| MORCEAU, subst. masc. I. − Partie d'un aliment, d'un mets solide. A. − Partie d'un aliment qu'on saisit en mordant. Synon. bouchée.Elle essaya de manger. Les morceaux l'étouffaient (Flaub.,MmeBovary, t.2, 1857, 47).Louise lui tendait le plat. Il se servait, cassait son pain en petits morceaux, et lentement, commençait à manger (Dabit,Hôtel Nord, 1929, p.231). − Au fig. Un gros morceau (à avaler). Quelque chose dont on vient à bout difficilement. Un des projets secrets de Delaveau avait toujours été d'acheter le haut fourneau, ainsi que le vaste terrain qui le séparait de son usine (...). Mais c'était là un bien gros morceau (Zola,Travail, t.1, 1901, p.127). − Loc. pop. et fam. ♦ Avoir, obtenir qqc. pour un morceau (une bouchée) de pain. Avoir, obtenir pour une très petite somme. Car j'ai habité autrefois tout près d'ici, quelque chose que j'avais déniché, que j'avais eu pour un morceau de pain (Proust,Sodome, 1922, p.972). ♦ Casser le morceau à qqn. Dire à quelqu'un ses vérités. Bon, eh bien tu leur casseras le morceau; tu leur demanderas comment ça se fait que les curetons soient toujours fourrés avec les officiers (Sartre,Mort ds âme, 1949, p.240). ♦ Emporter, enlever le morceau. Finir par obtenir gain de cause: 1. Pour un Guermantes (...), être intelligent, c'était avoir la dent dure, être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l'architecture, parler anglais.
Proust,Guermantes 2, 1921, p.441. ♦ Gober le morceau (en parlant du poisson). Mordre à l'appât. P. métaph. Se laisser attraper. (Ds Littré, DG, Rob.). ♦ Lâcher, manger le morceau. Avouer, dénoncer ses complices. Synon. se mettre à table*.Ce brave garçon, dégoûté de la besogne immonde qu'on lui faisait accomplir, s'était décidé à manger le morceau et à documenter les nationalistes (L. Daudet,Temps Judas, 1920, p.219). ♦ Ne pas lâcher le morceau. Résister fermement. Alors on a été aux groupes de combat, parce qu'il y en avait là-dedans qui ne lâchaient pas le morceau, des grands types, des culottés, ceux qui avaient sauté les premiers et qui s'accrochaient dur (Vercel,Cap. Conan, 1934, p.243). ♦ S'ôter les morceaux de la bouche. S'imposer de grandes privations. − Ah! murmura au bout d'un moment Martine (...). Un vrai coeur d'or, qui s'ôterait les morceaux de la bouche (Zola,Dr Pascal, 1893, p.14). B. − P. ext. Partie, quantité plus ou moins importante d'un aliment. Morceau de pain (synon. quignon); morceau de fromage; morceau de saucisson (synon. rondelle): 2. ... les fils du comte blâmaient la manie qu'avait le géomètre (...) de choisir, sans vergogne, le meilleur morceau en repoussant au fond du plat les parts moins belles, celles des autres.
Adam,Enf. Aust., 1902, p.228. − Fam. Compter les morceaux à qqn. Nourrir quelqu'un avec parcimonie. (Dict. xixeet xxes.). ♦ Fam. Manger un morceau. Faire un repas léger et rapide. − N'avez-vous pas faim? Ne mangeriez-vous pas un morceau? (Bourges,Crépusc. dieux, 1884, p.219). ♦ Morceau de résistance. Mets essentiel d'un repas. Synon. plat* de résistance.Au fig., fam. La partie essentielle de quelque chose: 3. La séance [à la Chambre] n'était pas encore commencée − la suspension allait prendre fin − puis (...) on attaquerait le morceau de résistance où, c'était certain, Gardas comptait bien jouer son solo.
