| ABJECTION, subst. fém. I.− [En parlant d'une pers. envisagée du point de vue de son niveau mor., plus rarement d'une chose (mise en relation avec une pers.)] Dernier degré de l'abaissement ou de la dégradation. Valeur nettement péjorative déjà en langue : 1. Que faire, comment sortir de cet état d'abjection ou de nullité de valeur morale?
Maine de Biran, Journal,1819, p. 205. 2. Démence, mensonge, sagesse, sophisme, amour divin, négation impie, chasteté, désordre; tous les éléments d'erreur et de vérité, de grandeur et d'abjection, ont tournoyé et flotté confusément dans le chaos de mon imagination.
G. Sand, Lélia,1839, p. 403. 3. Il y a une laideur d'abjection et de dégradation, de bassesse de race, qui est le stigmate des millionnaires : voyez Rothschild, Pereire...
E. et J. de Goncourt, Journal,juillet, 1863, p. 1299. 4. Ame royale, livrée, dans un moment d'oubli, au crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale absente, et au colimaçon monstrueux de l'idiotisme!
Lautréamont, Les Chants de Maldoror,1869, p. 247. 5. Vous allez me reprendre mes cent balles.
− J'en donnerais plutôt cent autres pour tirer de vous une parole qui ne soit pas abjection pure.
− Abjection, objection, projection, dit l'idiot.
G. Bernanos, L'Imposture,1927, p. 467. 6. Je me refuse à l'existence. On dirait que je veux ne connaître le réel que dressé contre moi. Abjection congénitale du cœur qui s'obstine à être comme perdu parmi les choses.
J. Bousquet, Traduit du silence,1936, p. 111. − Employé au plur., le mot se réfère à des situations concr. (cf. styl.) : 7. Néanmoins si des abjections sous lesquelles on se courbe vous permettent de ramper à travers des abaissements où ne passerait point une tête élevée, ces abjections finissent par s'écrouler sur vous et elles vous écrasent.
F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe,t. 4, 1848, p. 517. 8. Et ce n'est pas leur bore et leurs vapeurs de soufre
Qui viendront nous blanchir de nos abjections
Et ce n'est pas leur chlore et leurs objections
Qui viendront nous tirer du fond du dernier gouffre.
Ch. Péguy, Ève,1913, p. 896. Rem. Les ex. 1, 3 et 7 font apparaître des séries synon. Dans l'ex. 1, le degré extrême de dégradation est assimilé à l'absence de valeur mor. Abjection renchérit sur abaissement (ex. 7). L'ex. 3 permet d'apprécier la nuance de sens séparant abjection de bassesse; la bassesse est inhérente à une pers. ou à une chose (cf. dans le texte de l'ex. : bassesse de race); l'abjection est un état accidentel (cf. dans le texte : abjection et dégradation) dont on est responsable ou dont d'autres pers. sont responsables et qui suscite un mépris plus grand que la bassesse. La qualification de congénitale donnée à abjection dans l'ex. 6 produit dès lors un effet de surprise. L'ex. 2 atteste l'existence de séries anton. parallèles à celles qui ont été rencontrées pour l'adj. − Groupes associatifs : a) Abjection est souvent associé à des mots péj. tels que misère, orgueil, pauvreté, nuit, etc., avec lesquels il se trouve en harmonie sém. et styl. b) Les adj. qualificatifs les plus usuels concernent l'intensité (abjection profonde), la péjoration (abjection dégoûtante), la nature (abjection morale et intellectuelle). La qualification (inversante) par adj. valorisant est rare : elle est un fait de style d'auteur et non un fait de lang. : 9. Elle, ailée, transfigurée, qui est montée à la vie haute et légère, et ne vit que du miel des fleurs, comment s'accommoderait-elle des ténèbres, de l'utile abjection où l'enfant se fortifie? Ce qui est salutaire et vital pour ce fils ténébreux de la terre serait mortel à une mère aérienne qui déjà a volé dans la tiédeur et la douce lumière du ciel.
J. Michelet, L'Insecte,1857, p. 44. c) D'autres groupes expriment en clair 2 idées compl. contenues dans abjection : − l'état d'infériorité, de soumission auquel on est amené contre son gré ou dans lequel on s'est mis volontairement : ♦ réduire à un état (au dernier degré) d'abjection; ♦ s'enfoncer, tomber dans l'abjection, se relever de son abjection (mêmes types d'assoc. ds Ac. 1835). − l'aspect pénible de cet état : ♦ abîme d'abjection; ♦ croupir dans l'abjection. d) Parmi les assoc. citées ds Ac. 1835 : l'abjection de ses sentiments et de ses mœurs, l'abjection de sa conduite, de son langage, seule la première est apparue, de façon partielle et par un ex. unique (sous la forme l'abjection des mœurs) dans les textes dépouillés. II.− RELIGION Stylistique − Voir abject.A.− Humiliation profonde, voulue ou acceptée, devant Dieu : 10. Dès que ce palais de l'abjection chrétienne [une maisonnette de bois et de terre glaise, une cabane de pauvre] fut achevé, elle alla s'y installer avec ses enfants et fidèles suivantes.
