| SONGER, verbe I. − [Pendant le sommeil] Vieilli. Faire un ou des songes, rêver. A. − Empl. trans. dir. et indir. Je dormais et je songeais que... J'ai songé que je voyageais sur mer (Ac.1798-1878).Dans la détente de ses nerfs, elle s'assoupit et (...) elle songea à René, qu'elle revit avec tous les charmes du rêve (France,Jocaste, 1879, p. 73).Rare. Songer de.Songer d'eau bourbeuse (Ac.). B. − Empl. intrans. Je dormais et je songeais (Ac.1935). II. − [À l'état de veille] A. − Empl. intrans. 1. Laisser aller son esprit au gré des associations d'idées. Synon. rêver.Laurent alluma sa lampe, ouvrit ses cahiers et s'assit. Il songeait, paisiblement (Duhamel,Nuit St-Jean, 1935, p. 114): 1. Lentement, il se fit en elle-même une évocation de ce qui s'était succédé là. Elle se rebâtit toute vivante cette grande scène où s'étaient rencontrées (...) la passion de voir mourir et la folie de mourir... Elle rêvait, elle songeait, quand des cris déchirèrent le vaste repos du lieu...
Goncourt,MmeGervaisais, 1869, p. 26. − Loc. verb., vieilli. Songer creux. S'abandonner à des chimères. Un beau matin que je songeais creux dans mon lit, j'entends ouvrir ma porte avant que la sonnette eût donné le signal (J. de Maistre,Corresp., 1805, p. 331). 2. Laisser aller son esprit à une rêverie empreinte de préoccupations. Mais le père était pensif (...). Le père ne parlait pas, il songeait (Erckm.-Chatr.,Hist. paysan, t. 1, 1870, p. 86).Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait; elle lui disait: « Comme tu as l'air triste! » (Proust,Swann, 1913, p. 313). − [P. réf. à La Fontaine, Fables, II, 14] Hâtons nous surtout de solliciter l'indulgence pour ces perspectives trop rapides et trop vastes et pour ces raccourcis trop hardis. Pardonnez-les à l'auteur: car que faire en avion à moins que l'on ne songe? (Le Figaro Magazine, 31 oct. 1987, p. 71, col. 3). B. − Empl. trans. indir. 1. a) Qqn songe à qqc.Penser à, réfléchir à. Songer à une expédition, à la mort, à un problème. Là-dessus, j'essayai de vivre sans songer à rien, sans rien craindre et sans rien désirer (Sand,Hist. vie, t. 3, 1855, p. 73).La nuit venue, il ne dormit pas. Il songea à mille choses; − qu'il ferait bien de cultiver des radis noirs dans son jardin; que l'exposition était bonne (Hugo,Travaill. mer, 1866, p. 124). − Expressions ♦ À quoi songes-tu (à qui songe-t-il, etc.). [Pour récuser une prop., un comportement] − Le corps n'a pas encore été descendu, vint dire Pauline à Juliette (...). − Comment! s'écria Juliette, à quoi songent-ils?... Je vais monter. Reste avec ces dames (Zola,Page amour, 1878, p. 1074). ♦ Tu n'y songes pas! Vous n'y songez pas! Il ne faut pas y songer! C'est impossible, irréalisable. Y songes-tu? À nos âges, avec nos habitudes, introduire ici une étrangère qui n'aura ni nos goûts, ni nos façons de vivre (Theuriet,Mais. deux barbeaux, 1879, p. 53).Sept millions! Marinette, vous n'y songez pas, on ne renonce pas à sept millions (Mauriac,Nœud vip., 1932, p. 126).Nous allons acheter du pain et une grosse boîte de ces sardines portugaises (...). Du beurre, il n'y faut point songer, si ce n'est dans les grandes villes du nord (T'Serstevens,Itinér. esp., 1963, p. 208). ♦ Songes-y, songez-y (bien). [Pour souligner un avertissement, une menace] Songez-y bien, si les travaux de la Convention nationale sont manqués, vous n'avez plus à attendre qu'anarchie, misère et désolation (Marat,Pamphlets, Aux amis de la Patrie, 1792, p. 309).Mes compagnons déchargent en cette île leur cargaison de tissus et de peaux. Songez-y, mon père, tandis qu'il en est temps encore! C'est une chose d'une grande conséquence que d'habiller les pingouins (France,Île ping., 1908, p. 67). b) Qqn songe à qqn.Avoir présent à l'esprit, prendre en considération, se soucier de. Pour mieux vaincre à jamais l'esprit de trahison, Songez à vos enfants! Songez que d'un tel crime Votre race serait l'éternelle victime (Bornier,Fille Rol., 1875, iv, 3, p. 103).Je songeai alors au général Maunoury, qui me paraissait le plus apte à prendre ce lourd commandement dans ces circonstances difficiles (Joffre,Mém., t. 1, 1931, p. 320). 2. Évoquer par la mémoire, par l'imagination. Synon. penser à, rêver à, se rappeler. a) Qqn songe à qqc.Songer à la maison natale, au passé, à son pays, à sa vie. Il y a trois choses auxquelles je ne puis songer sans ravissement: le clair de lune, le sourire de la femme et la rose, et j'ajouterai, le chant du rossignol (Chênedollé,Journal, 1811, p. 64): 2. C'est ainsi que je restais souvent jusqu'au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l'image m'avait été plus récemment rendue par la saveur (...) d'une tasse de thé...
