| SENSIBILITÉ, subst. fém. I. − [Propriété ou faculté d'un être vivant, d'un organe] A. − Dans le domaine physique 1. Propriété de la matière vivante de réagir de façon spécifique à l'action de certains agents internes ou externes. La lumière irrite d'abord avec une certaine force les fibres de la rétine; la sensibilité mise en jeu contracte ou dilate la pupille par une action tout à fait indépendante de la volonté (Maine de Biran,Influence habit.,1803, p. 59): 1. Au-dessus de la sensibilité purement organique des tissus élémentaires, ou des organes pris à part et non reliés au système général de la vie animale, mais à une grande distance encore de la sensibilité qui appartient aux animaux supérieurs, se place certainement la sensibilité propre aux animaux des classes inférieures, privés de centres nerveux...
Cournot,Fond. connaiss.,1851, p. 521. − En partic. Vulnérabilité. Si, une fois germé, le blé se rit des intempéries, il est, en naissant, d'une sensibilité extrême. Un froid un peu vif le gèle (Pesquidoux,Chez nous,1921, p. 138). 2. a) Propriété des êtres vivants supérieurs d'éprouver des sensations, d'être informés, par l'intermédiaire d'un système nerveux et de récepteurs différenciés et spécialisés, des modifications du milieu extérieur ou de leur milieu intérieur et d'y réagir de façon spécifique et opportune. Sensibilité auditive, cutanée, visuelle; troubles de la sensibilité. Sentir une sensation est un acte de la sensibilité proprement dite; et sentir que cette sensation nous vient d'un tel corps et par tel organe, c'est sentir un rapport entre cette sensation et ce corps ou cet organe; c'est un acte de jugement (Destutt de Tr.,Idéol. 1,1801, p. 47).Ma canne prolonge ma sensibilité tactile et musculaire de quatre-vingt-cinq centimètres. Elle prolonge et elle transforme toutes mes sensibilités, sauf la sensibilité thermique. Je perçois, avec ma canne, des sensations que je n'obtiendrais pas avec ma main. Ma canne est une tige de résonance (Duhamel,Maîtres,1937, p. 91).V. sensitif A 1 ex. de Maine de Biran. Rem. On emploie dans ce sens, et p. oppos. à sensibilité morale (infra I B 1), sensibilité physique: On doit distinguer les émotions que nous fait éprouver la sensation des objets extérieurs, de celles qui nous viennent des idées, des pensées, en un mot, des actes de notre intelligence; les premières constituent la sensibilité physique, tandis que les secondes, par leur susceptibilité plus ou moins grande, caractérisent la sensibilité morale (Lamarck, op. cit., p. 287). − [Constr. avec un compl. prép. introd. par à désignant l'agent perçu par les sens] Sensibilité à la chaleur, à la douleur, au froid. Ce dont encore je souffrais le plus, c'était ma sensibilité maladive au moindre changement de la température. J'attribuais, à présent que mes poumons étaient guéris, cette hyperesthésie à ma débilité nerveuse, reliquat de la maladie (Gide,Immor.,1902, p. 401). − [Constr. avec un adj. spécifiant la nature de la sensibilité] ♦ Sensibilité différentielle. Sensibilité à une différence entre deux stimuli. Même les animaux inférieurs accèdent à un rudiment de comportement perceptif (...) ils se constituent une sensibilité différentielle susceptible de les faire fuir un environnement biologiquement préjudiciable et de les faire rentrer dans l'environnement favorable (J. Vuillemin,Être et trav.,1949, p. 17). ♦ Sensibilité extéroceptive ou superficielle. Sensibilité mise en jeu par les organes récepteurs superficiels; en partic., sensibilité aux variations de l'environnement perçues par les récepteurs superficiels et les organes des sens. La sensibilité intéroceptive est la première à fonctionner à cause même de l'importance de l'alimentation, de la digestion. Elle prend ainsi une place privilégiée et c'est son organe, la bouche, qui fait le pont entre l'enfant et le monde extérieur. Elle sera supplantée ensuite par la sensibilité extéroceptive (Lafon1963).Les troubles sensitifs objectifs portent sur la sensibilité superficielle: le malade perçoit mal la piqûre et commet des erreurs de localisation (Quillet Méd.1965, p. 353). ♦ Sensibilité intéroceptive ou profonde. Sensibilité aux variations qui se