C. de Montalembert, Histoire de Sainte Élisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe,1836, p. 199. 11. Oui, c'est bien d'elle dont il est écrit : Vase admirable, œuvre du Très Haut. Vase admirable par la vertu de son humilité, l'abjection de son corps, la tendresse de sa compassion, et que tous les siècles aussi admireront!...
C. de Montalembert, Histoire de Sainte Élisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe,1836p. 309. 12. Un des épisodes les plus mystérieux de la vie du Père de Foucault, avant sa conversion, demeure la longue randonnée qu'il fit, déguisé en Juif, à travers le Maroc inconnu. Ce temps d'abjection volontaire, d'ascétisme, de solitude creusait, dans ce cœur, le lit de la grâce.
F. Mauriac, Journal,1934, p. 26. Rem. L'ex. 10 (abjection chrétienne) montre que, dans ce sens, abjection se prend en bonne part, l'humiliation devant Dieu étant considérée comme une vertu. Les autres groupes associatifs subst. + adj. soulignent cette valeur : . abjection volontaire (ex. 12); . heureuse abjection (Daniel-Rops, Mort, où est ta victoire?, 1934, p. 426); . pieuse abjection (J. et J. Tharaud, L'An prochain à Jérusalem!, 1924, p. 210). B.− État de dégradation dans lequel se trouve le corps de l'homme par suite du péché originel : 13. Saint Paul nous l'atteste : « le corps est semé dans la corruption, il ressuscitera dans l'incorruptibilité. Il est semé dans l'abjection, il ressuscitera dans la gloire. Il est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la force. Il est semé corps animal, il ressuscitera corps spirituel. »
F. Mauriac, Journal,1934, p. 28. Rem. Dans l'ex. 13, abjection s'oppose à gloire, employé au sens relig. d'état (lumineux) d'un corps ressuscité, semblable à celui de Dieu dans ses manifestations terrestres. C.− Objet de rebut, dans l'expr. biblique : l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple, désignant le Christ (cf. hist. II B). Prononc. : [abʒ
εksjɔ
̃]. Enq. /abʒeksiõ/. Étymol. − Corresp. rom. : a. prov. abjectio; ital. abiezióne; esp. abyeccion; port. abjeccão; cat. abjecció.
1. 1372 « état de ce qui est rejeté, bas » (J. Corbichon, Propriété des choses, 14, 5, éd. 1522; Delboulle ds Quem. : Ung nom de vilité et de abjection); dans un texte relig. « abaissement volontaire, humilité » (1609, St François de Sales, Introd. à la vie dévote, III, 40 ds Hug. : La vraye vefve est en l'Église une petite violette de mars, qui respand une suavité nompareille par l'odeur de sa devotion, et se tient presque tous-jours cachee sous les larges feuilles de son abjection); 2. xives. « action de rejeter, de dédaigner » (Fabl. d'Ovide, Ars. 5069, fol. 85eds Gdf. : Pelops denote abjection De richesse et perfection D'umble et de vraie povreté); dans un texte relig. « mépris, dédain (de soi) » (1609, St François de Sales, op. cit., III, 1 ds Hug. : Sainte Elizabeth, toute grande princesse qu'elle estoit, aymoit sur tout l'abjection de soy mesme). [abjeccion terme jur., attesté uniquement en 1374 (Arch. Nat., MM 30, fol. 3 vo), et que Gdf. explique par « aliénation » n'a aucun fondement en lat. médiév. et paraît plutôt signifier dans ce cont. « redevance »; il s'agit prob. d'un hapax, créé par le copiste à partir du lat. jacĕre, jactare, en relation avec l'a. fr. get « redevance »].
Empr. au lat. abjectio (dér. de abicere au sens de « abaisser, rejeter, mépriser ») seulement attesté au sens « abattement (de l'âme) » en lat. class. (Cicéron, Pis., 88 ds TLL s.v., 92, 21 : quid debilitatio atque abjectio animi tui). Se spécialise en lat. chrét. au sens d'« abaissement volontaire, humilité » (Greg. le Grand, In Evang. homeliae, 6, 1 ds Blaise : abjectio mortis suae) et de « mépris, dédain » (Tertullien, De patientia, 7 ds TLL s.v., 92, 27 : abjectionem divitiarum.)