Vialar,Bête de chasse, 1952, p.177. C. − En partic. Partie séparée d'un animal de boucherie. Un morceau de boeuf, de mouton, de veau; les bas morceaux, les bons morceaux; des morceaux de choix. Voici la fressure de trois agneaux: c'est de quoi nourrir vingt hommes. Le roi choisira les morceaux les plus délicats; il distribuera le reste à ses amis (About,Roi mont., 1857, p.249).Il envoyait les meilleurs morceaux à Mademoiselle Élise Guerrier, pour qui il avait une préférence imperceptible et décidée. Il choisissait pour elle, dans la longe de veau, le morceau du rognon, et dans le rôti de porc la tranche la plus rissolée (A. France,Vie fleur, 1922, p.488).Il y aurait de l'affectation à choisir exprès un mauvais restaurant, ou un menu spartiate, sous prétexte que les poilus n'ont pas tous les bons morceaux qu'on souhaiterait de grand coeur leur procurer (Romains,Hommes bonne vol., 1938, p.153). ♦ Morceau(x) du boucher. Petits morceaux de boeuf particulièrement recherchés (araignée, merlan, poire). − P. anal. [La femme est considérée du point de vue des désirs qu'elle inspire, de l'appétit sexuel qu'elle éveille] Un morceau de roi. Une femme bien en chair et désirable. Catherine est un morceau de roi (Musset,Lorenzaccio, 1834, iv,1, p.214). − Pop. Un beau, joli morceau. Magnifique morceau de femme cette Levantine, deux fois plus forte que moi (...) sa taille serrée dans une cuirase d'or vert (A. Daudet,Nabab, 1877, p.21). II. − Partie rompue, coupée, brisée d'un corps ou d'une substance solide. A. − [En parlant d'un être humain coupé (dépecé) en morceaux] Il a assisté un jour à l'exécution de quatre criminels, dont les morceaux dépecés étaient roués par le bourreau (Béguin,Âme romant., 1939, p.35). − En morceaux. Grièvement blessé. On m'a retiré trois fois de là-dedans en morceaux, une fois avec tout le poil roussi, une autre avec de la terre jusque dans le gésier, la troisième avec le ventre gonflé d'eau comme une grenouille (Zola,Germinal, 1885, p.1138). − Locutions ♦ Couper, mettre, réduire qqn en morceaux. Vaincre totalement quelqu'un. Écoutez, dit Edmond, que la présence de MmeBeurdeley rendait méchant, je vous les donne, les socialistes, vous pouvez les couper en petits morceaux (Aragon,Beaux quart., 1936, p.282). ♦ Avoir le coeur en morceaux. Avoir le coeur brisé. C'est bien, vous êtes libre, dit Tartarin, résigné; mais au fond le pauvre homme avait le coeur en morceaux (A. Daudet,Port-Tarascon, 1890, p.223). ♦ Fam. Ramasser, récupérer les morceaux. Sauver ce qui peut être sauvé après que quelqu'un a vécu une situation difficile. Un homme différent est sorti des mains de l'analyste. Il ramasse les morceaux et balaye le reste (Choisy,Psychanal., 1950, p.224). B. − [En parlant d'une substance solide] Morceau de bois, de charbon, de métal, de verre (synon. éclat, fragment); morceau de drap, d'étoffe, de papier (synon. lambeau). Le drap de son habit était cousu à la doublure des manches pour que les morceaux tinssent ensemble (Stendhal,Chartreuse, 1839, p.6).Elle prend la seule assiette de la vieille, la casse en morceaux, et la voilà qui danse (...) en faisant claquer les morceaux de faïence aussi bien que si elle avait eu des castagnettes d'ébène ou d'ivoire (Mérimée,Carmen, 1847, p.44). ♦ En mille, en petits morceaux. En de multiples fragments. Je pris un parti: ce fut de (...) déchirer la lettre en mille morceaux (Restif de La Bret.,M. Nicolas, 1796, p.168). ♦ Fait de pièces et de morceaux (au fig.). Sans unité, disparate. Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d'idées disparates (Chateaubr.,Mém., t.1, 1848, p.475). III. − Partie distincte mais non séparée d'un tout. Morceau de terrain, de terre (synon. parcelle); morceau de ciel (synon. coin). Nous autres paysans, dans les environs de la ville, nous ne pensons qu'au citoyen Cambon, qui fait mettre les terres des émigrés en petits morceaux, pour que chacun puisse en acheter sa part (Erckm.-Chatr.,Hist. paysan, t.2, 1870, p.94). − Au fig. Partie de quelque chose qui n'est divisible qu'en pensée. Morceau de vérité. Je me souviens de tout ce que j'ai fait dans la vie. Ça vient par gros morceaux, serrés comme des pierres (Giono,Colline, 1929, p.83): 4. La propriété du paysan est un morceau de sa vie (...). Sa propriété est un fragment de la patrie immédiate, de la patrie locale, un raccourci de la grande patrie.
Jaurès,Ét. soc., 1901, p.258. ♦ Morceau(x) par morceau(x). Progressivement, à la suite l'un de l'autre. L'orage flottait dans l'air. Sous la lente poussée d'une brise d'ouest, une invasion de nuages lourds gagnait morceaux par morceaux le ciel demeuré jusqu'alors d'une limpidité immaculée (Courteline,Train 8 h 47, 1888, 1repartie, vii, p.80).Un tableau de la société (...) ne gagnerait pas à se répéter de nos jours? Une telle investigation du monde social, morceau par morceau, région par région (...) prendrait maintenant quelque chose de bien mécanique, de bien prévu (Romains,Hommes bonne vol., 1932, p.viii). IV. − Partie détachée d'une oeuvre de l'esprit. A. − BEAUX-ARTS. Fragment d'une oeuvre considérée uniquement du point de vue de l'exécution. [Dans le tableau du Sacre] Et si quelques morceaux ne sont pas dignes du chef-d'oeuvre central, c'est que David passa la main à Rouget (A.Michel,Peint. fr. XIXes., 1928, p.32): 5. [De l'abus de l'esprit chez les Français] (...) Le peintre pense moins à exprimer son sujet qu'à faire briller son habileté, son adresse; de là la belle exécution, la touche savante, le morceau supérieurement rendu...