produisent à l'intérieur du corps, sensibilité donnant des informations sur la vie végétative. Les troubles sensitifs objectifs portent (...) sur la sensibilité profonde: on la recherche à l'aide d'un diapason appliqué sur certaines régions osseuses superficielles; le malade ne perçoit pas les vibrations (Quillet Méd.1965, p. 353).V. supra ex. de Lafon 1963 et infra ex. de Mounier. ♦ Sensibilité proprioceptive. Sensibilité relative aux mouvements du corps, aux attitudes, aux postures, à l'équilibre. Le geste peut avoir deux origines et deux polarisations radicalement différentes. Tantôt, il regarde pour ainsi dire en dedans; il est commandé par une impression viscérale ou musculaire (sensibilité interoceptive) ou par un de ces schémas posturaux sans but extérieur, où le corps joue une sorte de monologue moteur avec la conscience de ses attitudes, avec son équilibre ou simplement avec le libre jeu de ses ébats (sensibilité proprioceptive) (Mounier,Traité caract.,1946, p. 192). b) [En parlant d'un appareil sensoriel, d'un organe ou d'une partie du corps] − Aptitude variable à reconnaître et à discerner des excitations plus ou moins faibles, à ressentir très vivement certaines excitations. Le genre d'influence qu'exerce sur toutes les parties, un organe majeur et prédominant, dépend (...) du degré de sa sensibilité propre, et de l'importance de ses fonctions. La vive sensibilité d'un organe peut être due au grand nombre de nerfs qui l'animent (Cabanis,Rapp. phys. et mor., t. 2, 1808, p. 413).Rachel, ma sœur aînée, devient aveugle. Sa vue a beaucoup baissé ces derniers temps (...). Il paraît que c'est la sensibilité rétinienne qui faiblit (Gide,Faux-monn.,1925, p. 1161). − En partic. Aptitude à ressentir la douleur, à réagir douloureusement ou de façon vulnérable, à l'action de certains agents. Emphysème, ce n'est pas douteux. Et, pour être tout à fait franc, je crois possible que vous conserviez longtemps une certaine sensibilité des muqueuses (Martin du G.,Thib., Épil., 1940, p. 891). B. − Dans le domaine affectif 1. [En parlant d'une pers.] Faculté de ressentir profondément des impressions, d'éprouver des sentiments, de vivre une vie affective intense. Sensibilité aiguë, maladive, vive; sensibilité à fleur de peau, d'écorché (vif); extrême sensibilité; être dépourvu de sensibilité. Gautier expose la théorie, qui est la sienne, qu'un homme ne doit se montrer affecté de rien, que cela est honteux et dégradant, qu'il ne doit pas montrer de sensibilité, et surtout dans ses amours, − que la sensibilité est un côté inférieur en art et en littérature (Goncourt,Journal,1863, p. 1354).Gise avait du mal à dominer sa sensibilité. Pour un rien, maintenant, les larmes l'étouffaient (Martin du G.,Thib., Consult., 1928, p. 1087). Rem. Dans la distinction class. des trois facultés, la sensibilité s'oppose à l'intelligence et à la volonté: La faculté de penser se subdivise (...) en sensibilité proprement dite, en mémoire, en jugement et en volonté (Lamarck, Philos. zool., t. 2, 1809, p. 372). ♦ [En parlant d'un artiste] Faculté d'éprouver des sentiments et aptitude à les traduire, à les exprimer dans une création artistique. Sensibilité d'un écrivain, d'un peintre; jouer d'un instrument avec sensibilité. Il y a de l'airain dans le style de Buffon. Rousseau avait une sensibilité bien plus fine et plus exquise. Ses descriptions sont moins pompeuses que celles de Buffon, mais elles ont plus de charme (Chênedollé,Journal,1815, p. 74).La sensibilité créatrice, dans ses formes les plus relevées et ses productions les plus rares, me paraît aussi capable d'un certain art que tout le pathétique et le dramatique de la vie ordinairement vécue (Valéry,Variété IV,1938, p. 217).