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MALHEUREUX, -EUSE, adj. et subst.
A.− Qui n'est pas heureux, qui n'est pas favorisé par la nature, les circonstances ou le destin.
1. [En parlant d'une pers. ou d'une activité hum.]
a) Qui a connu l'échec, qui a raté son but. Adversaire, candidat malheureux; être le rival malheureux de qqn. On dit d'un homme tout à fait malheureux : Il tombe sur le dos et se casse le nez (Chamfort, Caract. et anecd.,1794, p. 178).Le coup de pied de l'âne au héros vaincu, la huée du supporter au champion malheureux (Gracq, Beau tén.,1945, p. 198).De grandes familles, ruinées par un luxe excessif ou par des spéculations malheureuses, ont dû morceler leurs biens et en disperser les lambeaux (E. Schneider, Charbon,1945, p. 138).
Amour malheureux. Amour qui n'est pas partagé. Plus tard il se brûla la cervelle. Un amour malheureux fut la cause de cette fuite et de ce suicide (Sand, Hist. vie,t. 2, 1855, p. 85).Mari malheureux. Mari trompé. Synon. cocu.Être malheureux en amour. Être éconduit. Vous devez être malheureux en amour, monsieur (...). Parce que vous avez du bonheur au jeu (Dumas père, Halifax,1842, prol., 5, p. 7).
Être malheureux en duels (vx). ,,Blesser ou tuer son adversaire`` (Littré). Je suis violent, emporté, querelleur, et jusqu'à présent malheureux en duels (Sue, Atar-Gull,1831, p. 11).
Avoir la main malheureuse. Être maladroit de ses mains, casser (tout) ce que l'on touche. Faites les honneurs : car vous savez que j'ai la main malheureuse, et que quand je me mêle de découper, je taille en deux le rôt, l'assiette, la nappe, voire un peu de la table, et cela vous fâche (Sand, Péché de M. Antoine,t. 1, 1845, p. 25).Avoir la main malheureuse avec qqn (au fig.). Ne pas réussir avec lui. Grand dieu! Chère amie, j'ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m'en vouloir (Stendhal, Chartreuse,1839, p. 417).
Proverbe, fam. vieilli. Il est malheureux, il se noierait dans un crachat. Il ne réussit à rien. (Ds Littré, Guérin 1892, Lar. 20e).
b) Qui perd la vie, dont la vie se termine d'une façon désastreuse, qui est à plaindre, dont le sort est triste. Synon. infortuné.Les malheureux assiégés, condamnés à mort. On précipitait les malheureux Suisses par les fenêtres, on les fusillait dans les cours, dans les rues, dans les jardins (Erckm.-Chatr., Hist. paysan,t. 2, 1870, p. 11).À trois kilomètres d'Hersek les malheureux pèlerins furent surpris et massacrés en masse par les Turcs (Grousset, Croisades,1939, p. 14):
1. Un jour, un enfant employé dans son palais excita les animaux [deux lions] à coups de pierre, si bien qu'ils brisèrent les barreaux d'un élan, dévorèrent le malheureux bambin et allèrent se coucher dans les jardins pour le digérer à l'ombre. Du Camp, Nil,1854, p. 314.
2. [En parlant de ce qui entraîne des conséquences négatives]
a) Qui est fâcheux, regrettable ou tragique. Malheureuse maladie; guerre malheureuse. La malheureuse expédition d'Italie, mal commencée par Charles VIII, mal continuée par Louis XII, a privé la France d'une partie des biens que ce dernier lui destinait (Staël, Consid. Révol. fr.,t. 1, 1817, p. 20).Milorioux, l'ancien braconnier de Tancogne, s'était fait condamner pour un coup de fusil malheureux (Genevoix, Raboliot,1925, p. 89).
b) Qui manque des qualités requises.
− Domaine esthétique.Qui ne satisfait pas un certain goût. Une toilette malheureuse. C'est ici [à Saint-Jean-de-Latran] le malheureux goût du dix-septième siècle, ni païen, ni chrétien (Taine, Voy. Ital.,t. 1, 1866, p. 306).
