| INQUIÉTER, verbe trans. I. A. − Déranger quelqu'un, le troubler dans sa quiétude physique. Dès qu'il est dans son cabinet, il ne veut pas qu'on l'interrompe, qu'on l'inquiète (Ac.).Quel amour que celui d'une mère!... Comme tout l'inquiète! Elle n'a plus de repos ni jour ni nuit; le moindre cri l'éveille (Erckm.-Chatr., Hist. paysan, t. 2, 1870, p. 368): 1. Sans que personne m'inquiétât, je suis allé m'asseoir dans le bosquet un peu délaissé mais charmant qui règne sur le devant du château.
Barrès, Cahiers, t. 7, 1909, p. 319. ♦ Inquiéter le foie. Et dedans La gorge il [un vin] met de la joie, De même qu'il rend au cœur Sa vigueur, Sans inquiéter le foie (Ponchon, Muse cabaret,1920, p. 53). ♦ Littér. [Le compl. d'obj. désigne qqc.] Faire bouger. Il prit son couteau qu'il avait entre les dents, (...) s'arc-bouta au rocher, avec un effort désespéré pour retirer son bras. Il ne réussit qu'à inquiéter un peu la ligature, qui se resserra (Hugo, Travaill. mer,1866, p. 370). − P. ext., spéc. 1. Domaine jur.Poursuivre quelqu'un, lui créer des difficultés en contestant son droit de posséder ou de faire quelque chose. Être inquiété dans sa liberté. On ne m'a jamais inquiété dans la possession de cette maison, de cette terre (Ac.). Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi (Déclar. droits hommeds Doc. hist. contemp.,1789, p. 49).On ne sait s'il [Béranger] sera inquiété : je ne le crois pas. Il a pourtant chanté des choses qui ne se peuvent dire en prose (Courier, Lettres Fr. et Ital.,1821, p. 908).Quantité de personnes de tous rangs furent compromises, inquiétées; quelques-unes emprisonnées (Sainte-Beuve, Port-Royal, t. 5, 1859, p. 533).En 1770, le comte Adam-Philibert de Custine (...) devient propriétaire de la manufacture et parvient, grâce à ses puissantes protections, à fabriquer de la porcelaine sans être inquiété (G. Fontaine, Céram. fr.,1965, p. 60): 2. Il seroit d'ailleurs difficile de l'inquiéter à Venise, où il est, pour une classe immense, un objet de reconnoissance, d'affection, et, pour ainsi dire, de culte. La proscription de Lothario, si jamais il avoit donné lieu d'y penser, seroit peut-être le signal d'une révolution...
Nodier, J. Sbogar,1818, p. 131. 2. TECHN. MILIT. Mener une action agressive contre quelqu'un, contre un groupe, une population, la force militaire d'un pays. Synon. assaillir.Je suis persuadé que de là, on inquiéterait les défenseurs de ce fort, avec un feu de mousqueterie (Voy. La Pérouse,t. 4, 1797, p. 93).Les Sardes inquiètent la division Sérurier par des reconnaissances offensives (Foch, Princ. guerre,1911, p. 70): 3. À Maunoury et à French, je demandai de pousser de part et d'autre de l'Ourcq, droit au nord, tandis qu'à l'extrême gauche, le corps de cavalerie Bridoux chercherait à inquiéter constamment les lignes de retraite de l'ennemi...
Joffre, Mém., t. 1, 1931, p. 418. ♦ Être inquiété par.Être menacé par. Bientôt, je me suis vu entouré, inquiété par des hommes et des femmes en haillons sordides qui tous, me demandaient la même aumône : un verre de gin (Michelet, Chemins Europe,1874, p. 34). B. − Au fig. Déranger quelqu'un dans sa quiétude mentale, morale, psychique. Anton. pacifier, rassurer.Inquiéter l'âme, la conscience. 1. [Correspond à inquiet B 1 et inquiétude B 2; avec une valeur positive, féconde] Éveiller, stimuler; p. ext. faire prendre conscience. Inquiéter l'esprit de qqn. En effet, disait-il chemin faisant, cet ouvrage a du feu, il remue, il inquiète (Las Cases, Mémor. Ste-Hélène, t. 1, 1823, p. 242).Deux, trois idées, du fond des âges viennent inquiéter, battre mon cœur (Barrès, Cahiers, t. 7, 1909, p. 306): 4. Avec la poésie, l'imagination se place dans la marge où précisément la fonction de l'irréel vient séduire ou inquiéter − toujours réveiller − l'être endormi dans ses automatismes.
