| INQUIÉTUDE, subst. fém. A. − Littér. État de ce, celui ou celle qui bouge, qui est en mouvement. 1. [Le compl. de nom désigne une chose] Mobilité. Et l'on a l'inquiétude D'une feuille dans le vent (Hugo, Chans. rues et bois,1865, p. 159).La gracieuse inquiétude de la tête d'un oiseau sur sa branche (Renard, Journal,1896, p. 343).Inquiétude de l'eau : sensible au moindre changement de la déclivité (Ponge, Parti pris,1942, p. 42). − P. méton. Fauteuil à bascule. Une inquiétude foncée en paille avec carreau et accoudoirs garnis en cuir rouge (Havard t. 2, 1888). 2. [Le compl. désigne le corps d'une pers., une partie du corps] Agitation, tiraillement, tremblement. Inquiétude nerveuse des doigts de la main. J'étais une fièvre vivante; j'en avais le délire et l'inquiétude dans tous les membres (Lamart., Confid.,1849, p. 324).Elle croit sentir un tremblement à l'œil gauche, une inquiétude au bras gauche (Péladan, Vice supr.,1884, p. 64): 1. Parfois l'immobilité d'une de ces femmes se trouvait tout à coup secouée par une inquiétude de corps, un remuement inconscient, un soubresaut qui la faisaient se lever, s'agiter un moment dans des gestes sans signification, puis se rasseoir.
E. de Goncourt, Élisa,1877, p. 256. − Au plur. ,,Petites douleurs qui donnent de l'agitation, de l'impatience, et qui se font sentir ordinairement dans les jambes`` (Ac. 1798-1878). Synon. impatiences.Mon estomac est rongé d'inquiétudes (Flaub., Corresp.,1879, p. 292).Zola se dit souffrant, énervé par des inquiétudes ressemblant aux douleurs sourdes de la pierre (Goncourt, Journal,1894, p. 601). ♦ Avoir des inquiétudes dans les jambes. Rougon s'était levé; il avait des inquiétudes dans les jambes, disait-il; les jours de pluie l'agitaient (Zola, E. Rougon,1876, p. 222).Arg. ,,Avoir envie d'administrer un coup de pied au derrière de quelqu'un`` (L. Rigaud, Dict. jargon paris., 1878, p. 190). P. métaph. Je me sens parfois les inquiétudes, les fourmis du critique (Renard, Journal,1897, p. 432). B. − État de préoccupation, de trouble ou de tourment qui empêche le repos, la sérénité. Anton. assurance, calme, insouciance, paix, tranquillité. 1. [Avec comme manifestation le mouvement, l'agitation] S'il lui était resté de l'inquiétude d'esprit, il eut de quoi l'user en toutes ces années. C'était (...) le plus mobile et le plus errant des ermites (Sainte-Beuve, Port-Royal, t. 5, 1859, p. 112).Nous cherchons ce qui nous plaît et nous trouvons ce qui nous nuit. Pourquoi diantre quitter son chez soi? Par inquiétude et mobilité d'esprit (Amiel, Journal,1866, p. 472).Son sang roulait-il quelques gouttes du sang des anciens pirates en qui avaient passé l'inquiétude, la sauvagerie et la puissance de leur cruel océan? (Bourget, Essais psychol.,1883, p. 106).Je songe à cette mobilité, à cette inquiétude d'Israël, à ces tentes dont Bossuet, dans le Sermon sur l'unité de l'Église fait le symbole du peuple de Dieu (Thibaudet, Réflex. litt.,1936, p. 190).L'inquiétude des grands aventuriers normands du onzième siècle (Grousset, Croisades,1939, p. 92): 2. Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d'octobre une inquiétude qui m'obligerait à changer de climat, si j'avais encore la puissance des ailes et la légèreté des heures...
Chateaubr., Mém., t. 2, 1848, p. 136. 2. a) [avec une valeur positive, féconde] Intérêt pour, absence d'indifférence. ♦ [Au niveau affectif, moral] Les inquiétudes du cœur. Une inquiétude, une naturelle aspiration vers le mieux, le sentiment d'un rôle à remplir (Blondel, Action,1893, p. 353).Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-même (Alain, Propos,1908, p. 28).L'inquiétude sourde, mais poignante, de celui qui cherche le bonheur et à qui la paix même est refusée (Gilson, Espr. philos. médiév.,1932, p. 67): 3. ... le moi est mal intégré aux valeurs suprabiologiques parce que la réflexion morale est faible (8 % des garçons [à la campagne] contre 13 % à la ville, 13 % des filles contre 23 %, avouent n'être pas contents de soi, ce qui est un critère d'inquiétude morale...)
