| IMAGINER, verbe trans. I. − Imaginer qqn/qqc. A. − 1. Concevoir l'image (cf. ce mot II B) d'un être ou d'une chose. Il est trop facile de dire que la description nous conduit à imaginer le personnage, comme si les mots visaient à remplacer le crayon ou le pinceau (Alain, Beaux-arts,1920, p. 317).Je ne pense pas à boire : mais ce verre à ma portée me donne soif. J'ai soif, et j'imagine le verre d'eau délicieux. Ces phénomènes sont symétriques, − à la différence près qu'il y a entre une chose et son image (Valéry, Suite1934, p. 17).Marat s'étendit sur une chaise longue près du vieux pommier et se laissa aller à imaginer l'aménagement du jardin, la transformation de la forêt vierge en parc à l'anglaise, en verger normand, en jardin de curé (Vailland, Drôle de jeu,1945, p. 132). − [Le compl. désigne qqc. d'abstr.] Imaginer un cercle, un triangle. Quand nous cherchons à imaginer une courbe, nous ne pouvons pas nous la représenter sans épaisseur; de même, quand nous nous représentons une droite, nous la voyons sous la forme d'une bande rectiligne d'une certaine largeur (H. Poincaré, Valeur sc.,1905, p. 17). − Emploi abs. Qu'est-ce qu'imaginer, je vous prie? C'est se représenter quelque chose sous une image déterminée, sous une certaine forme, sous une certaine grandeur (Cousin, Philos. Kant,1857, p. 82). 2. [Avec un attribut de l'obj.] Concevoir l'image de quelqu'un ou de quelque chose sous tel ou tel aspect, dans telle ou telle circonstance. ♦ [L'attribut de l'obj. est un adj. ou un part.] J'essayais de m'imaginer Marino, la pipe à la bouche, laissant errer dans le vague son œil gris et préoccupé, et prononçant le verdict qui me retranchait (Gracq, Syrtes,1951, p. 43). ♦ [L'attribut de l'obj. est un compl. prép.] Imaginer qqn en père de famille. Ce directeur de bagne, qu'il imaginait sous les traits rébarbatifs d'un gendarme en civil (Martin du G., Thib., Pénitenc., 1922, p. 683).Hélène se refusait à imaginer le hussard dans un rôle qu'elle avait abandonné, en imagination, à un homme de peine, et ses amours furent des amours de jeune fille (Aymé, Jument,1933, p. 187).Il imaginait Catherine chez lui (Nizan, Conspir.,1938, p. 162). − Emploi pronom. réfl. Frédéric s'excite d'une autre manière : il joue à la révolution, c'est lui l'incorruptible, il s'imagine Robespierre comme les gosses s'imaginent chauffeurs de locomotive (Vailland, Drôle de jeu,1945, p. 153).Il ne pouvait pas s'imaginer en train de marcher dans les rues avec dans son dos cette porte à jamais fermée (Beauvoir, Mandarins,1954, p. 241). B. − P. ext. [Le compl. d'obj. est un subst. abstr., un subst. d'action, ce + prop. rel.] 1. Concevoir, considérer, envisager (quelqu'un, quelque chose). Peut-on imaginer une plus noire complication d'intrigues? (Nerval, Filles feu, Corilla, 1854, p. 675).Imaginer les caractères des diverses personnes d'après leurs physionomies (Bourget, Disciple,1889, p. 139).N'ayant jamais reçu de grâces proprement mystiques, il se trouve dans l'impossibilité d'imaginer ce qu'il n'a point éprouvé (Bremond, Hist. sent. relig., t. 4, 1920, p. 499).Il ne lui était pas difficile d'imaginer les commentaires échangés derrière son dos (Simenon, Vac. Maigret,1948, p. 151). ♦ Emploi pronom. passif. Ce qu'il fallait faire, c'était reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite la peste s'arrêterait parce que la peste ne s'imaginait pas ou s'imaginait faussement (Camus, Peste,1947, p. 1248). − [Avec un attribut de l'obj.] Concevoir, envisager (quelqu'un, quelque chose) sous tel ou tel aspect, comme ayant telle ou telle qualité. Il se plut même, un instant, à imaginer un père tendre, généreux, compréhensif, pour pouvoir regretter de n'avoir pas été le fils irréprochable de ce père affectueux (Martin du G., Thib., Mort père, 1929, p. 1367).Il ne suffit pas d'imaginer une terre sans moustiques pour voir les moustiques s'évanouir (Paulhan, Fleurs Tarbes,1941, p. 149). − Dans le domaine de la réflexion, de la connaissance scientifique ou philosophique.Faut-il reprendre à notre compte ce réalisme qui, disait Malebranche, imagine l'âme sortant par les yeux et visitant les objets dans le monde? (Merleau-Ponty, Phénoménol. perception,1945, p. 279) : 1. Anaxagore croit que la voûte du ciel est de pierre, et conçoit le soleil et les astres comme des pierres enflammées. Cosmas Indicopleustès imagine le monde comme un coffre oblong : la terre forme le fond; aux quatre côtés s'élèvent de fortes murailles, et le ciel forme le couvercle cintré.
