| VERSER, verbe A. − Empl. trans. 1. a) [Le compl. d'obj. dir. désigne un véhicule et, p. méton., ses occupants] Faire basculer sur le côté, par maladresse ou volontairement. Furieux, la reprenant dans son auto [il] faisait de rage du cent vingt à l'heure, prêt à la verser dans un fossé ou à la briser avec lui contre un arbre (A. France, Île ping., 1908, p. 337).Sa bête, au risque de verser le cabriolet, le fit pirouetter, et repartit à fond de train (Pourrat, Gaspard, 1930, p. 213). − P. ext., au part. passé. Jeté, basculé sur le côté. Au milieu du tumulte de la fièvre, Paneloux gardait son regard indifférent et quand le lendemain matin, on le trouva mort, à demi versé hors du lit son regard n'exprimait rien (Camus, Peste, 1947, p. 1408). b)
α) [Le compl. d'obj. dir. désigne une récolte sur pied] Coucher à terre. Ils causaient maintenant des dernières pluies, qui avaient versé les blés (Zola, Terre, 1887, p. 179).Devant ce long outil [la faux], alourdi du râteau pour verser le blé à gauche, les femmes se récusèrent (Pesquidoux, Livre raison, 1925, p. 54).
β) [P. ell. du compl. d'obj. dir.; le suj. désigne une charrue] Verser à droite, à gauche. Faire basculer vers la droite, vers la gauche la terre labourée. On dit qu'une charrue verse à droite lorsque, en nous plaçant dans la raie dans le sens du déplacement de l'attelage, nous avons le labour à notre droite et le guéret à notre gauche (Passelègue, Mach. agric., 1930, p. 41). 2. a) [Le compl. d'obj. dir. désigne un liquide]
α) Faire couler, répandre, en inclinant un récipient. Verser du vin dans un tonneau, du thé dans une thermos, du jus de fruit dans une carafe; verser d'une bouteille dans une autre; verser une dissolution de potasse dans un tube, un métal en fusion dans des moules; verser un baume sur une plaie, de l'eau sur les mains de qqn. Pierre (...) détacha la marmite de la crémaillère, en versa le contenu sur son pain taillé d'avance dans une écuelle de terre commune qu'il posa devant le baron (Gautier, Fracasse, 1863, p. 15).C'était le soir, dans le grand jardin, à l'heure où les sœurs et les frères versaient les derniers arrosoirs sur les carrés de légumes (Barrès, Colline insp., 1913, p. 133).
β) En partic. [Le compl. d'obj. dir. désigne une boisson, une consommation] Servir. Verser le vin dans les verres; verser le thé; verser à qqn deux doigts de champagne; verser (qqc.) à boire à qqn. Tous firent un peu la grimace lorsqu'ils goûtèrent l'active et noire liqueur que leur versa Durtal (Huysmans, Là-bas, t. 2, 1891, p. 176).Tout ce qu'il touche a l'air vrai. Il verse le café dans les tasses, je bois, je le regarde boire et je sens que le vrai goût du café est dans sa bouche à lui (Sartre, Mains sales, 1948, 4etabl., 1, p. 132). − Empl. pronom. réfl. Se verser une bonne rasade de café. Quelques-uns montrent l'eau que les femmes se sont versée pour ne point trop se griser (Goncourt, Ch. Demailly, 1860, p. 358).Paradis s'était contenté de se verser une coupe de mousseux qu'il avait avalée d'un trait, comme il l'avait vu faire au cinéma par les acteurs lorsqu'il leur faut accomplir des gestes de désespoir (Queneau, Pierrot, 1942, p. 128). − Empl. abs. Verser trop lentement. [Marius] achève de remplir les verres et fait déborder l'anisette dans les soucoupes. Panisse: Fais attention, tu verses à côté! (Pagnol, Marius, 1931, i, 10, p. 80).