Mounier, Traité caract.,1946, p. 526. ♦ [Au niveau de l'attention] Être en inquiétude. J'étais en inquiétude. Je ne laissais passer ni un mot, ni une intention, ni un geste (Maupass., Contes et nouv., t. 2, Farce, 1883, p. 1279).Inquiétude de qqc.Attention exacte à. Aucune inquiétude des principes, ni des lois, ni des droits; aucun souci de la justice et de la vérité (Guizot, Hist. civilisation, leçon 13, 1828, p. 30) ♦ [Au niveau de la recherche esthétique, intellectuelle] Inquiétude de l'intelligence. Cette inquiétude de l'homme qui le porte à vouloir tout connoître (Senancour, Rêveries,1799, p. 218).Mon inquiétude d'esprit, qui, quand le vrai est trouvé, me le fait chercher encore (Renan, Souv. enf.,1883, p. 69): 4. Icare était, dès avant de naître et reste après sa mort, l'image de l'inquiétude humaine, de la recherche, de l'essor de la poésie, que durant sa courte vie il incarne.
Gide, Thésée,1946, p. 1436. PHILOS. Inquiétude philosophique, métaphysique. Il lui manque cette inquiétude profonde, ce malaise insatiable, ce tourment infini (Rivière, Corresp. [avec Alain-Fournier], 1906, p. 344).Le doute et l'inquiétude sont, à l'intérieur de tout savoir, ce qui l'oblige à s'élever sans cesse plus haut, à ne se satisfaire d'aucun résultat, à se convertir toujours davantage à la vérité (Lacroix, Marxisme, existent., personn.,1949, p. 107).Le je-ne-sais-quoi est pour l'intellectualisme un sujet inépuisable d'inquiétude et de perplexité : il entretient en nous cette espèce d'inconfort intellectuel et de mauvaise conscience, ce malaise né de l'incomplétude que Platon appelait aporia (Jankél., Je-ne-sais-quoi,1957, p. 58):5. Leibniz entend profondément par inquiétude les petites sollicitations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine et qui sont comme des petits ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir notre machine, et c'est cette inquiétude perpétuelle qui nous empêche − et nous empêchera toujours − de nous endormir dans aucune possession définitive.
Lacroix, Marxisme, existent., personn.,1949p. 72. b) [Avec une valeur négative, destructrice] − Nervosité. Inquiétude(s) nerveuse(s). De là résulte, sur-tout chez les sujets fort sensibles, un état de malaise et d'inquiétude, une disposition singulière à l'impatience et à l'emportement (Cabanis, Rapp. phys. et mor., t. 2, 1808, p. 33).J'ai beau faire, une inquiétude inexplicable vit en moi. Des riens m'agacent, sans motif (Frapié, Maternelle,1904, p. 150).On imagine difficilement l'inquiétude et l'énervement d'un jeune répétiteur à ses débuts; on ne peut pas concevoir l'espèce de vertige qui le prend à se voir, tout seul, adossé au mur, dans une chaire, en face et un peu au-dessus de quarante gamins de quinze à dix-sept ans (Larbaud, F. Marquez,1911, p. 63): 6. Rares étaient les officiers qui, au grand quartier général, avaient su conserver leur calme et leur sang-froid. On passait (...) par de telles alternatives d'espoir et de découragement, que les nerfs de chacun étaient mis à une rude épreuve. L'inaltérable optimisme de Berthelot tranchait heureusement sur l'inquiétude et la nervosité générales.
Joffre, Mém., t. 1, 1931, p. 345. − Anxiété, angoisse. Le passage à Ostende, le voyage, tout me tourmente. Cette inquiétude est le poison secret de ma vie (Staël, Lettres L. de Narbonne,1793, p. 143).Depuis ce matin, nous sommes dans une inquiétude mortelle. Tu ne nous a pas répondu, ni à Londres, ni à Boulogne. Je tremble d'y penser (Mallarmé, Corresp.,1863, p. 68).Charles VII (...) mourut, dit-on, d'inquiétude et de chagrin. Il en avait de sérieuses raisons. Son fils aîné ne s'était-il pas révolté contre lui? Ne s'était-il pas mis à la tête d'une ligue rebelle? (Bainville, Hist. Fr.,1924, p. 125).La toile de fond des ouvrages de N. Wiener est une immense inquiétude et comme une neurasthénie devant le sort de l'humanité (David, Cybern.,1965, p. 43): 7. − Je suis tombé sur une liasse de lettres que j'avais écrites en mars et avril 1938. Elles m'ont ému comme si je revivais cette époque d'angoisse, car il est clair qu'elles furent écrites sous l'empire d'une inquiétude si profonde que ce que nous éprouvons maintenant n'est rien en comparaison et pour le bien comprendre, il faudrait se replonger dans cette atmosphère de panique qui faisait de l'Europe d'alors une sorte d'enfer moral...
