| INGRAT, -ATE, adj. A. − Qui ne répond pas à ce qu'on est en droit d'en attendre, qui ne paye pas de retour. 1. [En parlant d'une pers., d'une collectivité] a) Qui oublie les bienfaits reçus, qui ne manifeste pas de reconnaissance. Cœur ingrat; public, siècle ingrat; foule, génération, patrie, ville ingrate. La jeunesse est ingrate naturellement, d'humeur fugace et passagère (Sainte-Beuve, Volupté, t. 1, 1834, p. 140).Un fils ingrat est moins qu'un étranger; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être indifférent pour sa mère (Maupass., Contes et nouv., t. 1, Testam., 1882, p. 665).V. déserteur ex. 1 : 1. ... si coupable, si dévoyé, si infidèle que soit le peuple « à la nuque dure », souvent rebelle et ingrat, Dieu ne saurait, après les durs châtiments encourus et subis, consommer sa ruine et son extinction.
Weill, Judaïsme,1931, p. 121. [En parlant de la mémoire] Infidèle. Hier, 22, anniversaire de la mort de Maurice. J'y ai à peine pensé. J'ai une mémoire ingrate (Renard, Journal,1901, p. 628).♦ Ingrat à (vieilli) envers, pour, vis-à-vis de qqn ou de qqc.Ne soyez pas ingrats pour vos vrais colosses. Vous avez restitué trop vite vos Haynau et vos Radetzky (Hugo, Nap. le Pt,1852, p. 216).Et j'estime que c'est, lorsque l'on a du cœur, Le devoir des vaincus d'être ingrats au vainqueur (Richepin, Par le glaive,1892, p. 29).Comment pourrai-je être ingrat envers les enchantements de ma jeunesse! (Barrès, Cahiers, t. 6, 1908, p. 265): 2. ... Barbanpré ne voulait pas se montrer ingrat vis-à-vis d'un homme qui l'avait introduit dans une maison où l'on faisait de si bons dîners.
Sandeau, Sacs,1851, p. 11. − Emploi subst. Avoir l'air d'un ingrat, prendre qqn pour un ingrat, ne pas obliger un ingrat. Je me croirais le dernier des ingrats si je refusais une hospitalité offerte de si bon cœur et si instantanément (Barrière, Capendu, Faux bonsh.,1856, I, 9, p. 32): 3. Je préférais garder le silence. Seulement mes parents ne s'en accommodaient pas, ils me traitaient d'ingrate. J'avais le cœur beaucoup moins sec que mon père ne le croyait et je me désolais...
Beauvoir, Mém. j. fille,1958, p. 192. b) Vieilli. Qui ne reconnaît pas, qui ne rend pas l'amour qu'on lui porte. Le comte : (...) La comtesse en aime un autre! (...) Le commandeur : Eh bien, oui, c'est toi, ingrat! (Dumas père, Mariage sous Louis XV,1841, IV, 2, p. 184). − Emploi subst. L'ingrat qui l'avait abandonnée (Staël, Corinne, t. 3, 1807, p. 423): 4. ... sans plus oublier l'ingrat que je n'oublie
L'ingrate, aime-moi, va, tout mon cœur t'en supplie;
Aime mon sacrifice en moi, fais-moi ce don,
Et si tu ne le peux sans peine, ô toi, pardon!
Verlaine,
Œuvres compl., t. 3, Élégies, 1893, p. 57. 2. [P. méton., en parlant d'un sentiment, d'un comportement] Qui dénote l'ingratitude de quelqu'un. Doute, oubli ingrat; paroles ingrates. L'ingrat abandon de sa dernière fille (Bourges, Crépusc. dieux,1884, p. 333). ♦ Tournure impers. Il est ingrat de; considérer comme ingrat de. Je serais trop simple de sembler croire cette bienveillance tout-à-fait unanime, rien n'est unanime nulle part; mais il serait ingrat à moi de ne pas la croire générale (Sainte-Beuve, Port-Royal, t. 1, 1840, p. 2).Il eût considéré comme ingrat de vendre un vieux cheval parce qu'il ne pouvait plus courir (Maurois, Disraëli,1927, p. 179). 3. P. anal. [En parlant d'une chose concr. ou abstr.] Qui ne répond pas à l'effort investi; qui n'apporte pas les satisfactions escomptées. Effort, labeur, métier, rôle ingrat; genre, sujet ingrat; instrument, matériau ingrat; idiome ingrat; besogne, entreprise, étude, recherche, tâche ingrate; vie ingrate. Le sol rocailleux qu'ont formé d'immenses coulées basaltiques n'est point ingrat, il porte d'abondantes moissons de seigle (Vidal de La Bl., Tabl. géogr. Fr.,1908, p. 293).Les spécialistes préfèrent (...) la recherche originale à la confection laborieuse et ingrate de bibliographies (Civilis. écr.,1939, p. 24-16).V. cailloutis ex. 2 : 5. Il venait d'avoir une chance. Après tant d'années de travail ingrat, son premier roman, publié d'abord dans un journal, lancé ensuite par un éditeur, avait pris brusquement l'allure d'un gros succès...
