| ABRÉGER, verbe trans. Rendre plus court. A.− [Le compl. (ou le suj. dans l'emploi pronom.) désigne la longueur d'un parcours, la durée d'un procès...] :
1. La nécessité de nos conversations du soir et du matin, qui pourraient m'être agréables, si je me sentais le maître de les abréger à mon gré, mais que Biondetta se montre trop décidée à prolonger, que je le veuille ou non, cette nécessité suffit quelquefois pour me disposer mal pour toute la journée.
B. Constant, Journaux intimes,1804, p. 109. 2. ... j'avais pour règle, afin d'abréger mon propre travail, de ne m'arrêter sur aucun des objets dictés à d'autres, sachant qu'ils demeuraient assurés.
E.-D. de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, t. 2, 1823, p. 316. 3. Si ces arbitres, qui feraient toujours l'office d'un jury d'équité, étaient payés proportionnellement à la somme disputée, et sans égard à la durée de l'instruction, ils seraient intéressés à simplifier, à abréger les procès, pour épargner leurs temps et leurs peines, et à juger équitablement pour avoir de l'occupation.
J.-B. Say, Traité d'économie politique,1832, p. 501. 4. Tels sont mes rêves. C'est toujours la raison humaine se débattant contre la douleur et l'impuissance. Un semblable sommeil abrège la vie au lieu de la prolonger. Il dépense une énorme énergie. Le travail de la pensée, plus désordonné, plus fantasque dans les songes, est aussi plus violent et plus rude.
G. Sand, Lélia,1833, p. 128. 5. ... quand nous nous remémorons le passé, c'est-à-dire une série de faits accomplis, nous l'abrégeons toujours, sans altérer cependant la nature de l'événement qui nous intéresse. C'est que nous le connaissons déjà;...
H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience,1889, p. 154. 6. La chambre fait silence et jongle avec ces bulles.
Or le miroir cruel les attire. Voici
qu'elles virent dans l'air vers la clarté du piège,
croyant l'espace libre en ce cadre transi
dont le leurre recule un chemin qui s'abrège.
G. Rodenbach, Le Règne du silence,1891, p. 20. 7. Elle ne voyait que le chemin, des peupliers, des saules : à dix mètres en avant, elle ne distinguait plus rien. Elle marchait, mais elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle risquait sans cesse de s'égarer, d'augmenter la distance au lieu de l'abréger. Elle ne connaissait que très mal le chemin.
Daniel-Rops, Mort, où est ta victoire?,1934, p. 44. Rem. Les termes mis en série avec abréger exprimant l'idée de suppression partielle ou totale sont très nombreux : diminuer, restreindre, réduire, ... Suivant la nature du cont., le verbe se colore d'une nuance dépréc. ou valorisante; dans ce dernier cas il est presque synon. de simplifier, épargner (ex. 3). 3 ex. choisis parmi un gd nombre offrent des groupes anton. où abréger s'oppose à prolonger (ex. 1, 4), s'arrêter sur (ex. 2). Dans l'ex. 1, l'emploi du verbe avec le subst. d'action conversation montre le lien entre l'accept. A et l'accept. B. B.− [Le compl. (ou le suj. dans l'emploi pronom.) désigne plus spéc. un discours parlé ou écrit, un chant, ... (dans ce cas abréger s'emploie le plus souvent en constr. absolue)] :
8. Dans mon premier plan je faisois reparoître cette femme célèbre. L'épisode qu'elle me fournissoit eût été aussi long que celui de Giaffar; j'ai mieux aimé le soustraire que le gâter en l'abrégeant.
Mmede Genlis, Les Chevaliers du Cygne,t. 1, 1795, p. xvi. 9. ... dans l'obligation d'abréger ce qu'il m'a confié, je mutile sans cesse, c'est-à-dire, je gâte.
E.-D. Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène,t. 1, 1823, p. 989. 10. Il arrive souvent ainsi, en littérature, que des séries entières d'
œuvres antérieures, appartenant à une période finissante de la civilisation avec laquelle elles s'en vont disparaître elles-mêmes, se retrouvent soudainement dans une dernière œuvre modifiée et supérieure, qui les abrège, les résume et en dispense.
Ch.-A. Sainte-Beuve, Port-Royal,t. 1, 1840, p. 153. 11. ... ces adultérations sont plus sensibles encore si vous écoutez, après l'office des Complies, le Salve Regina. Celui-là, on l'abrège de plus de moitié, on l'énerve, on le décolore, on l'ampute de ses neumes, on en fait un moignon de musique ignoble, ...