Bachelard, Poét. espace,1957, p. 17. Emploi pronom. Ce peuple (...) s'intéresse à la liberté du monde; il s'inquiète des malheurs les plus lointains. L'humanité tout entière vibre en lui (...). Dans le bal ou la bataille, aucun ne s'électrise plus vivement du sentiment de la communauté, qui fait le vrai caractère d'homme (Michelet, Introd. Hist. univ.,1831, p. 462).♦ Intriguer. Subitement, je l'inquiétais, je l'intriguais. Alors que tout, dans mes récits, indiquait combien ma vie était tranquille et simple (Giraudoux, Simon,1926, p. 104). 2. [Correspond à inquiet B 2 et inquiétude B 2 b; avec une valeur négative, destructrice] Remplir de nervosité, d'anxiété, d'angoisse. Inquiéter l'âme de qqn. Cette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, et non sans cause (Stendhal, Chartreuse,1839, p. 416).La maladie avait grandement influé sur son caractère. Toutes choses l'inquiétaient, la mettaient de mauvaise humeur, l'irritaient (Reider, MlleVallantin,1862, p. 32).La souplesse de fauve, la félinité du prince l'inquiétait : elle pressentait de terribles griffes sous ses regards, ses gestes, ses mots de velours (Péladan, Vice supr.,1884, p. 41): 5. La Turquie, qu'Hitler espérait inquiéter suffisamment pour la faire adhérer à l'Axe et lui servir de pont entre l'Europe et l'Asie, ne risquait plus d'être investie et, du coup allait s'affermir.
De Gaulle, Mém. guerre,1954, p. 179. 3. Donner de la préoccupation, du souci, de la peur. Inquiéter ses parents. Nous fûmes entourés de baleines; on s'apercevait qu'elles n'avaient jamais été inquiétées; nos vaisseaux ne les effrayaient point (Voy. La Pérouse,t. 2, 1797, p. 49).Elle l'inquiétait cependant; car elle toussait quelquefois, et avait des plaques rouges aux pommettes (Flaub., MmeBovary, t. 2, 1857, p. 205).Quelquefois, le grand-père et l'oncle se montraient vêtus de longues redingotes à brandebourgs. Ils étaient alors d'autres gens. Leurs allures inquiétaient (Adam, Enf. Aust.,1902, p. 45).Il y a en Russie un million de Russes blancs qui inquiètent beaucoup le parti (Green, Journal,1931, p. 50): 6. Je ne dissimule point qu'Électre m'inquiète. Je sens que les ennuis et les malheurs abonderont du jour où elle se déclarera, comme tu dis, dans la famille des Atrides.
Giraudoux, Électre,1937, I, 3, p. 57. II. − Emploi pronom. A. − Au sens physique. S'agiter, ne pouvoir rester en place. Il cherche, il s'inquiète, il s'agite, il erre dans ses pensées. De ce moment, il s'arrête, il se repose, il est au fond de sa destinée (Lamart., Raphaël,1849, p. 3). − Rare. [Correspond à inquiet A et inquiétude A; le suj. désigne une chose] Un lac était d'une pureté si parfaite (...) que l'on se serait cru soudain au bord d'un royaume étrange et calme, d'une tranquillité sidérale, tout à coup éloigné de tout ce qui, feuille ou branche, bouge et s'inquiète (Gracq, Beau tén.,1945, p. 73). B. − Se faire du souci pour quelqu'un, pour quelque chose. Synon. se faire du mauvais sang, se tracasser; anton. se rassurer.S'inquiéter de l'avenir, de la disparition, de la santé de qqn; s'inquiéter de la nourriture, du vêtement; s'inquiéter à tort. ♦ S'inquiéter de qqn, pour qqn.Tu devrais t'inquiéter d'Henriette! Ne la laisse pas toute seule! (Bernstein, Secret,1913, III, 3, p. 33).Mes parents s'inquiétaient pour moi d'un long voyage, plein de fatigues et de périls (France, Vie fleur,1922, p. 518): 7. Il ne sait pas ce que c'est que d'aimer un peuple, le peuple, que de s'inquiéter pour chaque petit gars dans le maquis, pour chacun de nos courriers qui transportent les tracts, pour nos « Jean » perdus dans le brouillard...