[P. méton.;] [en parlant d'une œuvre] Qualité d'une œuvre où se manifestent et s'expriment avec force les sentiments de l'artiste. Page, musique pleine de sensibilité; œuvre d'une grande sensibilité. Quelques défauts dans le plan et dans la contexture de la pièce sont compensés par une sensibilité profonde, par des situations du plus grand intérêt et des beautés du premier ordre (Jouy,Hermite, t. 4, 1813, p. 365).J'ai lu avec un plaisir par moments très vif le Kyra Kyralina d'Istrati, de saveur si particulière, tout en faisant songer à certains récits des Mille et une nuits, ou à quelque roman picaresque; mais d'une sensibilité beaucoup plus chatoyante que Lesage ou Smollett (Gide,Journal,1940, p. 28). ♦ En partic. Faculté d'éprouver de la sympathie, de la compassion, de l'amour. Sans être prodigue de son argent, il l'était de sa sensibilité; il avait facilement la larme à l'œil; et le spectacle d'une misère l'émouvait sincèrement, d'une façon qui ne manquait pas de toucher la victime (Rolland,J.-Chr., Antoinette, 1908, p. 831).La citoyenne Rochemaure montra de la sensibilité; elle s'émut à l'idée des souffrances d'Évariste et de sa mère et rechercha les moyens de les adoucir (France,Dieux ont soif,1912, p. 95). − [Constr. avec un compl. prép. introd. par pour (vieilli) ou par à, indiquant l'objet de la sensibilité] Aptitude à porter un intérêt profond à (quelqu'un/quelque chose), à être particulièrement touché par (quelqu'un /quelque chose). Sensibilité pour le malheur des autres. Il y a bien une sorte de sensibilité à l'esthétique de la construction philosophique comme il y a une sensibilité à l'élégance de la construction mathématique (Lacroix,Marxisme, existent., personn.,1949, p. 57).Quelle joie de lecture quand on reconnaît l'importance des choses insignifiantes! Quand on complète par des rêveries personnelles le souvenir « insignifiant » que nous confie l'écrivain! L'insignifiant devient alors le signe d'une extrême sensibilité pour des significations intimes qui établissent une communauté d'âme entre l'écrivain et son lecteur (Bachelard,Poét. espace,1957, p. 77). − [Constr. avec un adj. indiquant le domaine dans lequel s'exerce la sensibilité] Sensibilité esthétique, musicale. C'est notre sensibilité verbale qui est brutalisée, émoussée, dégradée... Le langage s'use en nous. L'épithète est dépréciée. L'inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts (Valéry,Variété III,1936, p. 283).L'aveugle est souvent doué d'une grande sensibilité artistique, le sourd, contraint à monologuer avec ses pensées, est volontiers dogmatique et autoritaire (Mounier,Traité caract.,1946, p. 221). 2. [Constr. avec un adj. ou un compl. prép. introd. par de désignant un groupe de pers., une époque] Manière particulière d'éprouver des sentiments caractéristiques, de réagir sur le plan affectif. Sensibilité allemande, française; sensibilité bourgeoise, populaire; sensibilité moderne, romantique; sensibilité d'artiste, d'enfant; sensibilité de bourgeois. Le socialisme, sous ses deux aspects, le réformiste et l'insurrectionnel, n'en reste pas moins un des visages permanents de la pensée et de la sensibilité contemporaines (J.-R. Bloch, Dest. du S.,1931, p. 22): 2. J'étais né doué d'une sensibilité féminine. Jusqu'à quinze ans je pleurais, je versais des fleuves de larmes par amitié, par sympathie, pour une froideur de ma mère, un chagrin d'un ami, je me prenais à tout et partout j'étais repoussé. Je me refermais comme une sensitive.
Vigny,Journal poète,1833, p. 986. − P. méton., POL. Tendance à l'intérieur d'un parti, d'une organisation politique. Ce parti (...) est aussi un parti-patchwork où existent ce que l'on appelle pudiquement des « sensibilités » diverses. Autrement dit: des courants (Le Nouvel Observateur, 12 sept. 1981, p. 27, col. 1). II. − [Propriété d'un instrument, d'un appareil, d'un matériau] A. − Aptitude à détecter de faibles grandeurs ou variations. 1. PHYS. Aptitude à mesurer ou à enregistrer un phénomène ou une grandeur, les variations les plus faibles d'un phénomène ou d'une grandeur. Sensibilité d'une balance, d'un appareil de mesure; sensibilité d'une cellule, d'un hygromètre, d'un thermomètre. Ces variations d'intensité sont indiquées par un galvanomètre. La sensibilité de cet appareil est exquise; il répond à toutes les radiations dans l'intervalle d'une octave (H. Poincaré, Théorie Maxwell,1899, p. 66).La possibilité de détecter aisément l'existence des minerais uranifères: les rayonnements qu'ils émettent rendent possible une prospection par compteurs de radiations de sensibilité très élevée (Goldschmidt,Avent. atom.,1962, p. 91). 