Delacroix,Journal, 1851, p.431. B. − LITT. Fragment d'une oeuvre littéraire. Synon. extrait, passage.Je me rappelle encore l'impression que fit sur moi la première lecture d'un morceau de l'Émile où Jean-Jacques peint la nécessité d'avoir senti la nature pour en jouir (Chênedollé,Journal, 1809, p.46). − Morceau d'anthologie, de bravoure (v. ce mot III B 2), d'éloquence. Partie d'une oeuvre particulièrement réussie et digne d'être prise comme modèle. − Morceaux choisis. Extraits d'oeuvres d'un même auteur ou de divers auteurs regroupés dans un recueil: 6. Humaniste, mon grand-père tenait les romans en petite estime; professeur, il les prisait fort à cause du vocabulaire. Il finit par ne plus supporter que les morceaux choisis et je l'ai vu, quelques années plus tard, se délecter d'un extrait de Madame Bovary...
Sartre,Mots, 1964, p.51. C. − MUS. Fragment complet d'une oeuvre instrumentale. Synon. mouvement.La Symphonie pour un homme seul comporte, au lieu des quatre ou cinq mouvements classiques une dizaine de morceaux, − on pourrait dire «séquences» − qui sont sensiblement articulés entre eux comme les maillons d'une chaîne (Schaeffer,Rech. mus. concr., 1952, p.65). − P. ext.
Œuvre musicale considérée comme un tout. Avant notre mariage, je l'avais crue [ma femme] musicienne. Elle paraissait comprendre les morceaux qu'elle jouait, soulignés par son professeur. À peine mariée, elle a fermé son piano, renoncé à la musique (A. Daudet,Femmes d'artistes, 1874, p.107).Piano, violon, violoncelle. Première épreuve éliminatoire: un morceau au choix et le morceau imposé (Enseign. mus., 1, 1950, p.14). ♦ Morceau détaché. On appelle morceau détaché tout fragment, complet en lui-même, tiré d'un opéra, d'une symphonie, etc., et joué ou publié séparément (Brenet,Dict. prat. et hist. mus., 1926, p.114). − P. méton. Partition musicale. Corinne repoussa des morceaux de musique; ils tombèrent du sofa en se froissant (Adam,Enf. Aust., 1902, p.235). V. − Toute oeuvre artistique ou littéraire considérée comme un tout. A. − BEAUX-ARTS. Morceau de peinture, d'architecture. L'ancien expert du Musée avait estimé onze mille francs la Vierge du Valentin et le Christ de Lebrun, morceaux d'une beauté capitale (Balzac,Curé Tours, 1832, p.230).La porte du kan d'Hassad-Pacha, qui donne sur le bazar, est un des morceaux d'architecture moresque les plus riches de détails et les plus grandioses d'effet que l'on puisse voir au monde (Lamart.,Voy. Orient, t.2, 1835, p.230). B. − LITT. Lorsque je composai ce morceau funéraire qui n'est qu'un long regret de mon bonheur passé, j'étais vêtu de noir (Murger,Scènes vie boh., 1851, p.282).Syveton avait fait taper à la machine sa déclaration aux jurés, dont Lemaître nous donna lecture. C'était un beau morceau, saisissant et sobre (L. Daudet,Temps Judas, 1920, p.238). C. − MUS. Morceau de musique. MmeLebrun (...) me dit avec un accent pénétré: (...) je défie tous ces petits (...) des classes de contrepoint du Conservatoire d'écrire un morceau aussi bien ficelé et aussi crânement religieux [il s'agit d'un O Salutaris] (Berlioz,Grotesques mus., 1869, p.202).Tous les morceaux du Répertoire grégorien ont été conservés intégralement (...) dans les manuscrits antérieurs au seizième siècle (Pothier,Mélod. grégor., 1890, p.iv). Prononc. et Orth.: [mɔ
ʀso]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) 1120-50 morsel «partie d'un mets solide que l'on détache en mordant» (Grand mal fist Adam, éd. H. Suchier, 9 a); b)1155 «partie séparée d'une chose comestible» (Wace, Rou, éd. I. Arnold, 11 804); 2. a) 1666 «fragment d'un ouvrage d'esprit» (Molière, Le Misanthrope, I, 2); b) 1690 «oeuvre artistique» (Fur.); 3.a)1798 manger* le morceau; b) 1844 casser* le morceau; c) 1866 emporter le morceau (Zola, Mes haines, p.222). Dimin. de mors*; suff. -eau*. Fréq. abs. littér.: 6231. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 6388, b) 11034; xxes.: a) 12347, b) 7708. Bbg. Barb. Misc. 1 1925-28, p.33. _ Gohin 1903, p.372. _ Gröber (G.). Etymologien. In: [Mél. Caix (N.) et Canello (U.A.)]. Firenze, 1886, p.46. _ Mack. t.2 1939, p.185. _ Quem. DDL t.19. _ Sculpt. 1978, p.525, 613. |