Triolet, Premier accroc,1945, p. 348. ♦ S'inquiéter de qqc., pour qqc.S'inquiéter pour des riens. Pourquoi nous inquiéterions-nous d'un tel état de choses? Cela n'est-il pas rassurant au suprême degré? (Clemenceau, Vers réparation,1899, p. 325).Elle avait un cœur sentimental et était toujours en train de s'inquiéter du tiers et du quarte [sic] (Cendrars, Bourlinguer,1948, p. 84). ♦ Absol. Un remous fit plonger l'avion, qui trembla fort. Fabien se sentit menacé par d'invisibles éboulements. (...) il s'agissait de vivre vingt minutes à peine dans ce béton noir. Et pourtant le pilote s'inquiétait (Saint-Exup., Vol nuit,1931, p. 112). ♦ [À la forme négative] Ne s'inquiéter de rien. Être insouciant. Dans la nouvelle crise je prends la résolution d'être un sage passager et de ne m'inquiéter de rien (Alain, Propos,1931, p. 1024).Ne pas s'inquiéter. MrFogg répondait qu'elle n'eût pas à s'inquiéter, et que tout s'arrangerait mathématiquement! (Verne, Tour monde,1873, p. 84). C. − [Avec un sens atténué] Se préoccuper de, porter de l'intérêt à quelqu'un, à quelque chose. S'inquiéter des goûts de qqn, de la mode du jour. On s'inquiétait bien du passage des lunes : on calculait avec la chute des grandes pluies (Pesquidoux, Livre raison,1925, p. 130).C'est surtout depuis la guerre (...) que les nations se sont inquiétées du déboisement devenu catastrophique dans certaines régions du globe (Forêt fr.,1955, p. 5): 8. Je voudrais savoir si je ne... (...) détone pas trop dans la symphonie. À qui d'autre demanderais-je cela, Pasteur? − Un pasteur n'a pas à s'inquiéter de la beauté des visages, dis-je, me défendant comme je pouvais.
Gide, Symph. pastor.,1919, p. 896. ♦ Je m'inquiète de votre affaire. Je m'en occupe. Il passait sa vie à chercher la solution des problèmes sociaux. Il s'inquiétait de statistique, d'économie politique, d'institutions charitables, en faveur desquelles il dépensait quelque peu. Il organisait des sociétés d'ouvriers pour l'instruction des basses classes, favorisait les lavoirs, les ouvroirs, les caisses d'épargne (Gobineau, Pléiades,1874, p. 160). ♦ [À la forme négative] Sans s'inquiéter de qqn. Sans lui prêter aucune attention. Je l'ai encore aperçu au café du commerce, tantôt, qui battait les cartes, sans plus s'inquiéter de son ami que du grand Turc! (Zola, Bête hum.,1890, p. 263). − En partic. [Correspond à inquiet B 1 et inquiétude B 2 a en partic. la nature de l'intérêt est d'ordre intellectuel, philos., métaphysique] S'inquiéter de la réalité de la matière. S'inquiéter si Dieu existe ou non (Rolland, J.-Chr., Adolesc., 1905, p. 242): 9. À l'heure où j'écris, le ciel est magnifique, (...) le monde roule mélodieusement, et parmi toutes ces harmonies quelque chose de triste et d'alarmé circule : l'esprit de l'homme, qui s'inquiète de tout cet ordre qu'il ne comprend pas.
M. de Guérin, Journal,1834, p. 219. REM. Inquiéteur, subst. masc.,hapax. Celui qui inquiète. Belle fonction à assumer : celle d'inquiéteur. De ce monde si imparfait, et qui pourrait être si beau, honni celui qui se contente! L'ainsi soit-il, dès qu'il favorise une carence, est impie (Gide, Journal,1935, p. 1224). Prononc. et Orth. : [ε
̃kjete], (il) inquiète [ε
̃kjεt]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. Ca 1170 « troubler de son repos, tourmenter » (Rois, éd. E.R. Curtius, I, XXVIII, 15, p. 56 : purquei m'as inquieted e traveilled e que seie resuscited [I Sam., XXVIII, 15 quare inquietasti me ut suscitarer?]); spéc. 1479 dr. « troubler qqn ds la possession de qqc. » (Lettres de Louis XI, VIII, 1 ds Bartzsch, p. 80); 2. 1611 « harceler, tourmenter de manière hostile » (Cotgr.); 3. 1645 « troubler en suscitant de l'inquiétude » (Corneille, Théodore, III, 5); 4. 1677 s'inquiéter sur « s'enquérir de, s'occuper de connaître qqc. » (Sévigné, Lettres, éd. É. Gérard-Gailly, t. 2, p. 341). Empr. au lat. imp.inquietare « troubler, inquiéter, agiter ». Fréq. abs. littér. : 4 088. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 3 946, b) 7 191; xxes. : a) 7 590, b) 5 602. |