| ABSTRACTION, subst. fém. I.− Opération intellectuelle, spontanée ou systématique, qui consiste à abstraire : 1. Ce caractère mystérieux, que je nomme l'âme de tout groupe d'humanité et qui varie avec chacun d'eux, on l'obtient en éliminant mille traits mesquins, où s'embarrasse le vulgaire. Et cette élimination, cette abstraction se font sans réflexion, mécaniquement, par la répétition des mêmes impressions dans un esprit soucieux de communier directement avec tous les aspects et toutes les époques d'une civilisation.
M. Barrès, Un Homme libre,1889, p. 182. 2. Quelque horreur que tu aies de la généralité, quelque indignation que je t'aie causée tout à l'heure en disant que le voyage en chemin de fer aidait à discerner les caractères généraux d'un pays, il faut que tu reconnaisses que toute description concrète, sensuelle, précise, repose sur une abstraction et une généralisation préalables. Car, par exemple, si tu as pu si merveilleusement évoquer la Touraine avec : tuiles d'un rose passé, détours, allées, pressoir, goût de raisin, c'est parce que ces détails représentent chacun un caractère général auparavant extrait, symbolisent une qualité partout constatée la même.
J. Rivière, Alain-Fournier, Correspondance,Lettre de J. R. à A.-F., sept. 1908, p. 32. 3. ... Renan est (...) un des philosophes qui ont le plus contribué à faire perdre à leur temps le sens de l'absolu et de l'universel. Métaphysicien, il méconnaît la valeur de l'abstraction, de l'idée, et abandonne la recherche des principes et des causes pour les conjectures d'une pseudo-science historique hasardeuse. Malgré tout son rationalisme, la raison lui est suspecte et la vérité qu'il poursuit n'est pas adéquate à l'objet que l'intelligence peut atteindre.
H. Massis, Jugements,t. 1, 1923, p. 9. 4. L'abstraction en géométrie n'est autre chose qu'une convention. C'est par convention qu'une ligne est sans épaisseur ni largeur, qu'un cercle est parfait; de même c'est par convention que l'espace est homogène, ou que l'on peut déplacer une figure sans la déformer.
R. Ruyer, Esquisse d'une philosophie de la structure,1930, p. 262. 5. C'est indépendamment de notre volonté que les idées en nous se forment et se développent. Pour elles s'établit une sorte de struggle for life de persistance de la plus apte, et certaines meurent d'épuisement. Les plus drues sont celles qui s'alimentent non point d'abstraction, mais de vie; ce sont celles aussi bien qui se laissent le plus malaisément formuler.
A. Gide, Journal,1942, p. 114. 6. Abstraction. C'est une simplification, en présence de l'objet concret infiniment complexe et perpétuellement changeant, simplification qui nous est imposée, soit par les nécessités de l'action, soit par les exigences de l'entendement, et qui consiste à considérer un élément de l'objet comme isolé, alors que rien n'est isolable, et comme constant alors que rien n'est au repos.
Alain, Définitions,[Les Arts et les dieux], Paris, Gallimard, 1961 [1951], p. 1028. − P. ext. Pouvoir, faculté d'abstraction; usage méthodique de ce pouvoir : 7. ... la perception, la rétention ou la contemplation et la mémoire, le discernement et la comparaison, la composition, l'abstraction, telles sont les facultés de l'entendement humain, car la volonté avec le plaisir et la douleur et les passions, que Locke donne pour des opérations de l'âme, forment un autre ordre de phénomènes.
V. Cousin, Hist. de la philosophie du XVIIIesiècle,1829, p. 135. 8. Votre aimez-vous les uns les autres est une bêtise. − Eh bien, répondit Monseigneur Bienvenu sans disputer, si c'est une bêtise, l'âme doit s'y enfermer comme la perle dans l'huître. Il s'y enfermait donc, il y vivait, il s'en satisfaisait absolument, laissant de côté les questions prodigieuses qui attirent et qui épouvantent, les perspectives insondables de l'abstraction, les précipices de la métaphysique, toutes ces profondeurs convergentes, pour l'apôtre à Dieu, pour l'athée au néant : la destinée, le bien et le mal, la guerre de l'être contre l'être, la conscience de l'homme, le somnanbulisme pensif de l'animal, la transformation par la mort, ...