Renan, Avenir sc., 1890, p. 501. 2. Supposer, deviner. Je ne sais ce qu'elle a (...) Je ne sais qu'imaginer (Dumas père, Angèle,1834, IV, 1, p. 180).Tu n'imagines pas l'humidité dans laquelle nous sommes plongés (Flaub., Corresp.,1862, p. 11) : 2. Il avait la réputation d'être un collectionneur très habile, très heureux. Ses vitrines étaient célèbres. − Mais où trouvez-vous toutes ces merveilles?... demanda Mme de Rambure... − À Versailles... répondit Sartorys, chez de poétiques douairières et de sentimentales chanoinesses. On n'imagine pas ce qu'il y a de trésors cachés chez ces vieilles dames.
Mirbeau, Journal femme ch., 1900, p. 201. ♦ En incise. Je l'imagine. Hegel, je l'imagine, toucha l'extrême. Il était jeune encore et crut devenir fou (G. Bataille, Exp. int., 1943, p. 72). − Imaginer que, combien.Je revenais un homme nouveau; ils [les rois et les peuples] n'ont pu le croire; ils n'ont pu imaginer qu'un homme eût l'âme assez forte pour changer son caractère (Las Cases, Mémor. Ste-Hélène, t. 1, 1823, p. 418).Il est difficile d'imaginer aujourd'hui combien alors un pareil sujet [le Radeau de la Méduse] devait choquer le public et surtout les artistes (Gautier, Guide Louvre,1872, p. 22).Faut-il donc attendre trente quatre ans pour découvrir ce qu'est le sein d'une femme? Mais j'imagine que beaucoup d'hommes ne le découvrent jamais (Vailland, Drôle de jeu,1945, p. 118). ♦ En incise ou p. invers. Si vous êtes encore en France, nous pourrons, j'imagine, nous joindre enfin (Tocqueville, Corresp. [avec Gobineau], 1858, p. 295).Ton infirmier ne se cache pas loin d'ici, hein? À une portée de fusil, j'imagine... Dès que j'aurai le dos tourné, il va revenir aux nouvelles (Mauriac, Mal Aimés,1945, II, 6, p. 199).Nous ressemblons tous à cet homme, j'imagine (Sartre, Mots,1964, p. 173). − Imaginer + inf.Système de dessins et de schèmes − lignes, triangles, spirales − que nous imaginons parfois porter en nous (Paulhan, Fleurs Tarbes,1941, p. 23).Il eut sans doute un ton de bénisseur irritant, mais sur un portrait de lui âgé, j'imagine lire l'épuisement, l'horreur d'être au fond des choses − d'être Dieu (G. Bataille, Exp. int., 1943, p. 170). 3. Inventer, créer. Les politiques qui ont semblé vouloir faire quelqu'effort, moins pour détendre la liberté, que pour modifier la tyrannie, n'ont pu imaginer que deux moyens de parvenir à ce but (Robesp., Discours, Constit., t. 9, 1793, p. 499).Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, l'année prochaine, pouvoir rembourser tant d'argent; et il cherchait, imaginait des expédients, comme de recourir à son père ou de vendre quelque chose (Flaub., MmeBovary, t. 2, 1857, p. 53).Imaginer la solution de la crise suivant le principe du moindre effort : pour que la paix juste et durable fût, désormais, établie, il suffirait d'écarter le dictateur de Berchtesgaden (De Gaulle, Mém. guerre,1954, p. 568). ♦ En partic. [Le