| INCOMMENSURABLE, adj. A. − MATH. [En parlant de deux grandeurs] Qui n'ont pas de commune mesure, dont le rapport ne peut être exprimé par un nombre entier ou fractionnaire. La racine carrée de 2 est incommensurable avec l'unité; le côté d'un carré et sa diagonale sont incommensurables (Ac.1878-1935).C'est ainsi que les Grecs, lorsqu'ils définirent les premiers le rapport des grandeurs avec assez de précision pour se poser le problème de l'existence de grandeurs incommensurables, semblent avoir cru et désiré que tous les rapports fussent rationnels, et avoir basé sur cette hypothèse provisoire la première ébauche de leurs raisonnements géométriques (Gds cour. pensée math.,1948, p. 309). − En partic. [Pouvant qualifier un subst. au sing. et employé absol.] Qui est incommensurable avec l'unité. Une grandeur est incommensurable quand son rapport avec l'unité ne peut être exprimé par un nombre entier ou par une fraction (Privat-Foc. 1870). ♦ P. méton. Nombre incommensurable. On dira (...) que le nombre qui mesure une longueur est commensurable ou incommensurable suivant que cette longueur est elle-même commensurable avec l'unité ou incommensurable avec l'unité. L'existence des nombres incommensurables ne pouvait être démontrée que par des recherches théoriques (E. Borel, Paradoxes infini,1946, p. 24). − Emploi subst. ♦ Au masc. avec valeur de neutre. Ce qui est de l'ordre des grandeurs incommensurables. Quand, dans la géométrie, vous cherchez le rapport entre des lignes d'ordre différent, vous arrivez à l'incommensurable (P. Leroux, Humanité, t. 1, 1840, p. 101). ♦ Au masc. et au fém. plur. Nombres, grandeurs incommensurables. Lors donc que les géomètres (...) se mettent en frais de raisonnements pour prouver que la proportion établie dans le cas de la commensurabilité subsiste encore quand on passe aux incommensurables (Cournot, Fond. connaiss.,1851, p. 486). B. − P. anal. [En parlant de deux choses ou de deux pers. évaluées conjointement] Qui sont sans rapport entre elles, sont de nature différente, ne peuvent être comparées ou assimilées. La duchesse de Guermantes (...) est délicieuse, très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin, elle est incommensurable avec sa cousine (Proust, Guermantes 2,1921, p. 565).L'attachement primordial à la vie interfère sans cesse avec cette impassible hiérarchie et tend à rendre incommensurables les valeurs entre elles (Ricœur, Philos. volonté,1949, p. 140): 1. Soit littéraire ou banal, le lieu commun est un événement du langage qui, dès sa première apparition, nous ravit en esprit. Il nous semble prêter à mille sens divers, qui vont s'approfondissant. Tant la part spirituelle est en lui incommensurable à la part de mots et de matière, il paraît s'évader un instant des servitudes du langage, et nous nous évadons avec lui.
Paulhan, Fleurs Tarbes,1941, p. 172. C. − P. ext. Qui ne peut pas être mesuré ou évalué. Les deux femmes restèrent droites, sans un mot, sans un regard (...). Ce fut long, ce fut rapide, incommensurable comme la minute où l'on meurt (A. Daudet, Évangéliste,1883, p. 289). − En partic. Qui ne peut être mesuré ou évalué en raison de sa grandeur ou de son importance; immense, illimité, infini. D'énormes quartiers de viande et de venaison, des quantités incommensurables des plus fortes boissons, suffisaient pour les charmer (Brillat-Sav., Physiol. goût,1825, p. 272).Il ne sentait plus que la pitié, une incommensurable pitié, en lui-même (...) comme un flot nouveau d'amour ressuscité, impétueux, qui emportait tout (Van der Meersch, Invas. 14,1935, p. 269): 2. Non, non, je n'épuiserai jamais ce qui est immense, infini, sans bornes; et tel est le sentiment que je sens en moi pour toi, j'en ai deviné l'incommensurable étendue, comme nous devinons l'espace, par la mesure d'une de ses parties.
Balzac, L. Lambert,1832, p. 171. SYNT. Incommensurable abîme, univers; l'océan incommensurable; distance, espace, temps incommensurable; hauteur, profondeur incommensurable; foule incommensurable; un incommensurable ennui; une incommensurable bêtise; douleur, joie, orgueil incommensurable. − Emploi subst. masc. sing. à valeur de neutre. L'infini. Les vents du large. D'où viennent-ils? De l'incommensurable. Il faut à leurs envergures le diamètre du gouffre. Leurs ailes démesurées ont besoin du recul indéfini des solitudes (Hugo, Travaill. mer,1866, p. 323). Prononc. et Orth. : [ε
̃kɔm(m)ɑ
̃syʀabl̥]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1370-72 math. (Oresme, Ethiques, l. III, chap. 7, éd. A. D. Menut, p. 188); 2. 1768 p. ext. « très grand, infini » (Diderot, Salon de 1767, p. 304 : le tout en deviendra incommensurable, infini); 1810 subst. « l'infini » (Staël, Allemagne, t. 2, p. 154). Empr. au b. lat.incommensurabilis, terme de math. dér. du b. lat. commensurabilis (commensurable*), préf. in- (in-1*). Trad. du gr. α
̓
σ
υ
́
μ
μ
ε
τ
ρ
ο
ς, attesté notamment chez Aristote. Fréq. abs. littér. : 202. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 323, b) 349; xxes. : a) 219, b) 263. DÉR. Incommensurablement, adv.D'une manière incommensurable; sans qu'on puisse mesurer la quantité envisagée ou estimer l'importance de la qualité considérée. Ce trésor incommensurablement riche de vies accumulées qu'est ma simple vie (Alain-Fournier, Corresp. [avec Rivière], 1905, p. 54).− [ε
̃kɔm(m)ɑ
̃syʀabləmɑ
̃]. − 1reattest. 1850 (Michelet, Hist. de la Révolution fr., t. 5, p. 99); de incommensurable, suff. -ment2*. BBG. − Ducháček (O.). L'Interdépendance et l'interaction du contenu et de l'expr. Orbis. 1972, t. 21, p. 477. - Quem. DDL t. 13. |