| CONCEVOIR, verbe trans. I.− PHYSIOL., souvent empl. absol. [Le suj. désigne une femme] Former un enfant en soi par fécondation d'un ovule par un spermatozoïde. Synon. devenir enceinte, grosse.Ce sein qui vous a conçu; une femme qui a passé l'âge de concevoir (Ac. 1835-1932). Or Cilinie était vieille et son mari Émilius était aveugle. Mais Cilinie, ayant conçu, mit au monde un fils (A. France, Vie de Jeanne d'Arc,1908, p. 58).Fifine, aurait, quand je vagissais encore dans les langes, quitté l'auberge où elle m'avait, sans préméditation et à la sauvette, conçu des œuvres d'un anonyme (A. Arnoux, Zulma l'infidèle,1960, p. 14). − Spéc., contexte théol. Stella. − Crois-tu que le Christ, Sauveur prédestiné, Conçu de l'Esprit saint, d'une Vierge soit né? (A. Dumas Père, Caligula,1837, IV, 2, p. 101).Le verbe s'est fait chair pour relever tes chutes, Une vierge a conçu, le monde s'est délié! (Verlaine,
Œuvres complètes,t. 2, Amour, 1888, p. 22). − P. anal. [Le suj. désigne un animal femelle] Frère Luc (...) qui étudiait les mœurs des animaux, enseignait que la belette conçoit ses petits par l'oreille (A. France, La Révolte des anges,1914, p. 230).Elle [la lamproie] arrive fécondée en avril et mai dans les eaux douces, sans que l'on sache comment elle s'accouple et conçoit (Pesquidoux, Chez nous,1921, p. 150). − P. métaph. [Le suj. désigne un élément naturel, un phénomène de civilisation] On ne sait quelle ère de progrès foncier sera conçue dans ces épousailles géantes du sol et de l'industrie (Pesquidoux, Le Livre de raison,1928, p. 112). II.− Au fig., vocab. intellectuel et littér. A.− [Le suj. désigne un être pensant, l'accent est mis sur l'activité abstractive de l'esprit] Former le concept, l'idée générale ou non d'un objet et, p. ext., se représenter un objet par la pensée. Synon. cerner, saisir, penser (emploi trans. dir.).C'est un axiome pour Descartes que toutes choses doivent être telles que notre entendement les conçoit clairement (Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances,1851, p. 576).Les rapports de ces phénomènes [de la nature], vous ne les touchez pas, vous ne les voyez pas, vous ne les sentez pas; vous les concevez (V. Cousin, Hist. gén. de la philos.,1861, p. 103).La science habitue les esprits à concevoir l'inconcevable (P. Schaeffer, À la recherche d'une mus. concr.,1952, p. 147): 1. Ce goût de penser par larges ensembles se manifeste par l'aptitude à concevoir des idées générales, c'est-à-dire qui représentent, non plus tel ou tel objet, mais des groupes entiers et des séries.
P. Bourget, Nouv. Essais de psychol. contemp.,1885, p. 266. − Emploi abs. Concevoir et théoriser exigent une opération calme de l'esprit, qui est le « vice suprême » (J. Péladan, Le Vice suprême,1884, p. 169). − [P. allus. littér. à la célèbre phrase de Boileau] Si M. Renan ne fait pas la toilette de sa personne, il fait du moins avec application celle de ses phrases. Il conçoit bien ce qu'il veut dire, mais les mots n'arrivent pas aisément (L. Veuillot, Les Odeurs de Paris,1866, p. 298).L'oncle trouvait que cela n'avait ni queue ni tête et citait du Boileau : ,,Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement`` (Mauriac, Le Mystère Frontenac,1933, p. 112). B.− P. ext. littér. 1. Synon. de comprendre. a) Emploi trans. dir. Concevoir qqn ou qqc. − Rare. Concevoir qqn.Qu'as-tu donc, Oscar? demanda cette pauvre mère blessée. Je ne te conçois pas, reprit-elle d'un air sévère en se croyant capable (...) de lui imposer du respect (Balzac, Un Début dans la vie,1842, p. 338). − Concevoir qqc.Le port Bucarelli, du pilote espagnol Maurelle est dans cette partie : je n'ai rien conçu à sa carte, ni au discours qui devait l'éclaircir (Voyage de La Pérouse,t. 2, 1797, p. 224). ♦ Emploi abs. Il a l'esprit vif, il conçoit facilement (Ac.1798-1932). ♦ Synon. de trouver naturel de, que qqc.; s'expliquer.− C'est votre père? dit Beauchamp; alors c'est autre chose; je conçois votre indignation, mon cher Albert... Relisons donc (A. Dumas Père, Le Comte de Monte-Cristo,t. 2, 1846, p. 292).On conçoit la séduction que ce scepticisme mélangé à ce fanatisme exerce sur nos contemporains (J.