| ÊTRE2, subst. masc. I.− PHILOS. et lang. abstr., seulement au sing. [Inf. substantivé] A.− Emploi abs : L'existence en général. Étudier l'être : 1. Aristote définissait la philosophie première comme science de l'être en tant qu'être. Mais depuis, le développement de la connaissance a montré qu'on ne peut précisément constituer une science de l'être qu'en renonçant à le saisir en tant qu'être, et en le déterminant comme objet.
F. Alquié, La Nostalgie de l'être,Paris, P.U.F., 1950, p. 119. − P. méton. Ce qui existe, conçu sous la forme la plus abstraite. L'être (p. oppos. au non-être, au néant); l'être et le devenir; le sentiment de l'être; accéder à l'être : 2. Qu'est-ce que l'existence, sinon le mode le plus général et le plus essentiel de l'être, ce par quoi il se distingue de ce qui n'est pas (...) notre intelligence ne conçoit pas le néant et ne peut lui donner aucune place dans l'idée qu'elle se fait de la formation des choses. Pour concevoir le néant, il faudrait en quelque sorte faire le vide dans notre esprit et supprimer jusqu'aux éléments les plus simples et les plus nécessaires de la pensée, puisque toute pensée, toute idée est la pensée ou l'idée de quelque chose, c'est-à-dire d'un être...
A. Franck, Dict. des Sc. Philos.,Paris, Hachette, 1885, [1843], pp. 492-493. 3. Quand je vois un objet, j'éprouve toujours qu'il y a encore de l'être au-delà de ce que je vois actuellement, non seulement de l'être visible, mais encore de l'être tangible ou saisissable par l'ouïe, − et non seulement de l'être sensible, mais encore une profondeur de l'objet qu'aucun prélèvement sensoriel n'épuisera.
Merleau-Ponty, Phénoménol. perception,1945, p. 250. B.− L'existence de qqn ou de qqc. en situation. Le sentiment, la plénitude de l'être; durer, persévérer dans l'être; avoir, posséder l'être; l'être au monde, dans le monde : 4. ... pour le Pour-soi, être c'est choisir sa manière d'être sur fond d'une contingence absolue de son être-là.
Sartre, Être et Néant,1943, p. 460. − Lang. littér. et par emphase. Recevoir l'être de qqn; les auteurs de mon être (cf. existence, jour(s), naissance, vie) : 5. Ah! périsse à jamais le jour qui m'a vu naître!
Ah! périsse à jamais la nuit qui m'a conçu!
Et le sein qui m'a donné l'être,
Et les genoux qui m'ont reçu!
Lamart., Médit.,1820, p. 257. Rem. Les dict. enregistrent le sens vx : « souche, origine (d'une race, d'un peuple, d'une famille) ». C.− Ce qui distingue quelqu'un ou quelque chose fondamentalement (cf. essence1). (Ce qui fait) l'être de qqc. ou de qqn; son être est de; l'être profond, le fond de l'être (p. oppos. au paraître) : 6. Si elle [la révolte] veut une révolution, elle la veut en faveur de la vie, non contre elle. C'est pourquoi elle s'appuie d'abord sur les réalités les plus concrètes, la profession, le village, où transparaissent l'être, le cœur vivant des choses et des hommes.
Camus, Homme rév.,1951, p. 368. − P. anal., vieilli. Manière d'être, en partic. dans la société (cf. état; condition, rang) : 7. Ainsi parlent ces gens nés autrement que nous, c'est-à-dire bien nés, qui se rangent à part, avec quelque raison; classe privilégiée, supérieure, distinguée. Voilà leur langage familier. Veulent-ils s'exprimer noblement? Ce ne sont qu'altesses, majestés, excellences, éminences. Ils croient que le style noble est celui du blason. Malheur des courtisans, ne point connaître le peuple, qui est la source de tout bon sens. Ils ne voient en leur vie que des grands et des laquais; leur être se compose de manières et de bassesses.
