| RAVIR, verbe trans. A. − Littéraire 1. a) S'emparer par la force, par ruse de ce qui est à autrui, peut revenir à autrui. Pour ravir un trésor, il a toujours fallu tuer le dragon qui le garde (Giraudoux, Folle,1944, i, p. 47): 1. Le travailleur, capable de fournir sa tâche en six heures, aura-t-il droit, sous prétexte de sa force et de son activité plus grande, d'usurper la tâche du travailleur le moins habile, et de lui ravir ainsi le travail et le pain? Qui oserait le soutenir?
Proudhon, Propriété,1840, p. 222. P. exagér. Remporter. L'enfant prodige de mon collègue Édouard Humbert, aimable physionomie d'éphèbe, intelligent et doux, qui a ravi tous les prix du collège (Amiel, Journal,1866, p. 456).Empl. pronom. passif. Qu'ils [les jeunes] réussissent dans l'art et dans la poésie, s'ils le peuvent (...) il y a sur ce point peu de conseils à donner. Ces palmes-là se ravissent et ne se discutent pas (Sainte-Beuve, Portr. contemp.,t. 3, 1843, p. 390).♦ Ravir un baiser. Embrasser quelqu'un contre son gré, par surprise. Je n'étais plus maître de moi: j'osai ravir ce baiser qu'elle me refusait (Duras, Édouard,1825, p. 194). b) Enlever quelqu'un de force. Ce même roi que Triboulet pousse au rapt, ravira sa fille à Triboulet (Hugo, Roi s'amuse,1832, p. 341).La fête delle Marie (des Maries) rappelait les fiançailles, l'enlèvement et la rescousse de douze jeunes filles, lorsqu'en 944 elles furent ravies par des pirates de Trieste (Chateaubr., Mém.,t. 4, 1848, p. 397). 2. a) Ravir qqc. à qqn.Priver quelqu'un de quelque chose, lui ôter quelque chose. Ravir l'honneur d'une femme. Les amis de M. Necker sentaient avec quel art Mirabeau cherchait à lui ravir la faveur publique (Staël, Consid. Révol. fr.,t. 1, 1817, p. 247).Nul ne saurait nous ravir une liberté dont nous nous sommes dépouillées depuis longtemps (Bernanos, Dialog. Carm.,1948, 5etabl., 12, p. 1710).Empl. pronom. réfl. indir. Qui pourrait se ravir la jouissance suprême de faire du bien à une âme telle que la vôtre! (Staël, Corinne,t. 2, 1807, p. 319). − [Le suj. désigne une chose] Le pauvre Jules, dont, en un seul jour, le malheur avait ravi toutes les amours, toutes les espérances, comme en une nuit un loup affamé emporte tout un troupeau (Flaub., 1reÉduc. sent.,1845, p. 138).Il faut (...) que je vous dise bien, parce que c'est ça qui faisait la force de toute la musique, combien on avait entassé de choses pures là-dedans. Ce qui frappait, ce qui ravissait la volonté de bouger bras et jambes (...), c'était la pureté (Giono, Baumugnes,1929, p. 153). b) Ravir qqn à qqc.Soustraire quelqu'un à un état, un destin, une action. Oh! c'est toi! toi, mon fils! Toi que leur cruauté ravit à mes tendresses Et que la mort, hélas! rend seule à mes caresses! (Lamart., Chute,1838, p. 936).Voici qu'une nécessité urgente le ravissait aux douceurs de la méditation: il avait promis de voir Lanturlut (...) ou bien son gantier l'attendait (Miomandre, Écrit sur eau,1908, p. 94).Empl. pronom. réfl. Regardez bien ce livre, vous n'y comprenez rien, ni vous, ni beaucoup d'autres, mais vous y verrez un jour ce que nul n'y saurait voir. Il ne dépend plus d'eux de se ravir à cette contemplation (Breton, Manif. Surréal.,2eManif., 1930, p. 165). c) Ravir qqn à qqn
α) Enlever quelqu'un à l'affection de quelqu'un en privant de la vie. Un jour, le même assassin qui lui ravit son époux la trouva digne de le suivre (Staël, Corinne,t. 2, 1807, p. 335).Elle n'avait que vingt-huit ans lorsque Dieu la ravit à sa famille, à sa patrie, et à l'ordre qui s'en enorgueillissait (Montalembert, Ste Élisabeth,1836, p. 337).