HIST. − Dès son entrée dans la lang. et simultanément (cf. étymol.), le mot renferme les 2 notions d'état et d'action; la 1rel'emporte au xviies. Le mot s'applique d'abord à une chose et dans cet emploi disparaît très tôt (cf. inf. I A). Au xviies., il s'applique à une pers. et prend 2 orientations parallèles, l'une relig., disparue au xviiies., sauf dans une expr. stéréotypée (cf. inf. II B), l'autre, morale, toujours attestée.
I.− Sens et emplois disparus av. 1789. − A.− En parlant d'une chose : 1. « action de rejeter, de dédaigner une chose » (cf. étymol. 2); 2. « état de mépris où est une chose », attesté en 1372 comme ex. isolé (cf. étymol. 1). Ung nom de vilité et de abjection. B.− Abjection d'esprit « état d'abjection où se trouve l'esprit », expr. signalée uniquement par Fur. et Trév. 1704 et 1752 : Quelques-uns ont écrit abjection d'esprit pour dire abattement d'esprit. (Fur. 1690). Empr. au lat. class. (cf. étymol. abjectio animi « abattement de l'âme »). C.− Sens issu de A sup. : dans la lang. relig., en parlant d'une pers. « humiliation, mépris de soi, humilité » (cf. étymol. 1 et 2 et abject, hist. I B) : 1. action : St François de Sales, Introd. à la Vie dévote, III, 1 (cf. étymol. 2); 2. état : La vraye vefve est en l'Eglise une petite violette de mars, qui respand une suavité nompareille par l'odeur de sa devotion, et se tient presque tous-jours cachee sous les larges feuilles de son abjection. Id., ibid., III, 40 (Hug.). − Rem. 1. Le mot peut, pour exprimer l'état, présenter un emploi absolu : Avec combien peu d'orgueil un chrétien se croit-il uni à Dieu! avec combien peu d'abjection s'égalet-il aux vers de la terre! Pascal, Pens., éd. Havet, I, 189 (cf. aussi Dub.-Lag., s.v. abjection). 2. Ce sens, usuel à la fin du xvies., vieillit au xviies., disparaît vers la fin du xviiies. (cf. Trév. 1752, 1771), bien qu'il soit encore noté ds certains dict. à vocation hist. tels que Besch. et Littré (cf. Brunot, IV, p. 586 et Dub.-Lag. s.v. abjection). 3. Ce sens a été remis en usage par 2 écrivains mod. traitant de biogr. relig. (cf. sém. II, ex. 1, 2, 3). D.− En parlant de la condition sociale (cf. abject, hist. I A) : 1. sens apparu au xviies. sans idée péj. : S'il était permis à ce malheureux que vous outragez de vous répondre, si l'abjection de son état n'avait pas mis le frein de la honte et du respect sur sa langue. Massillon, Car (Dub.-Lag.); 2. ne semble pas s'être maintenu au-delà du xviiies. Les différentes éd. de Fur. et Trév. en donnent une signification ambiguë où cependant le cont. condition servile paraît indiquer un sens princ. ou primitivement social : Abjection. Condition servile qui fait tomber une personne dans le mépris. La fortune a réduit ce gentilhomme dans une grande abjection. Trév. 1752. E.− Terme jur., « aliénation » ou mieux « redevance » (cf. étymol.) : Ledit frère Jehan sera tenus de fere le fait de la baillie et a soustenir tous les frais, missions et coustemens et paier ledit chapitre, avecques autres subvencions ou abjections quelconques. (ds Gdf., réf. ds étymol.).
II.− Historique des sens attestés apr. 1789. − A.− « état de mépris où est une pers. » (cf. sém. II). Apparaît au xviies. : Il est tombé dans une telle abjection que, etc. Ac. 1694. À partir de Ac. 1798, le mot s'applique p. ext. à certaines valeurs humaines d'ordre psychol., moral ou social : L'abjection de ses sentiments et de ses mœurs. Perman. de ce sens dans ces 2 accept. (cf. sém.) B.− « obj. de rebut », dans la lang. de l'Écriture, pour désigner le Christ; il s'agit d'une ext. de I, C. − 1reattest. ds St François de Sales (d'apr. H. Lemaire, Les Images chez St François de Sales, Paris, 1962). Transcription littérale de la Vulgate (Ps. XXI, 7). − Perman. attestée jusqu'à l'époque contemp. : Ac. 1694 à 1932; Besch.; Littré; DG. STAT. − Fréq. abs. litt. : 181. BBG. − Feugère (F.). En marge de l'exposition Charles V Dans le vocabulaire de Duguesclin. Déf. Lang. fr. 1968, no45, pp. 26-28. − Gramm. 1789. |