-R. Bloch, Destin du Siècle,1931, p. 272). − Emploi pronom. Se concevoir.C'est l'agiotage qui multiplie tous les dangers, et cela se conçoit parfaitement (N.-J.-B. Boyard, La Bourse et ses spéculations mises à la portée de tout le monde,1853, p. 397).En Belgique, le ministre socialiste Destrée a fait comprendre au Parlement que la restauration nationale ne peut se concevoir sans une restauration intellectuelle (La Civilisation écrite,1939, p. 5215). b) Constr. gramm. composées − Concevoir (aisément, difficilement, fort bien, parfaitement) combien, comment, pourquoi + ind.Je ne conçois pas comment il s'est pu tirer d'une si mauvaise affaire (Ac.1835, 1878).Tu ne m'as pas dit si tu avais donné ma lettre à Fersen. Je ne conçois pas pourquoi il ne m'a pas répondu (Mmede Staël, Lettres de jeunesse,1787, p. 191): 2. Le nombre des antimétabolites est considérable et, étant donné l'analogie de structure avec des composés biologiques servant de modèles, on conçoit combien les chimistes ont pu opérer de variations sur, en somme, pas plus de 4005 thèmes classiques...
R. Schwartz, Nouveaux remèdes et maladies d'actualité,1965, p. 181. − Concevoir que + ind./subj. [pour exprimer un fait réel].Je ne conçois pas qu'un homme sage puisse s'oublier jusqu'à (à ce point) (Ac.1798-1878).Je conçois qu'il n'ait pas été satisfait de votre conduite (Ac.1835-1932) : 3. − ... Tu n'es jamais allée au Tivoli de Soulanges (...) tu les verras là, les bourgeois! tu concevras alors qu'ils valent à peine l'argent qu'on leur soutire quand nous les attrapons!
Balzac, Les Paysans,1844-50, p. 205. 2. Synon. de imaginer. a) Rare. Concevoir de + inf.Un pays où la grillade est inconnue, où l'on ne conçoit pas de cuire une viande autrement qu'à l'eau (Ambrière, Les Grandes vacances,1946, p. 191). b) Concevoir comment + cond.Quoiqu'il fût inébranlable dans ses desseins, il ne concevoit pas comment il auroit le courage de lui ôter entièrement des illusions si nécessaires à son bonheur (Mmede Genlis, Les Chevaliers du Cygne,t. 3, 1795, p. 294). c) Concevoir que + cond. / subj. [pour exprimer une possibilité ou un doute].Il [Gobseck] abhorrait ses héritiers et ne concevait pas que sa fortune pût jamais être possédée par d'autres que lui (Balzac, Gobseck,1830, p. 385): 4. On conçoit qu'il pourrait s'établir une diplomatie régulière entre le parti socialiste et l'État, chaque fois qu'un conflit économique s'élèverait entre ouvriers et patrons : ...
Sorel, Réflexions sur la violence,1908, p. 102. 3. P. méton. [Souvent précédé d'un subst. particularisant] Se faire ou avoir une représentation personnelle de quelque chose (cf. conception). Une façon, une manière (originale) de concevoir une tâche; concevoir qqc. comme; qqc. tel que le conçoit qqn. L'idée du beau pur, telle qu'il l'a émise dans son cours de 1819 et telle que je la conçois (Flaubert, Correspondance,1846, p. 307).Hubert Van Eyck conçoit la peinture (...) comme un exposé de la théologie supérieure (Taine, Philos. de l'art, t. 2, 1865, p. 20).Cette façon de concevoir les choses n'a rien qui puisse répugner à un chimiste, versé dans l'étude de sa science (M. Berthelot, Les Orig. de l'alchimie,1885, p. 313).Je conçois le journalisme comme une sorte de journal à demi intime (Mauriac, Journal 1,1934, p. 3). C.− [L'accent est mis sur le produit ou résultat de l'activité abstractive] Former ou créer dans son esprit une idée, un projet, une œuvre. L'unité du génie devait se reproduire dans une œuvre unique : la Divine Comédie fut conçue (Ozanam, Essai sur la philos. de Dante,1838, p. 78).Le maréchal, qui n'avait qu'une poignée d'hommes, conçut un plan pour l'exécution duquel il lui aurait fallu trente mille soldats (Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe,t. 3, 1848, p. 595).L'artiste qui conçoit une affiche destinée à être utilisée seulement pour des panneaux peints (Arts et litt. dans la société contemp.,1935, p. 3019): 5. ... en imprimant à l'œuvre le tempérament même de l'artiste qui l'a conçue et pétrie au feu de sa forge et à l'aide de son marteau.
