a pu se dissocier en
la bisme cf. inf. : A 2 (1
erex.) et B 1 (2
eex.).
I.− Disparition av. 1789. − Estre l'abîme des yeux de qqn « être l'obj. de la contemplation intense de qqn »,
xvies., 1 seul ex. dans la docum. : et il s'agit donc sans doute d'un fait de style. Tu es à son gré la personne De la cour qui danse le mieux, Tu
es l'abîme de ses yeux, Tant tu vas propre et bien en poinct. (1491-1558,
Saint-Gelays,
Chansons, 9, II, 230 ds
Hug.).
II.− Hist. des sens et accept. attestés apr. 1789. − A. − Sém. sens A (phys.) « profondeurs immenses, terrestres ou autres » : Il y a de profonds
abysmes dans ces montagnes, dans ces rochers, dans ces mers, dans ces rivieres. (
Fur. 1690).
1. « cavités marines » (
cf. sém. A 2) (et étymol. 1).
− xiiies. : Et puis recheoit [le navire] si profond que avis estoit qu'elle cheïst en l'
abisme et avenoit priés la tere el fons. (
Chronique de Rains, 47 ds
Littré).
− xives. : Tant sur terre comme en
abysmes [en mer]. (1373,
Froissart,
Joli buisson de jonesce ds
Littré).
− xvies. : Mers et
abismes loingtaines. (av. 1507,
J. Molinet,
Le siège d'amours ds
Gdf.). Les hault rochers des monstrueuses undes Se sont cachez es
abismes profondes. (1544,
Apol. nouv. du Debat d'Eole et Neptune ds
Hug.).
− xviies. : L'océan étoit jaloux de voir sonder ses
abysmes. (
Ablancourt ds
Trév. 1752).
− xviiies. : Dans l'Écriture il se prend pour les eaux que Dieu créa au commencement avec la terre, et qui l'environnoient de toutes parts. (
Trév. 1752).
2. « cavités terrestres à ciel ouvert » (
cf. sém. A 1 et étymol. 1).
− ca 1300 : il sont tuit aussi perdu en ceste queste come s'il fussent fondu en
bisme. (
Lancelot, ms. Frib., 1
o61 c ds
Gdf.).
− xviies. :
Abîme, gouffre profond. (
Rich. 1680). Le terrain s'affaisse et ouvre un
abîme. (1699,
Fénelon,
Télém., 15 ds
DG).
− xviiies. : Il se prend encore pour les cavernes immenses de la terre où Dieu rassembla toutes ces eaux le troisième jour et que Moyse appelle le
grand abysme. (
Trév. 1752).
3. « cavités souterraines » (
cf. sém. A 3) (
cf. étymol. 3, 4), notamment pour désigner l'enfer.
− xiiies. : Ke m'anrme n'assorbisset en
abisme diables. (
ca 1200,
Poème moral ds T.-L.). Li poins de la terre, ce est li mileu dedans, qui est apelez
abismes, la ou enfers est assis. (1266,
Br. Latini,
Li livres dou tresor ds T.-L.).
− xves. : Pour en
bysme tres orde Faire sejour au nombre des dampnez. (fin
xves.,
Myst. des Actes des apôtres ds
Gdf.).
− xviies. : Les damnés sont dans l'
abîme infernal. (1609,
F. de Sales,
Introd. à la vie dévote, I, 15 ds
DG).
− Rem. « chaos » peu employé, 1
reattest.
xives.; résurgence dans un contexte relig. ou moral ds
Besch., Rob., ds
Lar. encyclop. Cf. aussi art. sém. ex. 18 : Cahos : abysmes (ds
G. Briton,
Rem. sur le patois suivies du vocab. lat.-fr. 97 b ds T.-L.).
4. emplois fig. (
cf. art. sém. A 4)
a) chandellerie, 1
reattest. ds
Fur. 1690 :
Abysme est aussi un vaisseau fait en prisme triangulaire renversé qui sert aux chandeliers à fondre leur suif, et à faire leur chandelle, en y trempant plusieurs fois leur mèche, (
cf. aussi
Trév. 1704, 1752, 1771;
Ac. Compl. 1842;
Besch.; Littré;
DG;
Lar. 20eet art. sém.);
b) hérald. 1
reattest. dans la docum. disponible ds
Fur. 1690 :
Abysme. Terme de blason. C'est le cœur, ou le milieu de l'Écu, en sorte que la pièce qu'on y met ne touche et ne charge aucune autre pièce telle qu'elle soit. Ainsi on dit d'un petit Écu qui est au milieu d'un grand qu'il est mis
en abysme (...). (
Cf. aussi
Ac. 1694 à 1798;
Trév. 1704, 1752, 1771;
Ac. Compl. 1842;
Littré;
DG et art. sém.).
B.− Art. sém. sens B (philos.) 1
reattest.,
cf. étymol. 4.
1. « profondeur insondable, impénétrable pour l'esprit humain, la raison » :
− xiiies. : Li
abysmes des escritures. (av. 1250?,
Délivrement du peuple d'Israël, ms. du Mans I
o31 v
ods
Gdf.).
− xives. : Telx sont li jugement de dieu le roi haultisme, Qu'il n'y a fons ne rive, c'est une droite
bisme. (
Girart de Rossillon, 24 ds T.-L.).
− xviies. : La raison humaine est un
abisme où l'on se perd. (1654-1655,
Ablancourt,
Lucien ds
Rich. 1680). Les secrets de la nature sont des
abysmes. (
Ac. 1694).
− xviiies. : La divisibilité de la matière à l'infini est un
abysme pour l'esprit humain. (
Ac. 1762).
2. « degré élevé dans le quantifiable ».
− xvies. : On l'eust jugé à l'ouyr et le veoir/Une profunde
abisme de scavoir. (1476-1550,
J. Bouchet,
Épist. famil. du Traverseur, 68 ds
Hug.).
− xviies. : Se dit aussi de ces dépenses excessives dont on ne peut juger avec certitude. On ne peut certainement régler la dépense de la Marine, c'est un
abysme. (
Fur. 1690).
− xviiies. : Il se dit aussi fig. Des sciences difficiles, et qui demandent une tres-grande estude. C'est un
abysme que les Mathematiques. On dit au fig. Un
abyme de malheur, un
abyme de misère, pour dire Un extrême malheur, une extrême misère. (
Ac. 1740).
Abyme, se dit aussi figurément Des choses qui engagent à une excessive dépense, et qui sont capables de ruiner. Le jeu, les procès, les bâtiments sont des
abymes. (
Ac. 1762,
cf. aussi
Fur. 1690).
− Rem. Au
xixes.; disparition de l'emploi absolu, et comme quantificateur de subst. concr. A citer encore l'emploi mentionné par
Ac. 1798 : On dit familièrement et populairement d'un mets, qui consume une grande quantité de sucre ou d'autre chose, c'est un
abîme de sucre, etc. Aujourd'hui, quand il s'agit de consommation de biens ou d'argent, le lang. tend à substituer
gouffre à
abîme.