V. Hugo, Les Misérables,t. 1, 1862, p. 76. 9. La conscience de l'homme, a-t-on dit, se distingue de celle de toutes les autres espèces animales par un pouvoir beaucoup plus grand de refléter des images de sentiments, de pensées, d'actes étrangers. Cela tient à un premier pouvoir, pouvoir d'abstraction qui a permis à l'homme de faire tenir en des signes extérieurs, formes sonores ou graphiques, dans les mots, des approximations des images qui se forment dans son cerveau.
J. de Gaultier, Le Bovarysme,1902, p. 58. − Par restriction de sens, en insistant sur l'aspect négatif de l'abstraction (cf. ex. 1) : ♦ Faire abstraction de qqc. Ne pas tenir compte de tel(s) élément(s) d'un ensemble, d'une situation, d'un obj., d'une pers., etc. : 10. Toutes les pêches n'ont pas exactement les mêmes couleurs, la même figure, la même grosseur, le même degré de maturité; elles diffèrent au moins par le lieu, par le temps où vous les voyez. Vous négligez ces différences, vous les écartez, ou, comme on dit, vous en faites abstraction; vous ne considérez ces dernières pêches que par ce qu'elles ont de commun avec la première que vous avez observée; vous prononcez que ce sont encore des pêches : et voilà que l'idée de pêche est devenue générale, et n'est plus composée que des caractères qui conviennent absolument à toutes les pêches. Cette opération s'appelle abstraire.
A.-L.-C. Destutt de Tracy, Éléments d'idéologie,Idéologie proprement dite, 1801, p. 89. 11. La première fois que je vous vis, mes sens furent émus, et mon imagination s'alluma jusqu'au point de vous croire une perfection, je ne sais laquelle, mais enfin, imbu de cette idée, je fis abstraction de tout le reste, et ne vis en vous que cette seule chose.
H. de Balzac, Correspondance,t. 1, 1822. 12. Faire abstraction de... : abstraction négative consistant à ne considérer ou à ne pas faire entrer en ligne de compte certains éléments de l'objet dont il est question.
Foulq.-St-Jean, 1962, p. 4. ♦ Faire abstraction de qqn, (et plus partic.) de soi. Ne pas tenir compte de soi dans la vie, dans l'activité intellectuelle, etc. : 13. Il m'en coûte horriblement d'oser, d'espérer, de vouloir, de m'engager. J'aime à faire abstraction de moi et à m'annuler, pour annuler ma responsabilité et ma faculté de souffrance.
H.-F. Amiel, Journal intime,1866, p. 355. 14. « Mon ami, tout est là-dedans. Moi, je ne compte pas et je me moque de mon sort. Je m'efforce de m'oublier, de faire abstraction de moi. Je marche sur mon orgueil, sur ma dignité même. Et je lutte pour anéantir en moi cette grande soif d'aimer et d'être aimée, qui est l'instinct même de vie et de conservation de toutes les vraies femmes... »
C. Farrère, L'Homme qui assassine,1907, p. 271. 15. Il n'y a pas d'enquête possible sur la nature de ce qui est métaphysiquement premier. Impossibilité liée à la fois à l'essence même d'une enquête, et à l'esprit dans lequel elle est forcément menée. L'enquêteur fait abstraction de soi; il s'efface devant le résultat obtenu. Qu'est-ce que le résultat? C'est une réponse valable pour n'importe qui.
G. Marcel, Journal métaphysique,1922, p. 279. II.− Résultat de l'action d'abstraire. A.− [Au sing. ou au plur.] Idée ou représentation abstraite : 16. ... les métaphores ne sont pas moins nécessaires à la métaphysique que les abstractions. Ayez donc recours à l'abstraction, quand la métaphore vous manque, et à la métaphore, quand l'abstraction est en défaut. Saisissez l'évidence, et montrez-la comme vous pourrez : voilà tout l'art et toutes les règles.
J. Joubert, Pensées,t. 1, 1824, p. 320. 17. ... [l']âme [mystique de Baudelaire], quand elle croyait, ne se contentait pas d'une foi dans une idée. Elle voyait Dieu. Il était pour elle, non pas un mot, non pas un symbole, non pas une abstraction, mais un être, en la compagnie duquel l'âme vivait comme nous vivons avec un père qui nous aime, qui nous connaît, qui nous comprend.
P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine,1883, p. 12. 18. En substituant progressivement aux expériences sensibles particulières des abstractions généralisées, on a permis le développement de l'intelligence humaine et son dépassement du stade animal.