γ) P. ext., vieilli. Répandre, laisser couler par inadvertance. Synon. renverser.Verser un encrier sur un bureau. Il y a seulement des robinets coulant toujours, qui versent sur le plancher de marbre environ un demi-pouce d'eau (Lamart., Voy. Orient, t. 1, 1835, p. 196). − Loc., littér. Verser des larmes, des pleurs. Pleurer sous l'effet de la peine, du chagrin. Elle se jeta donc au cou de son mari et versa quelques pleurs de contentement en disant: − César! ah! Tu me rends bien folle et bien heureuse (Balzac, C. Birotteau, 1837, p. 201).Pendant l'espace d'une seconde, elle oublia les larmes qu'elle versait encore une heure plus tôt (Green, Journal, 1934, p. 256). ♦ Verser un pleur. V. pleur A 1. ♦ Verser le sang (de qqn). Faire couler le sang de quelqu'un en le blessant, en le tuant. Quelques mois après, toutes ces troupes repassèrent nos frontières, sans tirer un coup de fusil, sans verser une goutte de sang (Chateaubr., Mém., t. 2, 1848, p. 496).Dacha: Avez-vous versé le sang? Stavroguine: Non, je n'ai tué personne et surtout personne ne m'a tué, comme vous voyez (Camus, Possédés, 1959, 2epart., 11etabl., p. 1029). ♦ Verser son sang (pour qqc.). V. sang I B 2 c. ♦ [Dans une constr. passive ou avec un pronom. impers. à sens passif] Le sang n'aura pas été versé en vain. Depuis cette époque, ni dans l'un ni dans l'autre de ces deux pays [l'Angleterre et l'Amérique] il ne s'est versé une goutte de sang injustement par les tribunaux (Staël, Consid. Révol. fr., t. 2, 1817, p. 435). b) [Le compl. d'obj. dir. désigne une substance composée de particules plus ou moins grosses] Faire tomber, répandre, en inclinant un récipient. Verser de la poudre dans l'eau, des fruits dans un sirop, du gravier dans une cour, du sable dans un camion, du grain dans une mangeoire, du charbon dans un poêle. Une ménagère, ouvrant sa fenêtre, lui versa une boîte d'ordures sur la tête (A. France, Île ping., 1908, p. 270).En ouvrant son armoire, elle fit tomber une boîte d'épingles. Elle s'assit sur son lit et versa le contenu de la boîte sur le couvre-pied (Chardonne, Épithal., 1929, p. 255). − Au fig. Verser l'or/l'argent (à pleines mains). (Dict. xixeet xxes.). Synon. distribuer, jeter, semer l'or/l'argent (v. or1I C 1). c) Littéraire
α) [Le compl. d'obj. dir. désigne des entités comparées à des liquides] Verser qqc. (sur qqc./qqn). Répandre, diffuser (sur quelque chose/quelqu'un). Synon. déverser.La lune verse sa clarté sur le fleuve; le soleil verse ses rayons sur nous; les lustres versent leur lumière. Les circonstances et l'éloignement m'ont forcé (...) de vendre les ombres que versaient ces arbres et les murmures que répandaient ces eaux (Lamart., Nouv. Confid., 1851, p. 132).De temps en temps, on pose son verre pour danser sur un de ces airs nostalgiques que verse une intarissable radio (Green, Journal, 1933, p. 164). − [Le compl. d'obj. dir. désigne une chose abstr.] On sentait qu'un printemps éternel versait sa douce influence sur cette île privilégiée (Verne, Enf. cap. Grant, t. 2, 1868, p. 21).Cet appartement froid et délabré versait le cafard à pleins flots (Montherl., Lépreuses, 1939, p. 1491).
β) Au fig. − Verser qqc. sur/à qqn, dans (un ensemble de pers.).Prodiguer quelque chose à une ou plusieurs personnes; lui/leur permettre d'en profiter. Verser ses bienfaits sur qqn, ses faveurs à qqn; verser des confidences à qqn. Son père (...), sous le Consulat, occupait un assez haut emploi qui versait l'abondance dans cette petite famille (Borel, Champavert, 1833, p. 15).Vous étiez fait pour verser vos bénédictions comme une pluie, comme une pluie bienfaisante (Péguy, Myst. charité, 1910, p. 22). − Verser qqc. dans le cœur, l'esprit, etc. de qqn. Inspirer, communiquer à quelqu'un (un sentiment, un état ou une disposition d'esprit). Verser l'oubli dans les consciences; verser le bonheur, la tranquillité dans l'âme. Mais mon naturel pervers l'emporta sur toutes les vertus qu'essayait de verser dans mon cœur