− Domaine littér., intellectuel.Qui est malvenu, malencontreux. Malheureux mémoire, opuscule; malheureuse hérésie; mot malheureux. Alors on vit se former cette malheureuse philosophie scolastique, qui se composait des subtilités de la dialectique péripatéticienne, et du jargon mystique de Platon (Chateaubr., Essai Révol.,t. 2, 1797, p. 232).M. Herriot vient de prononcer des paroles malheureuses. Une parole malheureuse est une parole qui ne vient pas à son heure (Camus, Actuelles I,1945, p. 75).
P. méton. Facilité malheureuse. Facilité dont on abuse et qui ne produit que de mauvais ouvrages. (Ds Littré, Ac. 1935). Mémoire malheureuse. Mémoire qui retient difficilement, qui a des défaillances (Ac.).
Exclamativement. Il est (bien) malheureux, c'est (bien) malheureux que. Il est triste, dommage que. C'est bien malheureux que le champagne ne soit pas frappé (Murger, Scènes vie bohème,1851, p. 150).
Est-ce malheureux de, c'est malheureux de + inf. (fam.).C'est-il pas malheureux! Ce ne sera pas malheureux quand. Ah bien! dit-elle, ce ne sera pas malheureux quand j'aurai voiture! (Zola, Assommoir,1877, p. 715).
3. [En parlant du destin, de la chance] Qui porte malheur, qui annonce le malheur. Malheureux augure, destin, sort; fatalité malheureuse. On ne savait plus si c'était Dreyfus ou l'affaire Dreyfus qui était malheureuse, qui était fatale, qui était mal douée pour le bonheur, incapable de bonheur, marquée de la fatalité (Péguy, Notre jeun.,1910, p. 194).
ASTROL. Il est né sous une malheureuse étoile (Ac., Littré, DG). Le Capricorne. Dixième signe du zodiaque (...). Situation malheureuse : Lune en exil. Jupiter en chute (Divin.1964, p. 203).
JEUX. Malchanceux. En deux mots, tenez, j'ai été malheureux à la Bourse (...). Et voilà pourquoi je ne puis payer votre mémoire (Zola, Curée,1872, p. 462).Être malheureux au jeu. Perdre (v. avoir du malheur au jeu).
4. Emploi subst.
a) Personne qui vit dans la misère. Synon. indigent, miséreux.Secourir les malheureux. Elle (...) servait elle-même le pain tout chaud aux malheureux. Neuf cents pauvres venaient ainsi chaque jour lui demander leur nourriture (Montalembert, Ste Élisabeth,1836, p. 104):
2. Les gens d'autrefois ne se séparaient jamais d'un lit hérité. Lorsqu'ils voulaient exprimer qu'un malheureux, une malheureuse surtout avait atteint l'extrémité de la détresse et de la misère, ils disaient : « Elle s'est vendu le lit... » Pesquidoux, Livre raison,1932, p. 27.
b) Personne qui souffre physiquement, qui est menacé dans sa vie même, victime d'un accident, d'une catastrophe. Soulager un malheureux; porter secours aux malheureux. Le malheureux étouffe, supplie qu'on lui donne de l'air; l'on se précipite sur la croisée... (Huysmans, Là-bas,t. 1, 1891, p. 44).On parle de plus de deux cents malheureux, bloqués ainsi sous l'effondrement d'un immeuble (Gide, Journal,1943, p. 204):
3. Ces féroces alligators (...) étaient là une dizaine qui battaient l'eau de leur queue formidable (...). À cette vue, les malheureux se sentirent perdus. Une mort épouvantable leur était réservée, qu'ils dussent périr dévorés par les flammes ou par la dent des caïmans. Verne, Enf. cap. Grant,t. 1, 1868, p. 244.
En partic., au fém. (vieilli). Prostituée. On appelle aussi malheureuse, une femme publique, une femme abandonnée au libertinage (Lav.1828ds Quem. DDL t. 1).
