| POÉTISER, verbe A. − Empl. trans. 1. Dans le domaine littér.Écrire (ou parler) poétiquement de (quelque chose/quelqu'un). Des souvenirs poétisés; Sylvio Pellico a poétisé sa prison: 1. Les phoques, avec leurs têtes arrondies, leur front large et recourbé, leurs yeux expressifs, présentaient une physionomie douce et même affectueuse. On comprenait que la fable, poétisant à sa manière ces curieux habitants des flots, en eût fait d'enchanteresses sirènes, quoique leur voix ne fût qu'un grognement peu harmonieux.
Verne, Enf. cap. Grant, t.3, 1868, p.92. − Empl. pronom. réfl., rare. Louis Bertrand, ou, comme il aimait à se poétiser, Ludovic ou plutôt encore Aloïsius Bertrand (...) est un de ces Jacques Tahureau (...) mis hors de combat, en quelque sorte, dès le premier feu de la mêlée (Sainte-Beuve, Portr. littér., t.2, 1842, p.344). 2. P. anal. Rendre propre à susciter une émotion d'ordre poétique, donner une dimension, une valeur, un caractère poétique à. Anton. dépoétiser. a) Dans le domaine de l'art en gén.La harpe est appelée par le compositeur dramatique (...) à poétiser le coloris instrumental des scènes où interviennent des êtres surnaturels (Gevaert, Instrument., 1885, p.193).L'appareil de prises de son purifie, clarifie et poétise certaines notations instrumentales (Arts et litt., 1935, p.88-9). b) Dans un domaine autre que littér. ou artist.Une femme que poétise La fulgurance de sa mise (Pommier, Paris, 1866, p.249).L'impression de l'automne, de cette humidité tiède qui sent la mort des feuilles et le soleil affaibli, fatigué, anémique, aggravait en la poétisant la sensation de solitude et de fin définitive flottant sur ce lieu, qui sent la mort des hommes (Maupass., Contes et nouv., t.1, Tombales, 1881, p.1208). − Au passif. Le regard bienveillant des divinités de l'Olympe est poétisé par un vernis essentiellement haschischin (Baudel., Paradis artif., 1860, p.371). − Empl. pronom. réfl. à sens passif. Devenir poétique; s'enrichir d'une aura poétique. Il venait alors une génération nouvelle qui n'avait pas vu la révolution, à peine l'empire, dont le souvenir se transfigurait et se poétisait avec le recul des années (Bainville, Hist. Fr., t.2, 1924, p.156): 2. Depuis que je me suis senti un coeur, j'ai été dominé par un désir, celui de rencontrer un sentiment aussi vif que celui que je me sens dans l'âme; c'est le rêve de ma vie, et je comprends tellement les douceurs de cet échange, l'étendue de ces plaisirs secrets, de cette entente parfaite, ils se sont tant poétisés, que je cache mon programme.
Balzac, Lettres Étr., t.2, 1843, p.101. 3. Transfigurer, embellir, idéaliser (quelqu'un/quelque chose). Poétiser le curé de campagne; poétiser l'amour, le désir, le réel, un sentiment; poétiser une aventure, la nature, la réalité, la souffrance, la vie; poétiser les choses. Non! ce n'est pas là de la poésie. Et comment poétiserait-on cette divine Joanne, déjà par elle-même tout empreinte et trempée de poésie? (A. France, Vie littér., 1890, p.365): 3. Les feuilletons sont venus, les articles, les oraisons funèbres. Les plumes ont pleuré leurs larmes (...). On s'est mis à faire un Murger légendaire, une sorte de héros de la pauvreté, un honneur des lettres. On l'a poétisé sur toutes les coutures.