β) Ravir une femme à qqn. Supplanter quelqu'un dans le cœur d'une femme. Oscar, lui dit Dermide, abrège ma souffrance; Tu connais mes tourments; tu sais que dans mon cœur De te ravir Nina je garde l'espérance (Baour-Lormian, Ossian,1827, p. 111).Ravir la femme de qqn. La séduire. Elle me répondit que je n'étais qu'un pharisien; qu'il est d'autres larcins plus graves que des perles, dont le commun fait assez bon marché, ne serait-ce que de ravir les femmes d'autrui (Jammes, Robinsons,1925, p. 205). B. − Domaine relig., mystique 1. Transporter au ciel, enlever de terre, par l'effet d'une puissance surnaturelle. Ravir au ciel. On croit, dans le pays, que chaque nuit l'esprit de Dieu la ravissait sur ces sommets sublimes, qu'un ange invisible la portait sur ces escarpements (Sand, Lélia,1839, p. 492): 2. Le nœud de tout le poème [de Dante] est à la fin du Purgatoire, dans les chants où Béatrix lui apparaît triomphante, le force à rougir et à confesser ses torts, et les lui pardonne en le ravissant après elle jusque dans les Cieux.
Sainte-Beuve, Caus. lundi,t. 11, 1854, p. 210. − P. plaisant. Un bétail qu'on embarque meugle, l'un des siens gigotant dans l'espace, ravi tout vif au ciel, par la sangle et la grue, d'un trait (Valéry, Mauv. pens.,1942, p. 138). 2. Souvent au passif. Ravir (en esprit). Soustraire à l'influence des sens, du monde extérieur sous l'effet d'une vision qui fait communiquer avec Dieu, avec le monde surnaturel. Le Saint-Père ne voyait rien, n'entendait rien; ravi en esprit, sa pensée était loin de la terre (Chateaubr., Mém.,t. 3, 1848, p. 375).Les yeux clos, la bouche pincée, la coiffe serrée aux tempes et bouchant ses oreilles, rien ne la pouvait distraire d'une vision béatifique à sa mesure, qui sans doute la ravissait [sœur Marie-Henriette] (Mauriac, Robe prétexte,1914, p. 113). ♦ Être ravi en Dieu. Être en union spirituelle avec Dieu. Souviens-toi de cette parole de Ruysbroeck l'Admirable, un Flamand comme moi: « Quand tu serais ravi en Dieu, si un malade te réclame une tasse de bouillon, descends du septième ciel, et donne-lui ce qu'il demande » (Bernanos, Journal curé camp.,1936, p. 1102). − [Avec compl. prép. désignant l'état lié à un phénomène] Être ravi en extase (devant Dieu). Le Christ l'écoutait, venait la voir avec ses anges, la communiait de sa main, la ravissait en de célestes extases (Huysmans, En route,t. 1, 1895, p. 74). C. − P. anal. Synon. transporter. 1. Élever au-dessus de l'état d'esprit et des réalités ordinaires, généralement sous l'effet de l'enthousiasme, d'une admiration ou d'une joie extrême. Les beautés de Corneille, celles qui ravissent, qui enlèvent et qui font passer sur tous ses défauts (Sainte-Beuve, Nouv. lundis,t. 7, 1864, p. 216).Déjà, enfant, l'orage me ravissait comme une caresse du ciel (...). La foudre me jetait dans une extase (Cocteau, Poés. crit. II,1960, p. 49). − [Le suj. désigne le sentiment éprouvé] L'enthousiasme nous ravit au-dessus et hors de nous-mêmes vers des objets qui nous échauffent sans nous enivrer (Cousin, Hist. philos. mod.,t. 3, 1847, p. 17). − Ravir en/dans + subst. indiquant l'état que l'on atteint.Ravir dans un songe. Tout le présent éconduit, ravi en vision, je vivais à nouveau entre Cardamine, Mariette, Maldious (Arnoux, Écoute, 1923, p. 52): 3. Mon attention excessive à suivre mes idées intérieures, à demi formées et dont le rêve m'enchantait déjà, me forçait à demeurer quelquefois sans mouvement, l'œil fixe attaché en avant comme celui d'un chien d'arrêt sur un objet que je ne voyais pas, ravi dans une sorte de distraction voisine de l'extase.
