| MANQUE1, subst. masc. A. − Absence. 1. Manque de.Fait de manquer; absence de quelque chose, de quelqu'un qui serait nécessaire, utile ou souhaitable. Synon. défaut, carence, pénurie, privation, insuffisance.L'étonnement mal comprimé augmentait à chaque instant devant les manques de goût, les manques de tact, les manques d'invention. Car la pièce [Le Candidat de Flaubert] n'est qu'une pâle contre-épreuve de Prudhomme (Goncourt,Journal, 1874, p. 972).Ils avaient préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu être expliquée par un certain manque d'originalité, ou d'initiative, ou de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme (Proust,Guermantes 2, 1921, p. 458): 1. D'autres ont le sentiment de ce qu'ils ont (...) je n'ai le sentiment que de mes manques. Manque d'argent, manque de forces, manque d'esprit, manque d'amour. Toujours du déficit; je resterai toujours en deçà.
Gide,Faux-monn., 1925, p. 1162. ♦ Manque de + subst. déterminé.Le premier trait qu'on remarque alors en Italie [à l'époque de la Renaissance] c'est le manque d'une paix ancienne et stable, d'une justice exacte, et d'une police (Taine,Philos. art, t. 1, 1865, p. 167).Aux causes de souffrance (...) se joignait maintenant le manque imprévu de la houille, pour les quelques chaudières qui chauffaient encore (Zola,Germinal, 1885, p. 1461).Rosny, après avoir aujourd'hui (...) déploré le manque d'une maladie, en général attestatrice du talent chez un écrivain, confesse cependant qu'il est un angoisseux (Goncourt,Journal, 1888, p. 891). − Rare. Manque de + inf.Il était difficile qu'il ne sentît pas bientôt les effets funestes de sa stricte réclusion, et du manque de respirer l'air du dehors (Las Cases,Mémor. Ste-Hélène, t. 1, 1823, p. 571). − Absol. (sens gén.). Les jours qu'il n'a fait aucun profit, il commence de trembler (...) il est saisi par le sentiment de l'indigence et la peur du manque (Duhamel,Maîtres, 1937, p. 76).L'important, c'est d'avoir. C'est le manque qui rend coquin (Giono,Chron., Noé, 1947, p. 322). − Vx, loc. adv. ou adj. ♦ De manque. Qui manque, de moins. L'absence n'est rien dans les amitiés d'homme: c'est après la mort de son ami qu'on le trouve de manque dans sa vie (Barrès,Cahiers, t. 1, 1897, p. 242).J'ai causé avec le père Barré qui a un œil de manque, l'autre injecté de sang (Alain-Fournier,Corresp.[avec Rivière], 1912, p. 326). ♦ Sans manque. Sans faute, à coup sûr. Je suis le roi de France (je suppose), j'entends un Laffitte, un Rothschild, ou tel autre gros argentier, laisser échapper le fatal souhait [si j'étais riche]; je réunis vite mon conseil, j'assemble autour de moi mes bonnes gardes nationales, et je me cramponne à la selle; car, le cas échéant, cet homme-là en veut sans manque à mon char royal (Balzac,
Œuvres div., t. 2, 1830, p. 258). − Loc. prép. Manque de (vieilli), sauf dans manque de chance, de pot, de bol (fam. ou pop.). Par manque de (cour.). Faute de. Mourir par manque d'amour, c'est affreux. L'asphyxie de l'âme! (Hugo,Misér., t. 2, 1862, p. 133).J'avais naturellement marqué Ruyters pour une Parque. Mon carnet m'apprend qu'elle n'a pas dû lui être envoyée, manque d'adresse (Valéry,Corresp.[avec Gide], 1918, p. 463). 2. P. méton. État d'une personne qui souffre de l'absence de quelque chose; besoin. C'est sa soif même, c'est ce manque à quoi tient Amiel. D'instinct, il hait la source qui prétend lui rendre inutiles toutes les autres sources (Mauriac,Essais psychol. relig., 1920, p. 73).Je soupirai, je me laissai aller en arrière contre le dossier de ma chaise, avec l'impression d'un manque intolérable (Sartre,Nausée, 1938, p. 127): 2. Mères et nourrices n'ont pas pour ses parties génitales [de la petite fille] de révérence ni de tendresse; elles n'attirent pas son attention sur cet organe secret (...) en un sens, elle n'a pas de sexe. Elle n'éprouve pas cette absence comme un manque; son corps est évidemment pour elle une plénitude...