Goncourt, Journal, 1861, p.879. Empl. adj. L'imagination irise [à peine] (...) les souvenirs. Dans ce domaine de la mémoire poétisée, Bergson est bien en deçà de Proust (Bachelard, Poét. espace, 1957, p.16).− [Le suj. désigne un inanimé] Ce ruines [romaines du parc de Schoenbrunn] sont (...) belles dans la nuit, qui les agrandit et les poétise (Rostand, Aiglon, 1900, iv, p.153).Voyez-vous, maître, le grand ennemi de la France c'est la culture générale qui poétise et dramatise l'univers et nous en dérobe la réalité (Aymé, Uranus, 1948, p.170). B. − Empl. intrans. 1. P. iron. ou péj., vx. Faire des vers, versifier. Tout lycéen poétise (Nouv. Lar. ill.).J'ai un peu poétisé: avez-vous lu dans le Magasin pittoresque de septembre et de novembre, des vers de moi, qui, du reste, je le puis dire, n'ont eu aucun succès (Sainte-Beuve, Corresp., t.2, 1837, p.160): 4. Ce que tu écris est si beau qu'il m'est difficile de t'en faire l'éloge (...) Il ne te reste donc plus qu'à écrire mal, à mal poétisé [sic], si tu veux me surprendre à nouveau. Tes Prétextes n'en seront donc point à ce que je te tresse de nouveaux lauriers (...). Tu es admirable, simplement.
Jammes, Corresp.[avec Gide], 1900, p.159. 2. Littér. Se complaire dans des rêveries poétiques. Je songeais (...) aux belles rêveries de M. Michelet qui est un poëte poétisant (Zola, Mes haines, 1866, p.95): 5. Voilà qu'en poétisant je rencontrai une jeune femme assise au bord du gave; elle se leva et vint droit à moi: elle savait, par la rumeur du hameau, que j'étais à Cauterets. Il se trouva que l'inconnue était une occitanienne, qui m'écrivait depuis deux ans sans que je l'eusse jamais vue...
Chateaubr., Mém., t.3, 1848, p.562. REM. 1. Poétisable, adj.,rare [En parlant d'une pers., d'un attribut de cette pers.] Que l'on peut rendre sensible à la poésie, susceptible de ressentir des émotions poétiques. La poésie ne paraissait pas être le fort des demoiselles aux yeux charbonnés (...) son choix s'arrête sur une jeune débutante qui paraissait pauvre et timide, et dont le regard triste semblait annoncer une nature assez facilement poétisable (Maupass., Contes et nouv., t.1, Dimanches bourg. Paris, 1880, p.322). 2. Poétisation, subst. fém.[Corresp. à supra A 2 et 3] a) Fait de poétiser; tendance à poétiser. Poétisation (adulte) de l'enfance, de la réalité des choses; besoin, faculté de poétisation. Depuis Wagner, personne n'a eu à sa disposition une telle puissance expressive, une telle force de poétisation, si j'ose le mot. C'est pourquoi je me redis souvent un mot que malgré mes enthousiasmes j'ai bien rarement prononcé: génie, génie (Alain-Fournier, Corresp.[avec Rivière], 1906, p.344).L'étude des nudités et des figures isolées de Renoir le démontre si préoccupé d'harmonie et de poétisation des types qu'il semble contradictoire d'attendre d'un tel peintre une description réaliste (Mauclair, Maîtres impressionn., 1923, p.125).b) Résultat de cette action. Après Entracte, René Clair voulut avec le Fantôme du moulin rouge reprendre la formule de Paris qui dort: la poétisation d'un site parisien par l'application ingénieuse d'un «truc», la surimpression cette fois. La réussite fut médiocre (...). La poésie trop évidemment sollicitée se déroba (Sadoul, Cin., 1949, p.188). Prononc. et Orth.: [pɔetize], (il) poétise [-ti:z]. V. poème. Ac. v. poésie. Étymol. et Hist.1. 1372-74 intrans. «faire des vers, pratiquer la poésie» (N. Oresme, Politiques, Table des expositions des fors mos de Politiques, éd. A. D. Menut, p.373: Poëtizer est faire poëmes); 2. a) 1551 trans. «mettre en vers» (B. Aneau, Quintil Horatian [éd. 1556, p.198 ds Hug.]); b) 1805 trans. «rendre poétique» (U. Domergue, Manuel des étrangers amateurs de la langue françoise, Paris, p.85: le féminin [pour le mot hyacinthe] n'éveille que l'idée commune de fleur; le masculin poétise l'expression). Dér. de poète*; suff. -iser*. Cf. lat. médiév. poetizare «parler à la manière des poètes» (Wigo ds Du Cange et ds Blaise Latin. Med. Aev.). Fréq. abs. littér.: 75. Bbg. Duch. Beauté 1960, p.98. _Gohin 1903, p.280. |