Courier, Pamphlets pol.,Procès, 1821, p. 97. II.− P. méton., au sing. et au plur. Celui, celle, ce qui existe. A.− [P. oppos. à réalité objective; concept d'origine philosophique] Être de raison. Objet de pensée sans référence dans la réalité objective. Anton. objet réel.[Le] mot imaginaire, [est] employé maintenant en Géométrie pure, où il exprime un être de raison sans existence (...) auquel on applique les mêmes raisonnements qu'à un objet réel et palpable (Chasles, Aperçu hist. orig. et développ. méth. géom.,1837, p. 207): 8. Le gène est dès aujourd'hui directement repérable. Il se laisse deviner, il transparaît sous sa vêture chromatique, peut-être même déjà l'œil l'a-t-il aperçu. Et nul doute que demain il ne cesse d'être un « être de raison » pour devenir un objet sensible.
Guénot, Rostand, Introd. génét.,1936, p. 22. − P. ext. et souvent péj. Ce qui n'a qu'une existence purement imaginaire : 9. On peut trouver que la philosophie de M. Bergson est répugnante, que celles de Boutroux, de Leibniz l'étaient, avec bien des raisons limitées à ces objets, mais on ne peut pas dire qu'elles sont répugnantes parce qu'elles constituent des déviations passagères, des maladies accidentelles de la philosophie éternelle, qui n'existe pas. On ne trahit point un être de raison.
Nizan, Chiens garde,1932, p. 18. B.− [P. oppos. à chose] Être animé et par assimilation être inanimé; être vivant. 1. Gén. Les êtres et les objets; l'être humain; la chaîne, l'échelle, la série des êtres. L'homme, comme tous les êtres, se manifeste à la vie par une naissance, fruit d'une génération (P. Leroux, Humanité,t. 1, 1840, p. 270).Montrer l'influence que le « fluide » peut exercer, généralement au sortir des mains, sur des végétaux ou des êtres inanimés (Amadou, Parapsychol.,1954, p. 66): 10. Oh! mystère! Quel mystère? L'œil... Tout l'univers est en lui, puisqu'il le voit, puisqu'il le reflète. Il contient l'univers, les choses et les êtres, les forêts et les océans, les hommes et les bêtes, les couchers de soleil, les étoiles, les arts, tout, tout, il voit, cueille et emporte tout; et il y a plus encore en lui, il y a l'âme, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit, l'homme qui souffre!
Maupass., Contes et nouv.,t. 2, Cas div., 1886, p. 1068. 11. ... par la nature, j'entends l'élan qui nous pousse à conquérir tout notre espace vital, élan qui nous est commun avec l'ensemble des êtres vivants, et qui les pousse à se développer en s'appropriant ce qui les entoure, au moyen de la nutrition, elle-même multipliée par la reproduction de l'espèce.
Lalande, Raison et normes,1948, p. 93. SYNT. L'évolution, l'apparition, l'ensemble, la géographie des êtres vivants; êtres organisés, végétaux, animaux; être actuel, fossile; être microscopique; les êtres inférieurs, intelligents; un être nuisible (animé ou inanimé); un être sexué; un être fantastique, mythique, surnaturel; un être (im)matériel. − Lang. littér. Un être de. Qui participe de. Un être de mort, de néant; un être de clarté, de feu, de lumière, d'ombre, de ténèbres : 12. Je vous prie, Mademoiselle Antoinette, comme si j'étais un frère aîné, de rester dans ce pays [la Vaucreuse] où votre nom est respecté, où, personnellement, vous êtes populaire; de ne pas le maudire parce qu'il est plus malade que bien d'autres pays de France, mais de faire pour lui ce que nos parents n'ont pas su faire : d'y vivre. Rien qu'en l'habitant, vous y ferez beaucoup de bien, vous serez une vraie grande dame, un être de grâce et de miséricorde...
R. Bazin, Blé,1907, p. 218. − Dieu. L'être éternel, incréé, infini, parfait, suprême; le premier être; l'Être des êtres; l'Être souverain. Tu prendras quelque idée des perfections de ce grand être qui est au-delà du temps, et dans qui tous ces divins attributs sont éternels comme lui, parce qu'ils n'existent et n'agissent que dans sa sainte et sublime unité (Saint-Martin, Homme désir,1790, p. 51): 13. Le cogito cartésien met en lumière l'essentiel : en face de la contingence du monde et de toutes les imperfections du « je », l'esprit ne peut faire qu'il n'aperçoive, avec une éblouissante certitude, la réalité de l'existence divine, de l'être absolu, suffisant, nécessaire.
Philos., Relig., 1957, p. 3610. ♦ [Avec ou sans maj.] L'être suprême; la fête de l'Être suprême : 14. Article premier. − Le peuple français reconnaît l'existence de l'être suprême et l'immortalité de l'âme.