R. Huyghe, Dialogue avec le visible,1955, p. 58. Rem. D'ext. d'emploi de ce dernier type dérivent les emplois du mot pour qualifier les arts dits abstraits. Cf. inf. II B. − PHILOS. [Surtout au plur.] Les universaux : 19. À la vérité, nous avons besoin du général et du particulier, de l'être humain et de l'individu. La réalité du général, des universaux, est indispensable à la construction de la science, car notre esprit ne se meut aisément que parmi les abstractions. Pour le savant moderne, comme pour Platon, les idées sont la seule réalité. Cette réalité abstraite nous donne la connaissance du concret. Le général nous fait saisir le particulier. Grâce aux abstractions créées par les sciences de l'être humain, l'individu peut être habillé de schémas commodes qui, sans être faits à sa mesure, s'appliquent cependant à lui et nous aident à le comprendre.
A. Carrel, L'Homme, cet inconnu,1935, p. 283. 20. Les malades ne sont pas des entités. Nous observons des gens atteints de pneumonie, de syphilis, de diabète, de fièvre typhoïde, etc. Nous construisons ensuite dans notre esprit des universaux, des abstractions que nous appelons maladies.
A. Carrel, L'Homme, cet inconnu,1935p. 297. 21. ... Cette conviction fit alors le succès de la philosophie nominaliste, qui dénonçait dans les idées générales, dans les abstractions, un artifice de la pensée; elle n'y voyait rien de plus consistant que les mots les désignant, un bruit de paroles, « flatus vocis ».
R. Huygue, Dialogue avec le visible,1955, p. 134. − [Souvent avec un adj. épithète comme vide, vain, pur] Péj. Idée ou représentation de la réalité, à la limite sans correspondance avec l'obj. : 22. − Eh! donc, cher mandarin, la stupidité d'un peuple vous réjouit?
− Fort, dit-il.
− Nous ne sommes point de cet avis, lui dis-je, et nous aimons à sacrifier nos libertés individuelles à la liberté générale.
− La liberté générale! répartit-il (il faillit rire) voilà un mot, une abstraction, un être insaisissable, un filament de la bonne vierge qui traverse les airs! Pououh!
A. de Musset, Le Temps,1831, p. 90. 23. Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles, quelque chose d'éternel et quelque chose de transitoire, − d'absolu et de particulier. La beauté absolue et éternelle n'existe pas, ou plutôt elle n'est qu'une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses. L'élément particulier de chaque beauté vient des passions, et comme nous avons nos passions particulières, nous avons notre beauté.
Ch. Baudelaire, Salon de 1846,1846, p. 195. 24. ... Pourquoi donc le monde entier est-il ainsi soulevé contre vous? Tous les autres docteurs ensemble ne me donnent pas autant de souci que vous.
prospero
C'est qu'ils travaillent sur des abstractions vides, et moi, je travaille sur des réalités. Je n'étudie que des faits, et j'en tire des manipulations, des pratiques, et c'est ainsi que j'ai pu ajouter un ordre d'opérations à celles de l'antiquité. La nature ne distille pas; moi, je distille. D'autres feront bien plus après moi.
E. Renan, Drames philosophiques,L'Eau de jouvence, 1888, V, 3, p. 506. 25. Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n'existe pas? Peu de chose, et nos esprits bien inoccupés languiraient si les fables, les méprises, les abstractions, les croyances et les monstres, les hypothèses et les prétendus problèmes de la métaphysique ne peuplaient d'êtres et d'images sans objets nos profondeurs et nos ténèbres naturelles.
P. Valéry, Variété 2,1929, p. 235. 26. Car cet amour ou cette tendresse que les mois de peste avaient réduits à l'abstraction, Rambert attendait dans un tremblement, de les confronter avec l'être de chair qui en avait été le support.
A. Camus, La Peste,1947, p. 1460. B.− [Au sing.] Ensemble de ce qui est abstrait; caractère de ce qui est abstrait, notamment dans les arts (cf. abstrait) : 27. On aurait tort de vouloir ainsi distinguer entre Stravinsky et Schonberg deux tendances exclusives, l'une qui irait vers la concrétisation, l'autre vers l'abstraction de la musique. Il faut aussitôt compléter ce que nous venons d'avancer par l'aspect opposé. Le monde de Stravinsky se préoccupe en effet d'abstraction, tandis que celui de Schonberg, de gré ou de force, pose, ou tout au moins suppose un contexte concret.