Beauvoir, Deux. sexe, t. 2, 1949, p. 18. − En partic. [Chez les toxicomanes, les alcooliques] État très pénible dû à la privation de drogue, d'alcool. État de manque. À présent, [devenue morphinomane invétérée], pour être certaine de ne pas souffrir du manque, [elle détaillait du stupéfiant pour un demi-grossiste] (Le Breton,Razzia, 1954, p. 128).Il faut se dépêcher, je dois sortir, je suis en manque, j'ai besoin de ma drogue (Le Nouvel Observateur, 8 août 1981, p. 42): 3. Après avoir bu, Léopold connaissait un moment de détente, d'allégresse (...). Mais rapidement, son humeur s'altérait. Il éprouvait à nouveau l'irritante sensation du manque. Ses mains fébriles cherchaient le verre, la bouteille, et il ne tenait pas en place.
Aymé, Uranus, 1948, p. 150. ♦ P. anal. Lyon, 3 novembre 1940. − Très triste. En manque de B... «L'homme le plus seul sur la terre» (Vailland,Drôle de jeu, 1945, p. 117).Nous qui avons dévissé la monarchie il y a bientôt deux siècles et qui errons depuis en état de manque (Télérama, 22 juill. 1981, no1645, p. 25). 3. Ce qui est absent, ce qui fait défaut (dans quelque chose, chez quelqu'un), lacune. Synon. déficience, insuffisance.À côté des images les plus claires, je trouve des manques dans ce souvenir, c'est comme une fresque dont de grands morceaux sont tombés (Stendhal,H. Brulard, t. 1, 1836, p. 138).Une carte de l'Afrique centrale, avec des manques, des blancs de terra incognita (A. Daudet,Tartarin Alpes, 1885, p. 139).L'histoire se fait avec des documents. Car il reste un manque. À expliquer. Car il reste une marge, à combler. (Mettons une lacune). Car il reste un angle, un bâillement. Un défaut (Péguy,Argent, 1913, p. 1151): 4. J'ai complètement oublié ce qui pouvait le distinguer [un sourd] des autres hommes, sauf cette surdité, ce manque; il devait cependant posséder des vertus plus agissantes, je ne les ai pas retenues...
Arnoux,Renc. Wagner, 1927, p. 35. − Spécialement ♦ AGRIC. Espace non labouré, non planté. (Ds Fén. 1970, Métro 1975, Lanher 1977). Faire un manque avec la charrue. ♦ IMPR. Blanc ou faible partiel dans un tirage. (Ds Comte-Pern. 1963, Bég. Estampe 1977). ♦ TAPISS., TRICOT, COUT. Maille, point qui manque. (Ds Bél. 1957). Rem. Région., emploi fém. Quand j'étais petite et que j'apprenais à tricoter, on m'obligeait à défaire des rangs et des rangs de mailles, jusqu'à ce que j'eusse trouvé la petite faute passée inaperçue, la maille tombée, ce qu'à l'école on appelait «une manque» (Colette, Vagab., 1910, p. 298). ♦ JEUX. À la roulette ou au jeu de la boule: une des chances simples (par opposition à passe). Miser sur manque. «Les 36 numéros sont divisés par moitié: les dix-huit premiers, c'est manque; les dix-huit derniers, c'est passe» (A. Belot, [18]87) (Larch.Suppl.1889, p. 147).Il y a parfois une troisième classification [des numéros, au jeu de la boule]: passe et manque. Passe signifie: dépasse la moitié (6 à 9), manque veut dire: manque la moitié (1 à 4) (A. Neurisse,Les Jeux de casino,Paris, P.U.F., 1977, p. 67). ♦ En partic. Manque à gagner (v. manquer à gagner). Profit qui était attendu et qui n'a pas été réalisé. Les fonds remontèrent d'un chiffre double de celui où ils étaient descendus. Cela fit, en perte et en manque à gagner, un million de différence pour Danglars (Dumas père, Monte-Cristo,t. 2, 1846, p. 43).Mmede Léré: D'ailleurs, Florence ne vous coûte rien. Mon amie Jeanne de Vermex l'a prise aux frais du couvent. Clérambard: Et le manque à gagner vous ne le comptez pas? J'ai calculé que si j'avais neuf enfants travaillant au tricot pendant dix heures par jour, il ne me faudrait pas quatre ans pour libérer l'hôtel de toute hypothèque (Aymé,Cléramb.,1950, p. 23).Au fig. Je finis par préférer mille fois la solitude, la solitude et son visage d'abandon, la solitude et tous les manques à gagner qu'elle comporte pour un homme jeune, à un commerce avec le monde dont tout le profit est reperdu par l'usure nerveuse que les gens vous causent en n'étant jamais à l'heure (Montherl.,Incompris,1944, 1, p. 403). − P. ext. Ce qu'il y a d'insuffisant (dans un ouvrage, une oeuvre, chez une personne), imperfection, défaut. Je sens aussi que la conscience critique (...), l'autorité aussi (...) dont je commence à être investi (...) ne sont pas satisfaites si je tais le fond de ma pensée sur les manques du livre (Du Bos,Journal, 1926, p. 24).Quand tu te seras trouvé toi-même, alors, rejette vite tous les vêtements d'emprunt. Accepte-toi, avec tes bornes et tes manques (Martin du G.,Thib., Épil., 1940, p. 951).Près de Thérèse, il en viendrait à admirer la simplicité dont elle était pourtant un assez pauvre exemple. Mais son génie suppléerait aux manques du modèle (Guéhenno,Jean-Jacques, 1948, p. 221): 5. Cette revendication hautaine de la non-technicité [par Aimé Césaire] renverse la situation: ce qui pouvait passer pour un manque devient source positive de richesse.