J.-K. Huysmans, En route,1895, p. 179. − En emploi absolu. Faire court, s'exprimer en peu de mots : 12. ... tu dois avouer ton escapade en France et ta présence, le 18 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste abrège beaucoup, diminue cette aventure, avoue-la seulement pour qu'on ne puisse pas te reprocher de l'avoir cachée; tu étais si jeune alors!
Stendhal, La Chartreuse de Parme,1839, p. 11. 13. ... comment donc, chez un être aussi vibrant, aussi émotif qu'un poète, la continuité ou la répétition des apparences ne feraient-elles pas surgir une image obsédante qu'il tentera de reproduire, et bientôt, plus ou moins consciemment, d'abréger, d'épurer, de styliser, de symboliser?
E. Faure, L'Esprit des formes,1927, p. 75. 14. Le xviiiesiècle (...) scinde, abrège, aboutit à la phrase « voltairienne », où se forgent la langue moderne et sa concision.
R. Huyghe, Dialogue avec le visible,1955, p. 43. Rem. Abréger se range à côté des verbes comme (se) résumer, scinder (ex. 14) ou omettre, ou encore à côté de verbes employés métaphoriquement comme mutiler (ex. 9), amputer (ex. 11). Noter la constitution de séries synon. avec corriger, affiner, ou épurer, styliser, symboliser (ex. 13); en constr. absolue, avec supprimer, renoncer, etc. [L'assoc. de abréger à des verbes comme diminuer, raccourcir, réduire, amoindrir et écourter permet de préciser qq. nuances. Diminuer s'applique à des domaines plus concr.]; raccourcir s'applique au domaine de l'espace et spéc. en parlant de longueur, ce qui le distingue de réduire, spécifiquement employé en parlant du volume; amoindrir et écourter sous-entendent une diminution excessive portant sur la qualité plutôt que sur la quantité; abréger un discours signifie « le raccourcir » en le réduisant à ce qui est essentiel, significatif. Le cont. permet le cas échéant, d'ajouter à l'idée d'abrégement une part d'appréciation subjective de la durée, il s'agit de créer l'illusion de l'abrégement (ex. 5 et 6). Ac. 1835 est, semble-t-il, le premier à signaler cet emploi : ,,Abréger signifie quelquefois, faire paraître moins long. La conversation abrège le chemin (...)``. C.− Emplois techn. − DR. FÉOD. Abréger un fief, en diminuer de propos délibéré les revenus (cf. hist. C 2). − LING. Abréger un mot, une syllabe, lui faire subir un abrégement de sa longueur (voir abrégement, abréviation). Prononc. ET ORTH. − 1. Forme phon. : [abʀeʒe], j'abrège [ʒabʀ
ε:ʒ]. Enq. : : ɑbʀe2
ʒ/. Conjug. parler. 2. Dér. et composés : − abrég : abrégement. − Abrév : abréviateur(-trice); abréviatif(-ive)/ abréviation; abréviativement; abrévier. 3. Conjug. − Le rad. abrég- se caractérise par une alternance vocalique en [e] et [ε], qui se répartit de façon différente dans le fr. écrit et dans le fr. oral pour le fut. et le cond. (cf. 4). Il y a parallélisme pour le reste du paradigme. À noter toutefois l'ouverture possible du [e] en [ε] par assimilation avec l'[ε] accentué de la syllabe suiv. sous l'effet de l'harmonisation vocalique; ex. : j'abrégeais, ils abrégèrent. La Gramm. de l'Ac. de 1932 énonce la règle suivante. : ,,Les verbes qui ont un é fermé à l'avant-dernière syllabe de l'infinitif : céder, régner, changent cet é en è ouvert devant une syllabe muette : il cède, qu'il règne. Mais l'é fermé subsiste quand il est suivi de deux syllabes, au futur ou au conditionnel : je céderai, tu céderas; il régnerait, nous régnerions.