Proust,Swann, 1913, p. 186. − En partic. [L'obj. désigne une pers.] Songer à un ami, à un frère. Je me suis assis au pied d'une chapelle abandonnée, j'ai songé à vous dans ce lieu sauvage qui ressemble au lac d'Agnano (Ampère,Corresp., 1824, p. 286).Une rêverie inexplicable s'empara de lui; il se renversa en arrière sur le dos de son fauteuil, et se prit à songer à Jeanne, la pâle et triste jeune fille à peine entrevue (Ponson du Terr.,Rocambole, t. 1, 1859, p. 288). b) Faire songer à qqc./à qqn.Évoquer, faire penser à. Les cimetières font penser à la mort, un village abandonné fait songer aux peines de la vie (Balzac,Méd. camp., 1833, p. 18).Une belle journée pluvieuse qui fait songer à l'automne et à l'Europe (Green,Journal, 1942, p. 254). 3. Envisager un projet, avoir le désir, l'intention de réaliser un objectif. Synon. projeter. a) Qqn songe à qqc.Songer au mariage, à la politique, au repos. Kean: Vous avez songé au théâtre? Anna: Oui; depuis longtemps, mes yeux sont fixés ardemment sur cette carrière (Dumas père, Kean, 1836, ii, 2etabl., 4, p. 129).Au lieu de songer à la paix, comme un homme de bon sens, il ne pense qu'à faire massacrer les derniers qui restent (Erckm.-Chatr.,Conscrit 1813, 1864, p. 40). − Loc. verb. Songer à mal, à malice. Avoir de mauvaises intentions. Sans doute cette scène de versatilité politique est profonde à force d'être naïve; mais certainement l'auditoire ne la remarquait pas, et très-probablement le bon dramaturge qui l'a écrite ne songeait point à malice (Sainte-Beuve,Tabl. poés. fr., 1828, p. 187).Sans songer à mal. Innocemment. V. mal3III A 1. b) Qqn songe à + verbe à l'inf.Songer à faire construire, à vendre une maison; songer à dormir, à manger, à travailler. Le duc de Bourgogne songeait-il à imiter Henri de Lancastre, à prendre la couronne? Il ne semble pas (Bainville,Hist. Fr., t. 1, 1924, p. 113). 4. Se préoccuper de, s'intéresser particulièrement à, se soucier de. a) Qqn songe à qqc.Songer à ses intérêts. [L'honnête ouvrier] ne songea qu'à une chose: arriver, trouver Cerise, l'arracher aux mains de qui elle était tombée (Ponson du Terr.,Rocambole, t. 1, 1859, p. 537).Marcel, tout en mangeant, songeait à ce qu'il avait à faire. Escalader la muraille du bloc central, il n'y avait pas à y songer (Verne,500 millions, 1879, p. 219). − Qqn songe à + verbe à l'inf.Je ne songe qu'à oublier, moi, je ne songe qu'à être heureux (A. Daudet,Arlésienne, 1872, iii, 5etabl., 2, p. 431).Nul ne songe plus aujourd'hui à reprocher à Manet d'avoir peint des Manet (Mauriac,Journal 2, 1937, p. 155). b) Qqn songe à qqn.Songer aux autres. L'honnête homme joue son rôle le mieux qu'il peut, sans songer à la galerie (Chamfort,Max. et pens., 1794, p. 31). − Vieilli. Qqn songe de qqn.Il est bien vrai que toute sa vie s'était passée à l'aimer, à songer d'elle (Sand,Fr. le Champi, 1848, p. 232). 5. Rare. Songer sur qqc.Méditer profondément. J'admire son état d'âme, sa passion. Ces brochures de science, voilà la vraie vie de Pascal sur quoi il songeait (Barrès,Cahiers, t. 7, 1909, p. 172). C. − Empl. trans. [Suivi le plus souvent d'une complét. ou d'une interr. indir.] Avoir présent à l'esprit, réfléchir au fait que. Synon. concevoir, imaginer.Songez qu'il y va de votre intérêt (Ac.).Napoléon marche aux Pyramides; il crie à ses soldats: « Songez que du haut de ces monuments quarante siècles ont les yeux fixés sur vous » (Chateaubr.,Mém., t. 2, 1848, p. 339).Songe enfin, ajouta le ministre, que tu ne saurais échapper à ta destinée: tu mourras un jour ou l'autre de mort violente (About,Roi mont., 1857, p. 29). − En incise. « Qu'est-il devenu? songeait-elle. Peut-être est-il dans la misère; peut-être malade. Je le connais bien: il ne se plaindra jamais » (Arland,Ordre, 1929, p. 214).