Sartre,Sit. III, 1949, p. 263. B. − Faute que l'on commet. 1. Manque à qqc.Fait de ne pas se conformer à ce qu'on doit. Synon. manquement.Est-ce que la conduite de ma nièce devrait occuper la ville? (...) un scandale inutile est une faute; aussi douté-je encore de ce manque aux convenances (Balzac,Langeais, 1834, p. 323).L'art est assez vaste pour occuper tout un homme. En distraire quelque chose est presque un crime, c'est un vol fait à l'idée, un manque au devoir. Mais on est faible, la chair est molle (Flaub.,Corresp., 1853, p. 307). 2. Absol. Faute. Synon. manquement.Elle ne trouve point, par exemple, la maréchale de Luxembourg suffisamment polie ni attentive envers elle; la maréchale ne lui rend guère ses visites: elle ne laisse pas d'être sensible à ces légers manques (Sainte-Beuve,Nouv. lundis, t. 9, 1865, p. 420).Je crois comme toi qu'il n'y a pas d'excuses aux manques dont on se rend coupable (Rivière,Corresp.[avec Alain-Fournier], 1910, p. 190).Elle avait tenu rigueur à Pierre de manques souvent bien légers (Beauvoir,Invitée, 1943, p. 310). − ÉQUIT. ,,Faux pas qui peut entraîner la chute d'un cheval`` (Littré). 3. Manque à + inf. ♦ Manque à virer (v. manquer à virer). Faute qui consiste à ne pas virer correctement. La mer est courte et dure, le fjord est étroit, et sans compter le risque perpétuel de démâter, le moindre manque à virer peut nous envoyer sur les falaises à pic (Charcot,Voy. îles Féroë, 1934, pp. 48-49). ♦ Manque à toucher (v. manquer à toucher). Faute du joueur qui ne touche pas la bille. P. anal. On avait disposé l'un derrière l'autre deux troncs d'arbres, de quarante centimètres d'épaisseur chacun; après trois manques à toucher, la balle les traversa et, en outre, une cuirasse (Barrès,Appel soldat, 1900, p. 48). Prononc. et Orth.: [mɑ
̃:k]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1594 «offense» (Lett. miss. de Henri IV, 25 nov., t. 4, p. 254 ds Gdf. Compl.); 2. 1609 «absence d'une chose nécessaire» (Victor); 3. loc. manque de «faute de» a) 1630 manque de + subst. (Corneille, Mélite, IV, 6, éd. Ch. Marty-Laveaux, t. 1, p. 222); b) 1656 id. + inf. (Pascal, Provinciales, 7elettre, éd. L. Lafuma, p. 398); 4. 1656 «chose qui manque, lacune» (Racan, lettre X [à Chapelain] ds
Œuvres, éd. Tenant de Latour, t. 1, p. 334); spéc. 1845 manque à gagner (Balzac, Lettres Étr., t. 3, p. 116); 5. 1868 équit. (Littré). Empr. à l'ital. manco «absence d'une chose nécessaire» (dep. xiiies., Malispini; loc. manco di dep. 1304-08, Dante; «faute, imperfection» dep. 1remoitié du xives., Francesco da Barberino ds Batt.), déverbal de mancare (manquer*). Bbg. Hope 1971, p. 208. _ Pauli 1921, p. 10. |