Article 2 − Il reconnaît que le culte digne de l'être suprême est la pratique des devoirs de l'homme.
Article 3 − Il met au premier rang de ces devoirs de détester la mauvaise foi et la tyrannie, de punir les tyrans et les traîtres, de secourir les malheureux, de respecter les faibles, de défendre les opprimés, de faire aux autres tout le bien qu'on peut, et de n'être injuste envers personne.
Doc. hist. contemp.,1794, p. 74. 2. Cour. Personne, individu; au plur. gens. Un être connu, familier; les êtres chers; les affinités entre deux êtres; ne former (plus) qu'un seul être; aimer qqn plus qu'aucun être au monde; nul être au monde n'est plus heureux que moi; je me sens (devenir) un autre être; les êtres qui nous entourent. Nous aimons mieux apprendre de nos semblables ce que nous sommes que de l'étudier en nous-mêmes. Je vais tous les jours demandant à ce qui m'entoure, si je suis un être bon, aimable, bien ordonné, digne de louange ou de blâme (Maine de Biran, Journal,1816, p. 236).Les deux contraires qui déchirent l'amour humain : aimer l'être aimé tel qu'il est et vouloir le recréer (S. Weil, Pesanteur,1943, p. 70): 15. Le joyeux Marius était bien l'amoureux qui devait plaire à cette ingénue [Georgette]. Intrépide danseur et bon vivant, ayant la mine fleurie et la barbe touffue, l'œil hardi et la langue dorée, il apparaissait à Georgette comme un être singulièrement séduisant et irrésistible. Les filles bien élevées ont toujours eu du goût pour les mauvais sujets, et mademoiselle Grandfief trouvait l'amour du poëte, savoureux comme un fruit défendu.
Theuriet, Mariage Gérard,1875, p. 191. 16. ... j'ai cru en vous. Même aujourd'hui, même à cet instant, je chercherais en vain dans votre visage une marque, un signe, la flétrissure imperceptible du passé! Pour vous, il n'y a pas de passé, ô merveille! Lorsqu'on a scruté tant de lippes qui ont de loin l'air d'être vivantes, qui ne sont pourtant que des grimaces figées, depuis des siècles peut-être, par quelque mal héréditaire, quelle surprise de découvrir tout à coup un être, le plus humble des êtres, du moins en accord profond avec lui-même, libre, intact! Vous étiez cet être.
Bernanos, Joie,1929, p. 669. − [Pour exprimer une intention affectueuse] (Cher) petit être. Petit enfant. Un pauvre petit être. Enfant chétif, malade. Un bambin (...) qu'on lance en l'air, qu'on reçoit sur un pied, sur une main, un aérien petit être qui semble voler (Colette, La Vagabonde,1910, p. 83).Nicolas posa la main sur les cheveux de Gilles et soupira : « Ah! petit être! » (Mauriac, Galigaï,1952, p. 65). − Regarder, considérer qqn comme un être supérieur (cf. essence supérieure). Michaud, à l'exemple de son général, regarda sa jeune femme comme un être supérieur auquel il fallait obéir militairement, sans arrière-pensée (Balzac, Paysans,1844, p. 186). − Péj. Individu; type (pop.). Quel être! Quel être insupportable! C'est un être abject, répugnant. Quel drôle d'être ça fait! Quelle tête d'oiseau! Sait-on ce qu'elle [Mmede Marelle] veut et ce qu'elle aime? (Maupass., Bel-Ami,1885, p. 171). − [Suivi d'un subst. en apposition] Un être profondément femme. Seulement, que voulez-vous? Est-ce que je puis, moi, l'homme double, lié à tout ceci par une moitié de moi-même, est-ce que je puis peupler cette vie d'un être enfant, dont les loisirs m'épouvantent? (Aragon, Beaux quart.,1936, p. 270). SYNT. a) Être adorable, affectueux, bienveillant, borné, candide, charmant, chétif, comblé, délicat, disgracié, distingué, estimable, exquis, farouche, fragile, froid, incomparable, influençable, intelligent, juste, malingre, médiocre, merveilleux, passionné, primesautier, privilégié, pur, secret, simple, sociable, tendre, vibrant, volontaire; un être bizarre, énigmatique, étrange, (bien) singulier. b) Un pauvre être. c) Un être à part; un être d'élite, d'exception, d'initiative; un être (tout) de douceur, de gentillesse, de raison; un être de basse extraction; un être sans défense. d) Un être fait de chair et de sang. 3. [Aspect de la personnalité individuelle ou collective] a) [Par croisement avec le sens I C] Personnalité profonde cachée sous les apparences; sensibilité intime de la personne. Exprimer son être véritable; vouloir qqc. de tout son être; être remué, touché jusqu'au fond de l'être. Elle [MmeBovary] se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs (Flaub., MmeBovary,t. 2, 1857, p. 66).Le mot d'un poète, parce qu'il touche juste, ébranle les couches profondes de notre être (Bachelard, Poét. espace,1957, p. 31): 17. Ce qui tourmente une âme au déclin de la vie,
Ce n'est plus ou l'orgueil, ou la crainte, ou l'envie;
C'est un désir ardent et plein d'anxiété
De se juger soi-même en toute vérité;
Aucun homme, aucun roi jusqu'au fond de son être
Ne descend tant qu'il vit... Mourir, c'est se connaître!
