| INTELLIGIBLE, adj. Qui est saisi et identifié par l'intelligence ou l'ouïe. A. − Qui est saisi et identifié par l'intelligence (v. ce mot I A). 1. PHILOS. [Sans idée de degré; p. oppos. à sensible au sens de « qui peut être perçu, connu par les sens », et en partic. p. oppos. à « qui n'est qu'un fait d'expérience »] Qui, après analyse, est organisé en discours cohérent et présenté comme nécessaire par l'intelligence; qui est l'objet ou le résultat de ce travail de l'intelligence. Un fait peut être fort concevable, il n'est intelligible que quand on peut le ramener à une loi, c'est-à-dire se le représenter comme nécessaire; de même une loi ne devient intelligible que quand on l'a ramenée à une loi plus générale (Goblot1920).Pour la pensée, tout objet est neutre; il répond seulement à sa définition intelligible. Pour la sensibilité, tout objet est « qualifié », doté (...) d'une certaine saveur unique (Huyghe, Dialog. avec visible,1955, p. 264): 1. ... la ténèbre sacramentelle de l'Eucharistie est insondable. D'ailleurs, si c'était intelligible, ce ne serait pas divin. Si le dieu que nous servons pouvait être compris par la raison, il ne vaudrait pas la peine d'être servi, a dit Tauler...
Huysmans, En route, t. 2, 1895, p. 173. − Emploi subst. masc. ♦ sing. à valeur de neutre. Représentant de Dieu, (...) il traduit les choses à Dieu par le langage, (...) il les fait passer du domaine du visible dans le domaine de l'intelligible, du domaine de l'ouïe dans celui de l'entendement (Claudel, Poète regarde Croix,1938, p. 222). ♦ Chose, donnée intelligible. Il y a un plan où (...) le monde n'a pas de sens (...); c'est le plan de l'existence immédiate (...) du fortuit, c'est l'ordre du hasard. La réflexion nous permet de nous élever à des plans successifs où des intelligibles apparaissent (G. Marcel, Journal,1914, p. 3). − En partic. Qui n'existe qu'en idée, qui relève d'un monde suprasensible et, comme tel, ne peut être saisi, connu que par l'intelligence. Les simples têtes humaines ne sont pas à l'aise dans le ciel glacial des idées. Les lieux intelligibles ne sont point ainsi faits qu'ils y respirent librement (Nizan, Chiens garde,1932, p. 24).C'est la mort intelligible « éternelle et suprasensible », qui fonde en raison la mort empirique et naturelle (J. Vuillemin, Essai signif. mort,1949, p. 292). ♦ [Chez Platon, Descartes] Monde intelligible; idées, réalités intelligibles. Les réalités intelligibles, pour Platon, sont les Idées; pour les Cartésiens, ce sont les substances que l'esprit conçoit, mais qui ne tombent pas sous les sens : l'âme et Dieu (Goblot1920). ♦ [Chez Malebranche] Étendue intelligible : 2. ... pour Malebranche, c'est en Dieu que nous voyons les corps, parce que l'étendue qu'il appelle intelligible est Dieu lui-même « en tant que participable par les créatures ». (...) Malebranche distingue de l'étendue intelligible l'étendue sensible qui, elle, est créée, contingente.
Gds cour. pensée math.,1948, p. 375. ♦ [Chez Kant] Alors que les connaissances intellectuelles s'appuient sur des intuitions sensibles que nous livre l'expérience, les objets intelligibles ne peuvent se rapporter à aucune intuition sensible. Kant appelle ces objets des noumènes, par opposition aux phénomènes (Thinès-Lemp. 1975): 3. Ces règles [du monde moral et social] échappent à la critique, parce qu'elles ont leur origine dans une région supérieure. Monde intelligible, royaume des fins, dit Kant : règne de la grâce, cité de Dieu, disait-on avant lui.
Lévy-Bruhl, Mor. et sc. mœurs,1903, p. 55. − Emploi subst. masc. ♦ sing. à valeur de neutre. L'intelligible, le pur intelligible : 4. Le pur intelligible est, en effet, d'une nature entièrement différente de celle des essences sensibles; on aura donc beau abstraire, raffiner et purifier, jamais on ne fera que ce qui nous est donné comme sensible puisse représenter du pur intelligible. Sans doute, la connaissance abstraite de l'intelligible pur vaut mieux que rien, mais de là à la prendre pour une connaissance propre de l'intelligence en tant que tel, il y a loin.
Gilson, Espr. philos. médiév.,1932, p. 45. ♦ Chose, donnée intelligible. Un (pur) intelligible. Les monades leibniziennes, à mesure qu'elles se dessinent plus clairement, tendent davantage à se rapprocher des intelligibles de Plotin (Bergson, Évol. créatr.,1907, p. 353).C'est un intelligible, c'est-à-dire un ensemble de relations qui ne peut être que pensé (c'est seulement en vertu d'une illusion que cet ensemble pourrait être converti en entité métaphysique) (G. Marcel, Journal,1914, p. 20): 5. ... saint Thomas pense (...) que notre concept d'être est et reste abstrait du sensible, de sorte que si nous essayons de l'appliquer à un pur intelligible, tel que Dieu, il ne peut lui convenir que par analogie et ne devient utilisable que corrigé par toutes les négations nécessaires.