Vieilli. Fou, insensé. Frapper comme un malheureux. Comme un forcené. Je frappe aux volets de la chambre où dormaient maître Jean et sa femme; je frappe comme un malheureux (Erckm.-Chatr., Hist. paysan,t. 1, 1870, p. 48).
TYPOGR. Tour de malheureux. ,,Ouvriers typographes qui restent après les autres pour corriger la morasse ou épreuve faite à la brosse d'une page de journal avant le serrage définitif de la forme`` (France 1907).
Exclamativement. Qui marque la colère, l'indignation contre quelqu'un. Petit malheureux! Comment, malheureux, vous n'avez pas l'ordre écrit? Alors qu'avez-vous à nous montrer? (Clemenceau, Iniquité,1899, p. 342).
B.− Qui est sans importance, qui mérite peu d'attention ou qui n'est d'aucune efficacité. Une malheureuse voiture; le malheureux gendarme ne put rien faire. Aujourd'hui ce personnage se trouve à grand'peine Maître des requêtes avec quelques malheureux vingt mille francs (Balzac, Employés,1837, p. 77).Il a suffi d'un malheureux sonnet en l'honneur de Mazarin pour lui mettre la tante Sainte-Thècle et tous ces messieurs aux chausses (Mauriac, Vie Racine,1928, p. 30).
P. hyperb., fam. Maudit, satané. Ce malheureux latin. Mais fermez donc cette malheureuse porte! Cette chambre ne sera plus habitable (Musset, Il faut qu'une porte,1845, p. 263).Ces malheureuses bottes étaient si étroites que, n'y pouvant tenir (...) il demanda à des voisins un canif pour les fendre et se mettre à l'aise (Delacroix, Journal,1854, p. 184).
C.− Qui se trouve dans un état de malheur, de peine, d'affliction.
1. [En parlant d'une pers., des circonstances de sa vie, et p. méton. d'un aspect du comportement] Cœur malheureux; air, visage malheureux; âme, créature, enfance, mère malheureuse. Ce soir, soudain, je me sens très malheureux. Accablé par une tristesse dont il faut bien que je vienne à bout avec mes seules forces. Un chagrin que je comprends, que je connais, dont personne ne peut me guérir (J. Bousquet, Trad. du silence,1935-36, p. 113).Ma patrie est comme une barque Qu'abandonnèrent ses haleurs Et je ressemble à ce monarque Plus malheureux que le malheur (Aragon, Crève-cœur,1941, p. 56):
4. Mais aussi, Violaine, je suis bien malheureux! Il est dur d'être un lépreux et de porter avec soi la plaie infâme de savoir que l'on ne guérira pas et que rien n'y fait, mais que chaque jour elle gagne et pénètre, et d'être seul et de supporter son propre poison, et de sentir tout vivant corrompre! Claudel, Annonce,1912, prol., p. 22.
Être malheureux avec qqn; être le plus malheureux des hommes; être malheureux en ménage. Par une méchanceté de femme, elle aurait voulu voir ce dernier malheureux en ménage (Zola, E. Rougon,1876, p. 319).Être malheureux par sa faute, pour qqn. Avec la sagesse des gens non amoureux, qui trouvent qu'un homme d'esprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine (Proust, Swann,1913, p. 343).Être si malheureux que; être malheureux de + inf. À la descente du carrosse, M. d'Antilly (...) se jeta à ses pieds en lui disant qu'il était bien malheureux d'avoir vécu soixante-quinze ans pour voir ce qu'il allait voir (Sainte-Beuve, Port-Royal,t. 4, 1859, p. 104).
Rendre qqn malheureux; ce qui rend malheureux c'est de + inf. C'est peut-être la femme qui m'a le plus aimé, et c'est une de celles qui m'ont rendu le plus malheureux (Constant, Journaux,1804, p. 116).