Bornier, Fille Rol.,1875, p. 67. 18. Il n'est pas exclu que la psychologie elle-même trouve dans l'astrologie un précieux auxiliaire et une source de développements encore insoupçonnés. Si cela se produisait, un progrès important aurait été accompli sur la voie d'une meilleure connaissance de l'homme, de son être intime et de ce qu'on est convenu d'appeler sa destinée.
Divin.1964, p. 174. SYNT. et EXPR. Frémir, tressaillir de tout son être; croire à qqc. de tout son être; se retirer dans le secret de son être; un élan, une révolte de tout l'être. b) Dimension, modalité d'être de l'être humain et de la personne. L'être conscient, sensible; l'être social (de chacun). La vie de Poë, ses mœurs, ses manières, son être physique (...) nous apparaissent comme quelque chose de ténébreux et de brillant à la fois (Baudel., Hist. extr.,1856, p. xxi).Former l'homme, c'est former l'être physique et moral et pas seulement le « roseau pensant » (L. Cros, Explosion scol.,1961, p. 131): 19. Les civilisations germaniques laissent une plus large survivance à l'être instinctif, à toutes les magies et à toutes les mythologies dont il nourrit ses rêves; ...
Mounier, Traité caract.,1946, p. 107. c) P. anal. [Pour désigner les traits caractéristiques communs à une collectivité] Cf. entité, personne morale; état, nation, humanité.Être collectif, universel. L'Allemagne est un être récent en tant que nation (Valéry, Conq. méth.,1897, p. 52): 20. ... le département n'est pas seulement une circonscription administrative; il est un être moral personnifiant les intérêts collectifs des habitants. En cette qualité, il peut contracter, acquérir, posséder, aliéner, comparaître en justice. Mais pour ce faire, il lui faut un représentant actif qui est le préfet.
Baradat, Organ. préfect.,1907, p. 97. − Identité. L'être économique d'un pays. La politique étrangère moderne met plus ou moins en jeu toutes les ressources d'une nation et s'efforce d'atteindre dans tout leur être national les pays auxquels elle s'adresse (Chazelle, Diplom.,1962, p. 35). Prononc. et Orth. : [ε:tʀ
̥]. Homon. aîtres (ou êtres), hêtre. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. Ca 1120-50 « état, situation, apparence » (Grand mal fit Adam, 1, 94 ds T.-L.); 2. mil. xiiies. « entité douée de vie, individualité vivante » (Huon Le Roi, Ave Maria, 116, ibid.); 3. 1269-78 au sing. seulement « existence, vie » (J. de Meun, Rose, éd. F. Lecoy, 6302). Emploi subst. de être1*. STAT. − Être1 et 2. Fréq. abs. littér. : 1 756 732. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 2 479 553, b) 2 391 305; xxes. : a) 2 462 625, b) 2 593 105. Êtres. Fréq. abs. littér. : 8 350. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 11 950, b) 10 407; xxes. : a) 9 944, b) 13 758. BBG. − Champigny (R.). Le Mot être ds L'Être et le néant. R. de Métaphys. et Mor. Paris, 1956, t. 61, pp. 155-165. − Gohin 1903, p. 324. − Gougenheim (G.). Aspects du sémantisme du subst. être. R. Ling. rom. 1970, t. 34, pp. 186-193. − Quem. DDL t. 2. |