Gilson, Espr. philos. médiév.,1932p. 59. 2. [Avec l'idée de degré] Dont on peut saisir aisément la signification, que l'on peut comprendre sans difficulté. Discours, texte, passage intelligible; poésie, théorie peu intelligible; parler, s'exprimer, raconter de manière intelligible; être intelligible pour qqn. Et qu'est-ce donc que la vieillesse? Je le saurai. Mais, quand elle sera là, elle cessera de m'être intelligible (Colette, Naiss. jour,1928, p. 18).J'aurais voulu répondre quelque chose d'intelligent, ou simplement d'intelligible, faire comprendre à ce grand homme que je l'admirais. Rien n'est venu...(Green, Journal,1939, p. 207): 6. ... nous autres, écrivains, nous avons pour mission de traduire en idées claires et d'un vigoureux relief, bref de rendre intelligible le mystère qui bourdonne autour des orchestres.
Barrès, Cahiers, t. 14, 1923, p. 240. − [P. méton.] Cet auteur n'est pas intelligible (Ac.) − En partic. Que l'on comprend parce que l'on en connaît la cause, le déroulement. Ces événemens, messieurs, nous sont parfaitement intelligibles aujourd'hui; nous comprenons très bien cette simultanéité de réformes séparées (Guizot, Hist. civilisation, Leçon 11, 1828, p. 30). − P. anal. [S'applique à ce qui, perçu par la vue, participe à la connaissance intellectuelle] Je crus voir la mère, qui faisait des signes très intelligibles au jeune clerc; celui-ci lui répondait sur le même ton (Restif de La Bret., M. Nicolas,1796, p. 196).Un tableau est une machine dont tous les systèmes sont intelligibles pour un œil exercé; où tout a sa raison d'être, si le tableau est bon (Baudel., Salon,1846, p. 117): 7. ... un cristal, une fleur, une coquille se détachent du désordre ordinaire de l'ensemble des choses sensibles. Ils nous sont des objets privilégiés, plus intelligibles à la vue, quoique plus mystérieux à la réflexion, que tous les autres que nous voyons indistinctement.
Valéry, Variété V,1944, p. 11. B. − Dans le domaine du lang. oral.[Avec l'idée de degré] Qui est saisi et identifié par l'ouïe. 1. [En parlant du son émis] Qui peut être distinctement perçu par l'ouïe et identifié par le récepteur. Parler à haute et intelligible voix; sons distincts et intelligibles (Ac.1798-1935).Madame, dis-je alors en m'inclinant et en parvenant à rendre des sons à peu près intelligibles, j'ai déjà eu l'honneur de vous être présenté (Dumas, fils, Dame Camélias,1848, p. 83).Il parlait ainsi à ses internes devant les malades, d'une voix monocorde, intelligible aux seuls initiés (Bernanos, Joie,1929, p. 658). 2. [Du point de vue du son et de sa signification conjugués, en parlant d'un mot ou d'un énoncé] Qui est distinctement entendu et, de ce fait, compris par le récepteur. Cette bouche s'entrouvrit tout à coup pour laisser échapper, avec un flot de salive, au lieu de mots intelligibles, un gargouillement confus (Bernanos, Imposture,1927, p. 438).Le premier communiqué intelligible qu'il reçut, − il lui avait fallu un certain temps pour s'accoutumer au morse et pour traduire l'anglais, − le plongea dans la stupeur (Van der Meersch, Invas. 14,1935, p. 63). − P. anal., dans le domaine de la communication écrite.[En parlant d'un signe ou d'un énoncé graphique] Qui peut être identifié, lu, déchiffré et compris par le lecteur. Lu le nom de M. Henri Desgrès suivi de peu intelligibles signes et autres obscures initiales (Malègue, Augustin, t. 1, 1933, p. 357).La liste, avec tous ces signes cabalistiques, était assez mal intelligible (Duhamel, Passion J. Pasquier,1945, p. 199). Prononc. et Orth. : [ε
̃teliʒibl̥], [-tεl(l)i-]. Cf. intellect et intelligence. Att. ds Ac. 1694-1935. Étymol. et Hist. 1. Ca 1265 « qui ne peut être connu que par l'intelligence » (Brunet Latin, Trésor, éd. Fr. J. Carmody, II, 46, § 14); 2. 1521 « qui se comprend » (Fabri, Rhet., fo7 vods Gdf. Compl.); 1538 « qui peut être perçu par l'ouïe (Est. s.v. clarus). Empr. au lat.intelligibilis (dér. de intellegere « comprendre ») « qu'on peut comprendre », b. lat. « qui peut comprendre ». Fréq. abs. littér. : 861. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 617, b) 611; xxes. : a) 869, b) 2 284. |