F. Fillon, Le Serrurier,1942, p. 41. 6. Dans cette vaste cour (50 mètres sur 40) le premier dispositif scénique que Jean Vilar conçut et réalisa avec l'aide de son jeune assistant Maurice Coussonneau bouleversait les dispositions habituelles.
M.-T. Serrière, Le T.N.P. et nous,1959, p. 60. − Concevoir de + inf.Ce républicain haineux [du Bousquier], enragé d'ambition, conçut de lutter avec le royalisme et l'aristocratie dans ce pays, au moment où ils y triomphaient (Balzac, La Vieille fille,1836, p. 398). Rem. 1. Dans ce sens, concevoir est très souvent placé en oppos. paradigm. avec exécuter, construire, réaliser dans les mêmes modalités que abstrait et concret ou sujet et objet. 2. On rencontre ds la docum. quelques illustrations de la similitude entre le sens propre et le sens fig. de concevoir au moyen de l'image. Un esprit des deux sexes, d'autant plus fécond qu'il est pur, qu'il conçoit et enfante toujours dans la sphère des idées (Michelet, Journal, 1856, p. 297). Il [Jordan] n'avait pu donner davantage [trois heures par jour], il ne valait que par sa volonté, sa ténacité, sa passion de l'œuvre qu'il portait, qu'il engendrait de toute sa bravoure intelligente, dussent les couches durer des années, quand il l'avait conçue (Zola, Travail, t. 1, 1901, p. 142). Son hésitation devant l'acte comme devant l'impression fait souvent avorter les grands projets que conçoit l'intellection (Mounier, Traité du caractère, 1946, p. 298). Par ailleurs on dit couramment d'un projet conçu qu'il ,,a avorté``. D.− P. ext., lang. littér., dans le domaine de l'affectivité.Concevoir un sentiment pour qqn. ou qqc. Sentir naître ou laisser se développer un sentiment en soi. 1. [L'obj. désigne un sentiment vrai ou de type passionnel ou un comportement] Concevoir de l'estime, du mépris, de l'orgueil, du respect (pour qqn ou qqc.). Ne concevez point une espérance que je vous refuse, et terminons cet entretien (Lemercier, Pinto,1800, II, 2, p. 69).Chazal tint le pari et le gagna. Desrais en conçut de l'estime pour lui. Ils aimaient tous deux à montrer leur force (A. France, Le Vie en fleur,1922, p. 425): 7. « ... Que rien ne ternisse cet épisode de notre vie. En continuant ainsi, je pourrais vous aimer, concevoir une de ces passions folles qui font briser les obstacles, qui vous allument dans le cœur des feux dont la violence est inquiétante relativement à leur durée... » [Lettre à Modeste].
Balzac, Modeste Mignon,1844, p. 92. 2. [L'obj. désigne un sentiment diffus] Concevoir des craintes, des soupçons; qu'il me soit permis de concevoir quelque appréhension sur la façon de faire telle ou telle chose. Les bouchers conçurent quelque inquiétude, et les gens sages prirent de l'espérance (Barante, Hist. des ducs de Bourgogne,t. 3, 1821-24, p. 352).Comme, après quinze mois de mariage, son désir ne s'était point encore réalisé, elle conçut des doutes et devint pressante (Maupassant, Contes et nouvelles,t. 1, L'Héritage, 1884, p. 484). Prononc. et Orth. : [kɔ
̃s(ə)vwa:ʀ], (je) conçois [kɔ
̃swa]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. I. Ca 1120 physiol. (Ph. de Thaon, Comput, 873 ds T.-L.). II. 1. 1120 « se représenter par la pensée » (ibid., 2540); 2. fin xiie-début xiiies. « éprouver un sentiment » (S. Gregoire, Job, éd. Foerster, p. 325, 39); 3. fin xiies. « former dans son esprit, créer par l'imagination » (St Bernard, Sermons, éd. Foerster, p. 2, 36); 4. 1538 « exprimer en certains termes, rédiger » (Est.). Du lat. class. concipere (de cum et capere) proprement « prendre entièrement, contenir » d'où « concevoir un enfant »; fig. « concevoir une idée » et « assembler des mots en formule ». Fréq. abs. littér. : 5 145. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 10 195, b) 5 611; xxes. : a) 6 410, b) 6 316. Bbg. Gohin 1903, p. 294. |