ma mère adoptive (Dumas père, Monte-Cristo, t. 2, 1846, p. 676).Amiel n'a pas connu cette paix souveraine que versent un Giorgione ou un Baldovinetti, un Van Eyck ou un Vermeer (Du Bos, Journal, 1921, p. 15). ♦ Confier à quelqu'un, lui faire partager ses propres pensées, ses propres sentiments. Cet homme semble, avec sa voix sonore et ses yeux qui vous fixent, verser la confusion dans votre tête et l'étourdissement dans votre attention (Goncourt, Journal, 1856, p. 285).Sans parents, sans amis, le pauvre bonhomme me prit en affection et versa dans mon cœur sa misère (Maupass., Contes et nouv., t. 1, Quest. du lat., 1886, p. 566). 3. a) Verser qqc. à qqn, à/dans qqc.[Le compl. d'obj. dir. désigne une somme d'argent, en espèces ou sous une autre forme] Remettre à titre de paiement ou de dépôt, à une personne, un organisme ou une caisse. Verser à qqn une pension, des allocations, une somme à titre d'indemnité; verser cent francs dans la caisse commune; verser un acompte de mille francs, des arrhes, une caution; verser des intérêts, une prime. Il avait versé dans le trésor la valeur de vingt mille talents, sans compter une distribution de quinze cents drachmes par chaque soldat (Michelet, Hist. romaine, t. 2, 1831, p. 217).Ils disent qu'ils ne peuvent plus verser les deux ans de salaire d'avance, qu'on ne peut plus s'engager maintenant pour si longtemps (Gracq, Syrtes, 1951, p. 122). b) [Le compl. d'obj. dir. désigne un doc.] Produire, annexer. Verser une pièce au dossier, un témoignage, une déclaration aux débats. Le Figaro, qui nous a promis des documents, voudra sans doute les verser au procès (Clemenceau,Iniquité,1899,p. 66). − P. anal. Tout le meilleur des dialogues a été versé dans le film qui, pour maintes raisons, me paraît supérieur au roman (Gide, Journal, 1944, p. 265). 4. [Le compl. d'obj. dir. désigne une pers.] a) Verser qqn dans, à + subst. désignant une arme, un corps.Affecter quelqu'un dans telle arme, dans tel corps. Verser un soldat dans les chasseurs alpins, dans une unité combattante; être versé dans un emploi administratif. On m'avait versé dans un régiment de ligne (Bourget, Monique, Gestes, 1902, p. 222).Je réunis les vingt principaux chefs des partisans parisiens, pour (...) les prévenir de ma décision de verser les forces de l'intérieur dans les rangs de l'armée régulière (De Gaulle, Mém. guerre, 1956, p. 317). b) Vx. Verser des personnes à. Déplacer des personnes en surnombre vers un autre lieu. La colonie fut bientôt obligée de verser au-dehors une partie de ses habitans (Chateaubr., Génie, t. 2, 1803, p. 541). B. − Empl. intrans. 1. a) [Le suj. désigne un véhicule et, p. méton., ses occupants] Basculer et tomber sur le côté. Voiture qui verse dans le fossé. J'arrive, après avoir versé trois fois, dans le voisinage de Quimperlé (Jouy, Hermite, t. 4, 1813, p. 254).Je ne comprends plus bien ce qui fait verser les voitures, puisque les nôtres n'ont pas versé (Gide, Journal, 1914, p. 407). − P. anal. Le premier coup de tonnerre avait remué la mer, le deuxième fêla la muraille de nuée du haut en bas, un trou se fit, toute l'ondée en suspens versa de ce côté (Hugo, Travaill. mer, 1866, p. 352).Le classeur du courrier, bousculé, avait laissé verser son contenu (Daniel-Rops, Mort, 1934, p. 465). b) AGRIC. [Le suj. désigne une récolte sur pied] Être couché au sol, abattu par les intempéries ou les maladies cryptogamiques. Les blés ont versé; le vent a fait verser la moisson. Le Blé d'un champ verse sous l'action du vent (Plantefol, Bot. et biol. végét., t. 1, 1931, p. 442). 2. a) [Le suj. désigne une pers., une qualité personnelle] Verser dans qqc.Se laisser aller à une forme de pensée ou d'action qui n'est pas souhaitable. Synon. tomber dans.Verser dans l'orgueil, la facilité. Il versait dans les violences révolutionnaires, croyait à la nécessité de la Terreur (Zola, Débâcle, 1892, p. 572).Il faut trouver ce point qui encore me fuit, où, la stricte sincérité (...) verserait dans la complaisance (Du Bos, Journal, 1924, p. 176). b) [Le suj. désigne une chose] Verser dans, vers qqc.