`` 4. Hist. − Abréger apparaît au xiies. sous la forme pop. abreger, issue du lat. abbreviare, et concurrencée par un doublet sav. abrévier. Ces 2 formes dominantes donnent lieu chacune à des var. graph. du type abrejer, abriger, abregier pour la 1re, et abrefvier, abrivier pour la 2e. Ces var. se font rares au xvies. au profit des formes en ab(b)reger, tandis que abrevier n'apparaît plus ds Nicot 1606 que sous la forme d'une rem. (s.v. abbregger) : ,,Aucuns prononcent abbrevier.`` Cette forme disparaît ensuite des dict. jusqu'à Ac. Suppl. 1835, où elle réapparaît en vedette abrévier, avec la rem. ,,peu usité``. La graph. abbreger avec gémination de b se trouve encore attestée ds Ac. 1718. Ac. 1740 préconise la forme mod. abréger avec l'accent aigu sur le rad. Cet accent s'étend à toutes les formes du paradigme. Poit. 1860 note que le verbe abréger ,,conserve l'é fermé dans tous ses temps``. Littré est le 1erà faire remarquer que ,,l'é se prononce è quand il est suivi d'une voyelle muette : j'abrège``. Ac. 1878, atteste pour la 1refois la graph. abrège avec è surmonté d'un accent grave : ,,La méthode qu'il a pour enseigner le latin, abrège de beaucoup le temps des études.`` Lab. 1881 commente ce changement de graph. : ,,Enfin, l'Académie a résolu d'harmoniser l'orthographe de tous les verbes en éger avec la prononciation consacrée par l'usage général. L'é fermé est désormais remplacé par un è ouvert devant une syllabe muette. On n'écrira plus avec un accent aigu : j'abrége, tu abréges, il abrége (...); mais l'on écrira avec un accent grave, conformément à la prononciation : j'abrège, tu abrèges, il abrège...`` Toutefois la graph. é a été maintenue dans les formes du fut. et du cond. : ,,J'abrégerai les délais`` (Ac. 1878). Lab. commente cette exception (cf. op. cit.) : ,,Cet accent aigu n'empêchera nullement les Académiciens eux-mêmes de lire : j'abrègerai, j'abrègerais, absolument comme s'il y avait un accent grave``. Étymol. − Corresp. rom. : prov., cat. abreujar.
A.− 1160 pronom. « devenir plus court (des jours) » (Benoit de Ste Maure, Ducs de Norm. 8225 ds Gdf. Compl. : s'abrejent mi jor). B.− 1. ca 1160 trans. « rendre plus court (des vers) » (Wace, Rou, éd. Andresen, II, 3, ds T.-L. : Les vers abrigerum); 2. 1268 trans. « rédiger un texte (de loi) à partir d'éléments divers et antérieurs, en les ordonnant, au besoin en les réduisant » terme de dr. (Brunet Latin, éd. Chabaille, 82 ds T.-L. : il [Justinien] abreja les lois de code et de digeste) d'où 1315 « consigner par écrit, rédiger (des comptes) » (Arch. nat., JJ 57, fol. 35 b ds Gdf. : Il sera chargiez de tenir les comptes de la terre... et de abregier les); 1350 « id. » (Gille li Muisis, éd. Kervyn de Lettenhove I, 129 : les comptes fais de son temps que on troeve abregiés et bien registrés). C.− 1283 « diminuer les services attachés à un fief » terme de dr. médiév. (Beaumanoir, éd. Beugnot, XLV, 25 ds Gdf. : s'aucuns abrege le fief qui est tenu de li).
Du b. lat. (surtout lat. chrét.) abbrĕviare, attesté au sens A dep. l'Itala (I Cor. 7, 29 ds TLL s.v., 51, 35) : tempus abbreviatum est; cf. 1074-76, Adam de Brême, Gesta Hammaburg. eccles. pontif., 4, 38 ds Mittellat. W. s.v., 15, 58 : noctes. Au sens B 1, fréq. dep. Aurelius Victor, De Caesaribus sive historiae abbreviatae, et en lat. médiév. (Mittellat. W. ibid., 43 sq.). N'apparaît au sens B 2 qu'à l'époque médiév. (« rédiger une minute » ds Heinr. Wirzburg., De statu cur. roman., 218 ds Mittellat. W. s.v., 16, 7 : sunt qui formas [chartas] abbreviare sciunt). C'est une spécialisation de sens par le fr. jur.; le lat. médiév. abbreviare ne connaît pas cet emploi (cf. lat. médiév. feudum talliatum, feudum restrictum ds Du Cange s.v. feudum III, 475 b), il a seulement connu le sens de « diminuer par affaiblissement » (cf. Nierm., s.v.).