En partic., PHILOS. Conscience malheureuse. ,,État de la conscience de soi qui, dans la Phénoménologie de Hegel, culmine avec le déchirement chrétien`` (Legrand 1972). Au delà d'une coexistence analogue à celle du fini et de l'infini dans la « conscience malheureuse » (G. Vallin, La Perspective métaphysique,Paris, P.U.F., 1959, p. 127).
Proverbes. Être malheureux comme un chien (qui se noie). Être malheureux comme une pierre, comme les pierres (les pierres étant foulées par les pieds de tout le monde. Littré). Être extrêmement malheureux. J'ai le cœur triste comme un lampion forain... Bah! J'irai passer la nuit dans le premier train; sûr d'aller, ma vie entière, malheureux comme les pierres (Laforgue, Complaintes,1885, p. 135).On n'est jamais aussi malheureux qu'on croit. On exagère son malheur. On ne connaît pas son bonheur. On n'est jamais aussi malheureux qu'on croit (Proust, Swann,1913p. 354).
Exclamativement. Malheureux que je suis! Voilà la dixième que je vous écris, malheureuse que je suis de vous tant aimer (Staël, Lettres L. de Narbonne,1793, p. 126).
Pop. Ah! malheureux! (v. malheur B rem. malheur! Qu'elle est belle!). Nous avons entendu un Berrichon, venu pour la première fois à Paris, s'écrier à chaque objet qui excitait son admiration : « Ah! malheureux (7)! c'est-il beau! » (...) 7. C'est-à-dire : ,,Combien je m'estime malheureux (pauvre) devant une telle magnificence!`` (Larch.Suppl.1880).
Emploi subst. On s'étonne que le malheur n'ennoblisse pas. C'est que, quant on pense à un malheureux, on pense à son malheur. Mais le malheureux ne pense pas à son malheur : Il a l'âme emplie de n'importe quel infime allègement qu'il puisse convoiter (Weil, Pesanteur,1943, p. 84).
2. [En parlant d'un pays, d'une ville, d'une époque, etc.] Malheureux temps; malheureuse époque, patrie, ville. Au milieu des tristes circonstances dans lesquelles se trouve cette malheureuse capitale, accablée des maux sans nombre qui la dévorent (Latouche, L'Héritier, Lettres amans,1821, p. 92).
Prononc. et Orth. : [malœ ʀø], fém. [-ø:z]; [-lø-], cette prononc. est donnée pour la plus fréq. ds Martinet-Walter 1973. Att. ds Ac. dep. 1694. V. mal2. Étymol. et Hist. 1. a) 1155 adj. « (d'une pers.) accablé de malheur » Dolenz fud e malëurus (Wace, Brut, éd. I. Arnold, 13377); 1176-81 subst. (Chr. de Troyes, Chevalier Lion, éd. M. Roques, 5125); b) 1176-81 « (id.) digne de commisération; pitoyable » (Id., op. cit., 2464); 1656 p. ext. « méprisable » ici subst. (Pascal, Provinciales, VI ds Œuvres compl., éd. L. Lafuma, p. 396); 1672 malheureux! (Racine, Bajazet, IV, 5); c) xves. adj. « (id.) qui a de la malchance » (Perceforest, t. III, fo34 ds Littré); d) 1690 « qui exprime ou annonce le malheur » une malheureuse physionomie (Fur.); 2. a) xves. « (d'une chose) qui a une issue fâcheuse, des conséquences funestes » (Perceforest d'apr. Lar. Lang. fr.); cf. 1680 entreprise malheureuse (Rich.); b) 1558 « (id.) funeste » (J. du Bellay, Divers jeux rustiques, éd. V.L. Saulnier, Vœux rustiques, IV, à Cérès, 9); c) 1567 « (id.) regrettable » acte bien malheureux et meschant (Amyot, Cam., 18 ds Littré); d) 1690 « (id.) sans importance » un malheureux arpent de pré (Fur.). Dér. de malheur*; suff. -eux*. Fréq. abs. littér. : 10 938. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 21 787, b) 14 884; xxes. : a) 15 175, b) 10 823. Bbg. Quem. DDL t. 1 (s.v. malheureuse).