Green, Journal,1941, p. 160. ♦ PATHOL. Inquiétude maladive, pathologique. Un état d'esprit tout à fait essentiel chez les obsédés, c'est le sentiment d'inquiétude (Janet, Obsess. et psychasth.,1903, p. 301): 8. Tout à coup l'humeur du fermier s'assombrit. Depuis deux ou trois années déjà il semblait nourrir une inquiétude, porter en lui un souci, quelque mal de l'esprit grandissant peu à peu. Il restait longtemps à table après son dîner, la tête enfoncée dans ses mains, et triste, triste, rongé par le chagrin.
Maupass., Contes et nouv., t. 1, Hist. fille de ferme, 1881, p. 38. C. − [Avec un sens atténué : l'inquiétude a sa source dans la crainte plus ou moins grande de qqc.] Préoccupation, souci. Ma mère consternée, Rose jurant après le gamin, et moi pleurant à cause de l'inquiétude et de la contrariété que ma mère éprouvait (Sand, Hist. vie, t. 2, 1855, p. 339).On n'avait guère l'esprit tranquille à ce souper, et les hommes échangeaient des signes d'inquiétude à cause du mauvais temps qui augmentait toujours (Loti, Pêch. Isl.,1886, p. 264).Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre Et qu'on était content de son exactitude, On mit sous sa houlette et son inquiétude Le plus mouvant troupeau, mais le plus volontaire (Péguy, Tapisserie Ste Geneviève et J. d'Arc,1913, p. 29).La nuit du 27 au 28 se passa dans l'inquiétude. À mesure que l'ennemi se rapprochait, l'armée se rendait mieux compte de la folie qu'on avait commise (Grousset, Croisades,1939, p. 116): 9. Supposons un vrai chef, responsable à ses propres yeux de tous les chemins de fer de l'Est. Pour cet homme-là les jours de fêtes sont des jours d'inquiétude; le brouillard est son ennemi. Il ne dîne point alors; il ne dort point.
Alain, Propos,1934, p. 1199. SYNT. Inquiétude dévorante, fiévreuse; affreuse, cruelle, extrême, profonde, sourde, vive inquiétude; la morsure de l'inquiétude; cacher son inquiétude; calmer une inquiétude, l'inquiétude de qqn; céder à l'inquiétude; se défendre de l'inquiétude; sortir d'inquiétude; être fou, rempli, rongé d'inquiétude; être miné, tourmenté par l'inquiétude. − Loc. verb. ♦ Avoir de l'inquiétude sur qqn. J'ai de l'inquiétude sur Castellane; je ne sais pas bien s'il n'est pas arrêté (Staël, Lettres div.,1793, p. 461). ♦ Être d'une inquiétude qui... Mon cœur est d'une inquiétude qui ne peut pas se peindre (Napoléon Ier, Lettres Joséph.,1796, p. 32). ♦ Être en inquiétude de qqn, sur qqn. J'étais en inquiétude sur toi. « Pourquoi ne m'écrit-il pas? » (Lamart., Corresp.,1836, p. 176).Nous sommes tous en grande inquiétude de ta pauvre femme (Flaub., Corresp.,1859, p. 331). ♦ Être hors d'inquiétude. Aussitôt que je serai hors d'inquiétude, je vous l'écrirai (Balzac, Corresp.,1834, p. 466). Prononc. et Orth. : [ε
̃kjetyd]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1447 « faute de repos » (Internelle Consolacion, éd. A. Pereire, 154 d'apr. FEW t. 4, p. 705b); av. 1590 (Paré,
Œuvres, livre 20, chapitre 13, éd. J.-F. Malgaigne t. 3, p. 104 : inquietude du corps... qui empesche de dormir); spéc. av. 1685 « petites douleurs des membres qui causent une espèce d'impatience » (Montfleury, Dame médecin, II, 5 ds Livet Molière); 2. 1530 « agitation, trouble de l'esprit, de l'âme » (Palsgr., p. 234b : inquyetnesse of mynde : inquietude); 1580 « trouble, état d'anxiété, d'irrésolution, de perplexité » (Montaigne, Essais, I, XXIV, éd. A. Thibaudet et M. Rat, p. 124); 1648 « état de crainte » (Rotrou, Vencest., II, 2 ds Littré). Empr. au b. lat.inquietudo « agitation » spéc. « vexation, ennui, action d'être inquiété; absence de repos moral, inquiétude, anxiété » ds la lang. des chrét.; cf. l'a. fr. inquietudine d'esperit (Explic. sur le Deuter., Maz. 1351 [cote que le catal. imprimé n'a pas permis de vérifier, peut-être inexacte?], fol. 115a ds Gdf.), autre empr.; et la forme isolée enquetume (ca 1230 ds T.-L.), de formation analogue à celle de coutume*. Fréq. abs. littér. : 5 417. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 7 709, b) 7 041; xxes. : a) 7 746, b) 8 027. |