HISTORIQUE
I.− Acceptions disparues av. 1789. − « Diminuer le nombre de personnes » : Dunc dit li reis Willame : Laissum ester cest siege. Jo vei ma gent destruire et mal qui nus abriege. J. Fantosme, Chron. [fin du xiies.], 1267 (Gdf.). − S'abréger « dépérir » : Toutes natures s'abrigent et descendent. Chasse de Gast. Pheb. [ca 1387] (Gdf.). − S'abréger « se hâter » : Abregez vous et le hastez. Greban, Hist. de la Pass. [mil. du xves.] (Gdf.). Cf. 5 autres attest. ds Gdf. et 5 ds Hug. − « Circoncire » : (...) l'enfançonnet prenez Icy doulcement le tenez Tandis que je l'abregeray. Id. (ibid.). − Abreger de « en finir avec » : Abregez de nous en ce lieu. Act. des Apost. [mil. du xves.]. (Gdf.). − Rem. Dans tous ces sens, le verbe se construit avec un régime animé pers., alors que dans les 1resattest. (cf. étymol.) l'objet est inanimé.
II.− Hist. des acceptions attestées apr. 1789. − A.− Acception A (« rendre bref, plus court, réduire la durée ou l'étendue ») grande stab. sém. dep. le xiies. (cf. Wace ds étymol). − xiiies. : ma parole abregier. Rose, 19 671 (Gdf.). − xves. : Pour ce qu'abregeras ta vie. Ch. d'Orléans, 332 (IGLF). − xviies. : Nous savons abréger le chemin de l'amour. Regnard, Distract. (IGLF). B.− Acception B (« faire court, s'exprimer en peu de mots », gén. en constr. absolue); même ancienneté et même stab. : − xiies. : Mais pour plus abrisier [sic]. Geste des ducs de Bourg., 8661 (Gdf.). − xves. : Pour abreger, tous furent de celle opinion. Jehan de Paris, 25 (IGLF). − xviies. : On dit aussi abreger quand un supérieur est ennuyé d'un discours trop prolixe qu'on lui fait. Fur. 1690; cf. aussi Ac. 1694. − Rem. Au Moy. Âge, abréger, dans l'acception B, avait fini par signifier « écrire », « rédiger » (cf. étymol. B 2) : le Moy. Âge voyait dans la concision (brevitas) une qualité styl. D'où passage de l'idée de bon « abréviateur » à celle de bon « rédacteur », et passage du sens de « abréger » au sens de « rédiger ». Cf. E. R. Curtius, La litt. européenne et le moy. âge lat., chap. xiii, La concision, idéal de style. Rapprocher aussi abréger « rédiger » de abriever : FEW (s.v. brevis) indique que le lat. breve avait donné un adj. substantivé a. fr. brief « note de synthèse, petit document récapitulatif, lettre, chronique, registre à inscrire les droits, etc. »; d'où 2 composés synon. abriever et embriever « mettre par écrit., rédiger ». C.− Emplois techn. 1. Ling. Au xixes. le développement de la gramm. et de la philol. conduit à prendre le mot dans ce sens techn. : Abréger (...) 4oFaire brève une syllabe. Quelques personnes abrègent l'o dans rôti et disent roti. Littré. (...) Spécialt (Prosodie) : abréger une syllabe, la rendre brève. DG. 2. Dr. féod., « diminuer la valeur ou les services d'un fief ». Gdf. donne 4 attest. de ce sens jur. médiév.; cf. aussi l'ex.-déf. de fief abrégié, donné par T.-L. : Ils sont aucun fief c'on apele fiés abregiés; quant on est semons por service de tix fiés, on doit offrir a son segneur ce qui est dëu par le reson de l'abregement, ne autre coze li sires n'i pot demander, se li abregement est provés ou connëus et il est fes soufisalment par letres du conte. Beaumanoir, 28, 7 (T.-L.). Un fief abrégé est un fief de moindre valeur pour le suzerain, mais non pour le vassal titulaire du fief, dont les obligations sont diminuées par « l'abrègement », lequel peut p. ex. avoir pour effet de supprimer l'obligation de restituer le fief au suzerain. Abréger un fief signifiait donc souvent pour un suzerain l'aliéner en totalité ou partie au profit de son vassal ou à la mort de celui-ci, au profit de ses héritiers, moyennant des droits de mutation (cf. F.-L. Ganshof, Qu'est-ce que la féodalité?, 1957, notamment p. 172). Après la disparition de la féod. ce sens techn. de abréger n'est plus conservé que par les historiens du dr. et par les dict. à vocation hist. ou encyclop. (Trév. 1771, Ac. Compl. 1842, Littré, DG). STAT. − Fréq. abs. litt. : 515. Fréq. rel. litt. : xixes. : a) 1 269, b) 888; xxes. : a) 381, b) 399. BBG. − Barr. Suppl. 1967. − Dupin-Lab. 1846. − Éd. 1913. − Gramm. 1789. − Marcel 1938. − Remig. 1963. − Rougnon 1935. − Séguy 1967. |