Évoluer dans un sens considéré comme fâcheux. Roman qui verse dans la pornographie; film qui verse dans le mélo. Toute qualité verse dans un défaut (Hugo, Misér., t. 1, 1862, p. 793).Il se rappela soudain le péril mortel qu'il y aurait à faire verser le débat vers le terrain politique (Drieu La Roch., Rêv. bourg., 1937, p. 210). REM. 1. Versade, subst. fém.,vx, fam. [Corresp. à supra B 1 a; en parlant d'une voiture ou, p. méton., de ses occupants] Action de verser. Ne pas prendre au tragique les accidents de passeport, de quarantaine et de versades qui viennent souvent contrarier les plus jolies courses (Stendhal, Mém. touriste, t. 1, 1838, p. 400). 2. Versé, -ée, adj.,hérald. [En parlant d'une pièce ou d'un meuble] Renversé par rapport à sa position normale. (Ds Crayencour Hérald. 1985). Croissant versé (Rob. 1985). Prononc. et Orth.: [vε
ʀse], (il) verse [vε
ʀs]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1100 intrans. « se renverser, se retourner » (Roland, éd. J. Bédier, 3573); b) ca 1160 en partic. « tomber » (Benoît de Sainte-Maure, Troie, éd. L. Constans, 21159: Sor eus verserent li cheval); c) 1283 inf. subst. (Philippe de Beaumanoir, Coutumes Beauvaisis, éd. A. Salmon, t. 2, p. 488: Cil qui mene une charete et tue ou mehaigne aucun par le verser de sa charete); d) ca 1480 (Guillaume Coquillart,
Œuvres, éd. M. J. Freeman, p. 184: Telle charrette souvent verse Par faulte de bon limonnier); e) 1671 hérald. versé (Pomey); 2. a) 1176 trans. (Chrétien de Troyes, Cligès, éd. A. Micha, 3269: la poison [...] verse [Cligès] en la cope de cristal); b) mil. xiiies. (Conte du Graal, éd. F. Lecoy, 746: verse en la cope d'argent del vin); c) 1585 se verser de l'eau (N. Du Fail, Contes d'Eutrapel, éd. J. Assezat, t. 2, p. 82); 3. 1remoit. xiiies. verser les terres « labourer » (Antéchrist, éd. E. Walberg, B 171); 4. a) 1remoit. xiiies. verser a terre « détruire », verser jus « faire tomber » (Lancelot, éd. A. Micha, t. 7, p. 22 et p. 169); b) 1275-80 « faire coucher à terre (les blés) » (Jean de Meun, Rose, éd. F. Lecoy, 17884); c) 1300 (Guillaume de Nangis, St Louis ds Grandes Chroniques de France, éd. J. Viard, t. 7, p. 243: les Alemanz trebuschierent aussi comme blé qui verse après la faucille); 5. a) mil. xvies. verser son sang pour (R. Belleau,
Œuvres, éd. Marty-Laveaux, t. 1, p. 95); b) ca 1560 (J. Grevin, Pastorale ds Théâtre, éd. L. Pinvert, p. 228: Verse des liz à poignée); c) 1574 (Garnier, Cornélie, 1509 ds
Œuvres, éd. W. Foerster, t. 1, p. 134: Que ton poison leur verse Une langueur diverse); d) 1579 verser des pleurs (Id., La Troade, 526, t. 2, p. 104); e) 1601 pronom. (Charron, De la sagesse, p. 91: les âmes se versent les unes dedans les autres); f) 1601 (Id., ibid., p. 550: le maistre [...] enseigne cest enfant avec authorité, et verse dedans sa teste, comme dedans un vaisseau, tout ce qu'il veust); g) 1611 (Bertaut,
Œuvres poét., p. 11: grand soleil de justice, inaccessible flame, verse avec tes rayons ta lumiere en mon ame); 6. 1671 blason (Pomey); 7. a) 1762 verser leur argent (Rousseau, Émile, p. 828); b) 1787 verser une somme (Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, p. 294); 8. a) 1803 (Chateaubr., Génie, t. 2, p. 541: La colonie fut bientôt obligée de verser au dehors une partie de ses habitans); b) 1900 (DG: Ces soldats ont été versés dans un autre bataillon); 9. 1874 « produire un document pour qu'il soit joint à un dossier » (Gazette des Tribunaux, p. 883); 10. 1893 (Verlaine,
Œuvres compl., t. 4, Prisons, p. 370: ne verser point dans le fantastique à la mode). Du lat. versare (fréquent. de vertere) « tourner souvent » et fig. « tourner et retourner, modifier, remuer, bouleverser ». Fréq. abs. littér.: 3 312. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 6 034, b) 5 207; xxes.: a) 4 742, b) 3 301. Bbg. Gohin 1903, p. 301. |