« Je suis terriblement esclave de ma profession, voilà la vérité », songeait-il. « Je n'ai plus jamais le temps de réfléchir (...) » (Martin du G.,Thib., Été 14, 1936, p. 145). REM. Songement, subst. masc.,rare. Fait de songer, rêverie. Te v'là en songement, toi, camarade, qu'est-ce que tu songes? (Barbusse,Feu, 1916, p. 106). Prononc. et Orth.: [sɔ
̃
ʒe], (il) songe [sɔ
̃:ʒ]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. A. Voir en rêve ca 1100 trans. (Roland, éd. J. Bédier, 725); id. sunjier que (ibid., 719: Carles se dort [...] Sunjat qu'il eret as greignurs porz de Sizer [Syrie]); ca 1165 empl. abs. (Guillaume d'Angleterre, éd. M. Wilmotte, 2557, 2564); 1530 songer de [quelque chose] (Palsgr., p. 528b). B. 1176-81 « s'abandonner à la rêverie, demeurer oisif » (Chrétien de Troyes, Chevalier au lion, éd. M. Roques, 2505), v. aussi songe-creux. C. Penser 1. xiiies. trans. soigner aucune rien « penser à quelque chose » (Lancelot en prose, éd. A. Micha, XLIXa, 14, t. 8, p. 11); id. sougnier a aucune rien (Jean de Grieviler, Entre raison et amour grant tourment, éd. L. Passy ds Bibl. Éc. Chartes, 4esérie, t. 5, p. 16); 1538 songer a + inf. (Est., s.v. cogito); 2. mil. xiiies. trans. « entrevoir, imaginer » (Poire, éd. Chr. Marchello-Nizia, 457); 3. 1280 songier que « penser, s'imaginer que » (Philippe de Beaumanoir, Jehan et Blonde, 4138 ds T.-L.); 4. ca 1263 trans. « imaginer, inventer » (Rutebeuf, Chans. des Ordres, 8 ds
Œuvres, éd. E. Faral et J. Bastin, t. 1, p. 331: Tant d'Ordres avons ja, Ne sai qui les sonja). Du lat. somniare intrans. « rêver, avoir un songe », trans. « voir en rêve ». Sur la similitude, en a. fr., de certaines formes de songier et de soignier (soigner*) d'une part, et de songe* et soigne « souci » d'autre part [cf. T.-L., s.v. soignier et soigne] (somniaresongier, songnier, soignier; songe*, autres formes: soinge, soigne, soingne) et sur la proximité sém. de songier a « penser à, s'occuper de » et de soignier a « s'occuper avec attention, avoir soin de » (cf. FEW t. 17, p. 281b, note 8), v. U. Joppich-Hagemann ds Rom. Forsch. t. 90 1978, pp. 35-47. Fréq. abs. littér.: 16 001. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 18 218, b) 27 235; xxes.: a) 26 171, b) 22 168. DÉR. Songeard, -arde, adj.Rêveur, distrait. Avec votre façon songearde, vous seriez chez John-Bull in vitam aeternam, que vous ne verriez rien (Chateaubr.,Mém., t. 1, 1848, p. 521).− [sɔ
̃
ʒa:ʀ], fém. [-aʀd]. − 1reattest. 1458 « celui qui rêvasse » (Arnoul Greban, Passion, éd. O. Jodogne, 22338); de songer, suff. -ard*. BBG. − Greive (A.). Rêver, songer, penser im Frz. Rom. Forsch. 1973, t. 85, pp. 486-500. − Kress (N.). L'Évol. sém. de rêver et songer jusqu'à la fin du 17es. Thèse, Strasbourg, 1970, pp. 139-239. − Morrissey (R.). Vers un topos littér. Mod. Philol. 1980, t. 77, pp. 261-290. − Orr (J.). Prolégomènes à une hist. du fr. songer. In: Essais d'étymol. et de philol. Paris, 1963, pp. 76-92. − Pauli 1921, p. 80 (s.v. songement). |