P. Schaeffer, À la recherche d'une musique concrète,1952, p. 129. 28. Et quand tu crois que je sacrifie (...) la vie à une abstraction, c'est au contraire l'abstraction que je subordonne à la réalité, ...
A. France, Monsieur Bergeret à Paris,1901, p. 255. 29. Quelle prodigieuse précipitation de notre littérature vers l'artificiel! Je voudrais voir les lecteurs du Progrès civique et M. Clément Vautel devant le monologue d'Émilie qui ouvre la pièce :
Impatients désirs d'une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément...
L'abstraction, la préciosité, la soufflure, l'antiréalisme (pour ne point dire : le factice) ne sauraient être poussés plus loin.
A. Gide, Voyage au Congo,1927, p. 820. 30. Abstraction : le premier esthéticien qui ait systématiquement appliqué ce concept à l'étude de l'art est sans doute, en 1908, Worringer, bien que dans Abstraktion und Einfühlung le mot ne désigne encore qu'une tendance de l'art ou plutôt une attitude de l'artiste, celle qui consiste à tenir la nature à distance, en la maîtrisant par des signes, au lieu de se laisser investir et maîtriser par elle.
M. Dufrenne, Art abstrait,Paris, Encyclopaedia Universalis, t. 1, 1968, p. 45. 31. Dès 1911, Vassili Kandinski fonde le groupe du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) et publie Du Spirituel dans l'art, où il énonce les principes de l'expressionnisme allemand, applicables à la peinture, à la musique et au drame qu'il suivit dans ses aquarelles abstraites, les premières du genre... En Russie également, à partir de 1907, divers groupes de jeunes artistes se détournèrent du naturalisme. Ils étudièrent l'art français et les icônes russes, qui les intéressaient par leur tendance à l'abstraction... Leur principale tendance allait vers la pure abstraction mathématique, l'« expression de la non-objectivité ».
Hist. du développement culturel et scientifique de l'humanité, Paris, R. Laffont, t. 6, 1968, p. 1166-1167. Rem. Dans l'ex. 28, abstraction relève successivement de A et de B. III.− [En parlant d'une pers.] État d'un homme ou d'un mode de vie isolé de l'environnement. A.− [Au sing.] Vieilli, péj. ,,État d'un homme qui s'éloigne de la société de nos semblables et se plonge dans une solitude absolue.`` (Besch. 1845); état de rêverie prolongée et plus ou moins pathologique : 32. L'espèce d'abstraction où vivait Gilliatt s'augmentait de la matérialité même de ses occupations. La réalité à haute dose effare. Le labeur corporel avec ses détails sans nombre n'ôtait rien à la stupeur de se trouver là et de faire ce qu'il faisait. Ordinairement la lassitude matérielle est un fil qui tire à terre; mais la singularité même de la besogne entreprise par Gilliatt le maintenait dans une sorte de région idéale et crépusculaire.
V. Hugo, Les Travailleurs de la mer,1866, p. 274. 33. Le voilà de nouveau dans ses abstractions.
Littré. 34. Il traînait ses vieilles pantoufles avec un petit bruit régulier et agaçant, s'enfonçait dans l'ombre, revenait vers la lumière, les mains derrière le dos, la tête basse, les yeux à terre, murmurant, s'exclamant, agitant la tête, inconscient de ceux qui l'entouraient. Il calculait, supputait. Douze séances à cent francs et la guérison était au bout peut-être. Ce bromure, ces médicaments, ça ne valait pas les séances de massage électrique. À moins que les deux traitements ensemble... Un mieux en trois séances. Un mieux! Voir un peu, sortir du néant! Il en éprouvait un choc dans la poitrine, de penser à ces choses. Il s'arrêta, affirma tout haut, dans son abstraction :
− Il me faut ces douze séances...
Une espèce d'écho nasillard lui avait répondu. Il retomba dans la réalité, se rendit compte que le petit Georges était en train de se moquer de lui.
M. Van der Meersch, L'Invasion 14,1935, p. 213. − [Au plur.] Vieilli. ,,Absences d'esprit : avoir des abstractions.`` (Besch. 1845). B.− Néol. État d'un homme ou d'un mode de vie isolé, réellement ou par la pensée, de son entourage : 35. ... regarder la coupole semble un moment devoir devenir l'expression pour peindre l'abstraction d'un académicien d'une séance de l'Académie, la dissimulation de ses sensations, de ses impressions, quand un ennemi parle.