Zola, Argent,1891, p. 373. B. − Qui est déplaisant. 1. Qui est laid, triste, disgracieux. Chignon, habillement, physique ingrat; physionomie, nudité ingrate; paysage ingrat; contrée ingrate. Tout l'intérêt de ce visage ingrat s'était réfugié dans les yeux, profonds, presque doux à certains instants, et d'un beau violet sombre (Roy, Bonheur occas.,1945, p. 71): 6. C'était la première fois que je la regardais. Mon trouble se dissipait et je la voyais, je crois, telle qu'elle était dans l'ingrate lumière d'un ciel terne; on n'aurait pu rêver un visage plus beau.
Green, Autre sommeil,1931, p. 94. 2. Qui est difficile à supporter. Une maison épaisse et massive, comme devraient l'être toutes les habitations dans un climat aussi ingrat et aussi variable que le nôtre (Sand, Hist. vie, t. 2, 1855, p. 312).Cette femme a un caractère ingrat et des manières pénibles (Bernanos, Journal curé camp.,1936, p. 1054). 3. [En parlant d'une période] Qui est difficile à vivre, terne, improductif. Temps ingrats; année, journée ingrate. C'est ainsi qu'après une ingrate adolescence, Henri s'avançait vers une jeunesse dépouillée à l'avance de tous ses prestiges (Toepffer, Nouv. genev.,1839, p. 423).La matinée ne contient que des heures ingrates et difficiles à occuper avec intelligence (Miomandre, Écrit sur eau,1908, p. 96): 7. Il m'est arrivé, pendant une longue période ingrate où la jeunesse cherche le fin du fin et se tourne contre ses maîtres, de moquer Catulle Mendès et de le peindre sans amour. Je le regrette.
Cocteau, Portr.-souv.,1935, p. 168. ♦ [Avec un compl. prép.] Rare. C'était le printemps, la partie de l'année la plus agréable, mais la plus ingrate en fruits et en légumes (Pourrat, Gaspard,1930, p. 95). − En partic. Âge ingrat (v. âge I A 2 ex. 12). REM. Ingratement, adv.D'une manière ingrate. a) [Correspond à ingrat A] Je vous quittai ingratement sans vous dire le sujet de ma tristesse; je m'en suis repenti depuis (Du Camp, Mém. suic.,1853, p. 126).b) [Correspond à ingrat B] M. de Sénancour a eu, à tous égards, une de ces destinées fatigantes, malencontreuses, entravées, qui, pour être venues ingratement et s'être heurtées en chemin, se tiennent pourtant debout à force de vertu (Sainte-Beuve, Portr. contemp. t. 1, 1832, p. 147). Prononc. et Orth. : [ε
̃gʀa], fém. [-at]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1370-72 « qui n'a pas de reconnaissance » (Oresme, Eth., ix, 9, éd. A.D. Menut, p. 473, note 5); fin xives. (E. Deschamps, II, 155, 29 ds T.-L.); 1633 spéc. « qui ne répond pas à l'amour qu'on lui porte » (Corneille, Galerie du Palais, III, 1); 2. 1639 « qui exige de gros efforts sans résultat », peine ingrate (Tristan L'Hermite, Panthée,I, 1 ds Littré); av. 1704 terre ingrate ici fig. (Bourdaloue, Sur la récomp. des Saints, 1eravent, p. 21, ibid.); 3. 1511 « déplaisant, désagréable » vies ingrates (Lemaire de Belges, Concorde des deux lang., éd. J. Frappier, p. 26, 463). Empr. au lat.ingratus « désagréable, déplaisant; qui n'a pas de reconnaissance ». Fréq. abs. littér. : 1 531. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 3 114, b) 2 167; xxes. : a) 2 148, b) 1 399. Bbg. Köhler (E.). Ingrat im Theater Racines. Mél. Pabst (W.). Berlin, 1972. |