Vigny, Mém. inéd.,1863, p. 54. Littér. Nids purs, écluses d'herbe, ombres des vagues creuses, Bercez l'enfant ravie en un poreux sommeil! (Valéry, Alb. vers anc.,1900, p. 85).− Ravir de + subst. précisant le sentiment éprouvé (le sens paraissant moins fort).Ravir d'aise, de joie. Je vous recommande Canterbury. C'est une cathédrale à vous remuer et à vous ravir d'enthousiasme (Hugo, Corresp.,1828, p. 448).Ces gestes inhabiles qui ravissent d'amour et de pitié le cœur des mères (Bernanos, Joie,1929, p. 682).[Parfois avec un subst. exprimant un état affectif normalement pénible] Autour de moi tout conspirait à me noyer l'âme d'une terreur exquise (...). Les murs, les parquets, les meubles, les ustensiles avaient des voix, des formes inattendues qui me ravissaient d'effroi (Bloy, Femme pauvre,1897, p. 153). − [Le compl. d'obj. désigne un attribut de la pers.] Je n'éprouvai jamais un tel enchantement, jamais si douce harmonie ne frappa mes oreilles et ne ravit mes sens; où suis-je? Ce n'est plus ici le même palais, ce n'est plus le même air que je respire; tout est changé quand je la vois (Cottin, Mathilde,t. 1, 1805, p. 221). 2. [Sens affaibli] Procurer un vif plaisir. Synon. charmer, enchanter, plaire. a) [Le suj. désigne une chose] Elle courait avec une grâce qui ravit Julien (Stendhal, Rouge et Noir,1830, p. 321).Un bout de jardin dans Paris ravit plus qu'un parc en province (Proust, Temps retr.,1922, p. 733). − [Avec compl. prép. indiquant un point partic.] Tout ce que tu dis de Laforgue et de Rimbaud m'a ravi par sa justesse (Alain-Fournier, Corresp.[avec Rivière], 1906, p. 72). − [Le compl. d'obj. désigne un attribut, une faculté de la pers.] Ravir les oreilles, le regard, l'intelligence. Mais le grandement beau de Paris, ce sont les édifices, les églises, l'admirable et antique Notre-Dame, Saint-Eustache, la Sainte-Chapelle, qui vous ravissent les yeux et l'âme (E. de Guérin, Lettres,1838, p. 200).Des costumes multicolores, qui ravissaient le goût puéril et barbare de la petite cour de Wahnfried (Rolland, J.-Chr.,Révolte, 1907, p. 445). b) [Le suj. désigne une pers., le verbe est gén. suivi d'un compl. prép., d'un gérondif indiquant la particularité, le fait qui procure le plaisir] Elle redoutait la solitude, et on la ravissait en la venant voir sans façon (Zola, Page amour,1878, p. 880).La petite princesse montait sans façon sur la charrette d'une paysanne qu'elle ravissait par son babil (Barrès, Cahiers,t. 7, 1908, p. 94). c) [P. méton.; le compl. d'obj. désigne une période de la vie] Celle que j'aime est une enchanteresse (...) Compagne et sœur, ma muse et ma maîtresse, Elle ravit mes soirs et mes matins (Rollinat, Névroses,1883, p. 125).Ces merveilleux décors de Jusseaume pour Pelléas qui ravissaient mes vingt ans (Green, Journal,1944, p. 116). d) Loc. adv.
α) À ravir. De manière à charmer; admirablement. Chapeau, robe qui va à ravir; chanter, danser, dessiner à ravir; se porter à ravir; être habillée, coiffée à ravir; être belle à ravir; pittoresque à ravir. Elle était grande, mince, svelte, faite à ravir, délicate, souple (Gobineau, Pléiades,1874, p. 256).Cette voix admirable qui la sert si bien et dont elle joue à ravir, je serais presque tenté de dire en musicienne! (Proust, J. filles en fleurs,1918, p. 457).P. ell., avec valeur d'adj. Deux petits tableaux d'un laisser aller, d'une exécution à ravir (Balzac, Cous. Pons,1847, p. 36).Vous aurez du succès, car vous êtes à ravir (Duhamel, Nuit St-Jean, 1935, p. 186).
β) Moins cour. À ravir + subst. indiquant la pers. intéressée, le sens, la faculté touchés.Mon regard découvrit au plus creux de son sein Des choses à ravir les yeux d'un séraphin (M. de Guérin, Poés.,1839, p. 106).Je l'ai vue [Yvonne de Bray] blonde à ravir, − à ravir les autres − je l'ai vue cultivée par Bataille (Colette, Pays. et portr.,1954, p. 133).V. délicatesse ex. 2. Prononc. et Orth.: [ʀavi:ʀ], (il) ravit [-vi]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) Déb. xiies. « enlever de force » (Benoit, Voyage St Brendan, 1322 ds T.-L.); b) 1422 (Alain Chartier, Le Quadrilogue Invectif, éd. E. Droz, p. 18, 23: ilz se efforcent d'oster et ravir par force la vie et la substance de voz femmes et enfans); 1690 « arracher quelqu'un à l'affection de ses proches » (Fur.); 2. ca 1170 relig. « transporter au ciel » (Quatre Livre des Rois, éd. E. R. Curtius, p. 175); 1319 être ravi en extase*; 1636 se ravir (Monet: Pansant an Dieu, il se ravit soudain); 3. 1200-20 « mettre hors de soi dans un mouvement d'enthousiasme » (Pseudo-Turpin, I, 38, 4 ds T.-L.); 1576-1628 se ravir de (Malherbe, II, 385); 4. 1645 à ravir (Scarron, Jodel. ou le maître valet, I, 1 ds Littré). Du lat. pop. *rapι
̄re (cf. ital. rapire, roum. rapi), altér. du lat. rapere « entraîner avec soi; enlever de force ». Fréq. abs. littér.: 1 172. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 2 436, b) 1 595; xxes.: a) 1 279, b) 1 280. Bbg. Duch. Beauté 1960, pp. 82-84. − Dumonceaux (P.). Lang. et sensibilité au xviies. Genève, 1975, pp. 72-108. − Meier (H.). Lateinisch-romanische Etymologien. Wiesbaden, 1981, p. 4. |