E. et J. de Goncourt, Journal,1887, p. 661. 36. 8 heures du matin. Je suis seul sous ma tente. Le camp, dans un repli de la grande plaine de Toulouse. Après la pluie de cette nuit, vent violent dans les peupliers et sur les toiles tendues. L'isolement, l'abstraction soudaine de cette vie me satisfait.
J. Rivière, Alain-Fournier, Correspondance,Lettre de A.-F. à J. R., juill. 1909, p. 145. 37. Tout être humain est un obstacle pour qui tend à Dieu. Les mouvements que Dieu me fait la grâce de mettre en moi, je ne puis les percevoir que dans une abstraction complète. Comme ceux qui écoutent la musique les yeux fermés. Ce qu'il me faudrait, ce sont des journées vides, si vides.... Tout ce qui y entrerait, et l'amitié même, et l'affection surtout, n'y entrerait que pour les troubler.
H. de Montherlant, Le Maître de Santiago,1947, II, 1, p. 623. Rem. Quelques syntagmes de la lang. philos. : abstraction simple, - constructive, - empirique (ou simple), - simplifiante, - réfléchissante (ou constructive), - réfléchissante de l'expérience logicomathématique, - et conscience, - à partir des coordinations internes (héréditaires), - opération inverse de la multiplication logique, - et symbolisme, - des qualités, - propre aux formes successives (historiques et psychogénétiques) de la causalité (relevées par A.-M. Battro 1966, p. 1-3). Prononc. ET ORTH. − 1. Forme phon. : [ab̭stʀaksjɔ
̃]. Enq. : /apstʀaksiõ/. 2. Hist. − Dès son entrée dans la lang. au xiiies., forme graph. mod. (cf. étymol. 1). Au xives. (1370, cf. étymol. 2), la graph. sav. du suff. lat. -tio est concurrencée par la forme reflétant la prononc. -cion (pour ce phénomène, du xiiies. à la fin du xives., cf. aussi -tion). A partir du xvies., abstraction l'emporte (cf. étymol. et hist.). − Rem. Labstraction (Hug.), phénomène d'agglutination* fréquent en m. fr. (cf. Bourg.-Bourc. 1967, § 184). Étymol. − Corresp. rom. : prov. abstraccio; ital. astrazione; esp. abstracción; cat. abstracció; port. abstracção.
1. xiiies. « action d'extraire (un corps étranger d'une blessure) » terme de chir. (Brun de Long Borc, Cyrurgie, ms. de Salis, fol. 25 a ds Gdf. : et puis recommenceras l'abstraction de la saiete); 2. 1370 « opération de l'esprit qui consiste à isoler un élément d'un tout pour y concentrer son observation » terme philos. (Oresme, Éthiques d'Aristote éd. Menut, VI, 10, p. 347 : la cause est pour ce que les choses de mathématiques sont cogneües par abstraccion, ymaginacion et phantaisie; mais des autres sciences ... aucuns principes sont sceus par experience); 3. 1510-12 « action d'enlever (une femme) » (Lemaire de Belges, Illustr. II, 15 ds Hug. : Achilles tenant a grand injure l'abstraction de sa concubine Briseis).
Empr. au b. lat. abstractio dep. ives. au sens 3 (Dictyos cretensis, Ephem. belli. Troiani 1, 4 ds TLL s.v. : abstractio conjugis [i. raptus]); dep. 447 comme terme méd. (Cassius Felix, De medicina, 36 ibid. : ne abstractione violenti emeatus emorroidis sequatur); terme philos. dep. Boèce au sens de « opération de l'esprit qui consiste à isoler un élément d'un tout pour y concentrer son observation » (Analytic. poster. Aristotelis versio lat., 1, 4 ibid. : quae ex abstractione dicuntur, est per inductionem nota facere; cf. Albert le Grand, Comment. in Dionys. Areopagitae « De caelesti hierarchia », 12, 1 ds Mittellat. W. s.v., 60, 65 : secundum philosphi probationem... in rebus non sunt nisi tres gradus abstractionis et concretionis, scilicet coniuncta materiae secundum esse et secundum rationem, ut naturalia, separata secundum rationem tantum, ut mathematicalia, et separata per esse et rationem, ut metaphysicalia).
HIST. − Ainsi que pour abstraire (cf. hist. s.v.), disparition rapide du sens I phys. et développement de 3 sens fig., intellectuels.