2. TÉLÉCOMM. Aptitude d'un récepteur à capter des signaux plus ou moins faibles. Sensibilité d'un tuner. Tout dépend de la sensibilité du récepteur; avec ceux dont on dispose aujourd'hui on emploie relativement peu d'énergie: 4 à 5 HP jusqu'à 100 kilomètres et 700 à 800 HP pour communiquer avec les antipodes (Warcollier,Télépathie,1921, p. 304).Dans toute liaison de télécommunications, par fil ou sans fil, dans toute réception de signaux, la sensibilité du récepteur est un facteur essentiel (Hist. gén. sc.,t. 3, vol. 2, 1964, p. 272). B. − Aptitude à réagir plus ou moins rapidement. 1. a) PHOT. ,,Rapidité avec laquelle une émulsion photographique peut fournir une image latente ou une image visible, sous l'action de la lumière ou de radiations actiniques`` (Pollet Phot. 1970). On parvenait à accroître la sensibilité générale des émulsions, et par conséquent la rapidité de la prise de vue instantanée dans toutes les conditions de couleurs et de lumières (Prinet,Phot.,1945, p. 42).Fondant son réalisme sur la nudité du visage, Dreyer avait pris prétexte de la sensibilité de la pellicule panchromatique, alors une nouveauté, pour refuser maquillage, postiches, perruques (Sadoul,Cin.,1949, p. 222). ♦ Degré, indice de sensibilité. ,,Valeur numérique permettant de déterminer les conditions d'exposition d'une surface sensible`` (Phot. 1979). b) PYROTECHNIE. Degré de réaction d'une substance explosive, plus ou moins grande aptitude à s'amorcer sous l'effet d'une action extérieure (choc, élévation de la température, etc.). La sensibilité à la chaleur est étudiée (...) en échauffant progressivement l'explosif et en déterminant la température à laquelle il s'enflamme (Vennin, Chesneau,Poudres et explosifs,1914, p. 119).Le chimiste suédois Nobel a eu l'idée, pour diminuer la sensibilité de la nitroglycérine (...), de la faire absorber par un sable spécial appelé kieselguhr (J. Cahen, Bruet, Carrières,1926, p. 101). 2. Au fig., dans le domaine de l'écon.Aptitude, capacité plus ou moins grande (d'un marché, d'une industrie, etc.) de réagir de façon positive ou négative à des facteurs extérieurs. Instabilité chronique des prix des passages et des taux de fret. Ceux-ci en particulier, sont exposés à varier fréquemment et d'une façon si brutale et si ample que les sommes payées par les chargeurs peuvent parfois ne correspondre en rien au prix de revient du transport. Cette sensibilité du commerce maritime apparaît en pleine lumière lorsque surviennent des crises économiques (M. Benoist, Pettier, Transp. mar.,1961, p. 17).Description géographique des marchés de vente et étude de ces marchés dans leurs conditions de stabilité, d'élasticité, leur sensibilité à la conjoncture politique et économique (Traité sociol.,1967, p. 265). C. − PHYS. Résistance d'un matériau. ♦ Sensibilité à l'entaille, à l'effet d'entaille. Diminution de la résistance à la rupture provoquée par une surface hétérogène (entaille, craquelure, etc.). (Dict. xxes.). ♦ Sensibilité à la rupture. Résistance variable aux facteurs pouvant provoquer une rupture (Dict. xxes.). Prononc. et Orth.: [sɑ
̃sibilite]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1314 « qualité par laquelle un sujet est sensible aux impressions physiques » (Henri de Mondeville, Chirurgie, 1540 ds T.-L.); 2. a) 1662 « attachement, intérêt pour quelque chose » (Pascal, Pensées, Papiers non classés, 427, 194, éd. L. Lafuma, p. 554); b) 1671 « faculté de percevoir les impressions morales » (Pomey); c) 1678 « sentiment d'humanité, de pitié » (La Rochefoucauld, Réflexions et maximes morales, éd. A. Regnier, t. 1, p. 192); d) 1680 « reconnaissance d'un bienfait reçu » (Rich. t. 2); 3. a) 1798 « aptitude à réagir rapidement à un contact (en parlant d'objets matériels) » sensibilité d'une balance (Ac.); b) 1858 phot. « propriété qu'ont certaines substances de s'impressionner sous l'action de la lumière » (Chesn. t. 2). Empr. au lat. tardifsensibilitas « sens, signification, sentiment, sensibilité », dér. de sensibilis, v. sensible. Fréq. abs. littér.: 3 626. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 7 006, b) 3 389; xxes.: a) 4 792, b) 4 743. Bbg. Gohin 1903, p. 300. − Sckomm. 1933, pp. 39-48, 116-120. |