I.− Le sens premier et sa disparition. − « Action d'extraire », n'apparaît dès les orig. que dans les emplois partic. : A.− « action d'extraire » (un corps étranger d'une blessure), xiiies. cf. étymol. 1. B.− « action d'enlever » (une femme), xvies., cf. étymol. 3 et aussi : Taking away by violence − rapt, abstraction. (Palsgrave, Esclairc., 1531, p. 279 ds Gdf.). Il s'agit sans doute d'un latinisme. C.− « action de s'isoler du monde, solitude », xvies. : En abstraction demeure tristesse. (Lef. d'Étaples, Bible, Ecclés. 38 ds DG). D.− abstraction « opération chymique » (cf. Encyclop. t. 1 1751, III, table 1).
II.− Hist. des sens fig. attestés apr. 1789. − A.− Sém. sens I « opération mentale » (cf. déf. d'Alain ds sém. ex. 6). Grande stab. de ce sens dep. ses orig. (1370, cf. étymol. 2) : Séparation qui se fait par le moien de l'esprit. (Rich. 1680). Détachement qui se fait par la pensée de tous les accidents ou circonstances qui peuvent accompagner un être, pour le considérer mieux en lui-même. (Fur. 1690). − Rem. 1. Trév. 1771 distingue, d'apr. l'Abbé Girard, abstraction/précision : La précision a plus de rapport [tout en les considérant à part] aux choses (...) qu'on peut (...) concevoir être l'une sans l'autre (...), l'abstraction regarde plus particulièrement les choses qu'on ne sauroit concevoir être l'une sans l'autre. 2. Faire abstraction de (cf. sém. I par restriction), ext. à de nombreux domaines du sens I. Permanence de cette tournure apparue au xviies. : a) xviies. : En faisant abstraction de tout sens. (Pascal, Provinciales, 1656, I. ds Littré). b) xviiies. : De quelque manière que l'on considère cette République, abstraction faite de sa grandeur. (J.-J. Rousseau, Contrat social, IV, 1762, 3 ds Littré). La synon. de cette loc. et du verbe abstraire, sans doute due à des raisons d'euphonie (cf. abstraire, hist. II, rem.), est dénoncée tardivement par Littré, qui s'efforce de distinguer les 2 termes : Faire abstraction, c'est ne pas tenir compte de. Abstraire, c'est exécuter l'opération intellectuelle par laquelle on isole, dans un objet, un caractère. B.− Sém. sens II « résultat de l'action d'abstraire ». Apparaît au xviies. et subsiste : − xviies. : [Il] est dans des abstractions continuelles. (Ac. 1694). − xviiies. : L'étendue est l'abstraction de l'étendu. (Leibniz, Nouv. essais, II, 13 ds DG). − xixes. : Humanité, raison, vertu, savoir, blancheur (...) sont des abstractions. (Ac. 1835). − xxes. : grande vitalité (cf. sém.). − Rem. 1. Au xixes., synon. très vague universaux/ abstractions (cf. sém. II A philos.). 2. Sém. sens II A péj., nuance péj., vivante dès le xviies. : Pour les abstractions, j'aime le platonisme. (Molière, Les Femmes sav., III, 2 ds DG). Grande vitalité aux xixeet xxes. (cf. sém.). C.− Sém. sens III « état mental » (cf. sém. III A). Ac. 1694 est le 1eret le seul à le mentionner jusqu'en 1752, où il est aussi relevé par Trév. : on dit aussi qu'Un homme est dans des abstractions continuelles, pour dire qu'Il resve continuellement, qu'il est appliqué à toute autre chose, qu'à celles dont on parle. (Ac. 1694). Ce sens est alors voisin de « distraction ». − Rem. Cet ex. de l'Ac. 1694 montre bien par son ambivalence la filiation du sens II au sens III (au sens II les abstractions sont dissociées de l'esprit qui les produit; au sens III cette dissociation n'est plus faite). Ce sens se nuance diversement à l'époque mod., au point qu'il faut se demander s'il n'y a pas plutôt recréation que continuité (cf. sém.). STAT. − Fréq. abs. litt. : 1 384. Fréq. rel. litt. : xixes. : a) 1 813, b) 1 579; xxes. : a) 1 519, b) 2 578. BBG. − Battro 1966. − Bouillet 1859. − Dagn. 1965. − Foulq.-St-Jean 1962. − Franck 1875. − Goblot 1920. − Gramm. t. 1 1789. − Lafon 1963. − Lal. 1968. − Littré-Robin 1865. − Miq. 1967. − Moor 1966. − Ros.-Ioud. 1955. − Théol. cath. Table 1929. |