compl. désigne une nouveauté scientifique, intellectuelle ou techn.] Il n'y a pas d'instrument à jouer de la musique concrète (...). Il faut imaginer une énorme machine, du type cybernétique, susceptible de satisfaire à des millions de combinaisons, et nous n'en sommes pas là (Schaeffer, Rech. mus. concr.,1952, p. 26) : 3. ... au moment où l'âme occidentale en décomposition, menaçant de submerger la France tout en apportant d'Italie les éléments d'un style individuel, la France imaginait une construction intellectuelle capable d'enfermer ce style dans une expression d'ensemble et de remonter le flot.
Faure, Espr. formes,1927, p. 60. ♦ Dans le domaine des beaux-arts, de la littérature.Il imagine un beau conte, où le vizir tue un serviteur, parce que le serviteur l'a regardé (Montherl., Bestiaires,1926, p. 453).Absol. Bien souvent on imagine alors qu'on prétend décrire. On obtient la description qui instruit, croit-on, en amusant. Ce genre faux couvre toute une littérature (Bachelard, Poét. espace,1957, p. 117). − Imaginer de + inf.Avoir l'idée de. Comment a-t-on pu imaginer de faire dépendre les droits sacrés des hommes de la mobilité des systèmes de finances, des variations, des bigarrures que le nôtre présente dans les différentes parties du même état? (Robesp., Discours, Marc d'argent, t. 7, 1791, p. 167).J'imaginais de rechercher dans ma mémoire ce que, durant mes bons moments, j'avais pu dire de mieux senti et de plus sincèrement tendre à ma chère maîtresse (Musset, Confess. enf. s., 1836, p. 240).Avouez d'ailleurs que papa est extraordinaire. Depuis deux ans, à peine s'était-il avisé de ma présence, et le voilà soudain qui passe aux extrêmes : il compte mes pas, il vous questionne, il imagine de me faire examiner par un professeur de psychiatrie (Bernanos, Joie,1929, p. 665). II. − S'imaginer A. − S'imaginer qqn/qqc.[Le cont. signifiant l'idée d'un acte volontaire] Se représenter, concevoir. Imaginez-vous une réponse charmante (Dumas père, Mllede Belle-Isle,1839, I, 3, p. 12).On ne s'imagine pas tout ce que les enfants portent de bizarreries contenues et d'émotions cachées dans leur petite cervelle (Sand, Hist. vie, t. 2, 1855, p. 262).Tu as eu beau lire des journaux et t'imaginer ce que pouvait être l'invasion, tu n'en as pas l'idée (Flaub., Corresp.,1871, p. 197).Il a été prisonnier de guerre... c'est la première fois qu'il m'en parle; je n'en reviens pas : je ne puis me l'imaginer autrement qu'autodidacte (Sartre, Nausée,1938, p. 137). − Rare, en incise. Je m'imagine. Synon. de j'imagine.Depuis vingt ans que je m'emploie à cette œuvre, j'ai, je m'imagine, arrêté quelques jets, refoulé quelques pousses (Toepffer, Nouv. genev.,1839, p. 203). B. − S'imaginer qqc.Se figurer, croire à tort. Vous vous imaginez des choses qui ne sont pas, ou du moins ce sont des torts si légers que je ne m'en souviendrai plus le jour où je sentirai que vous les oubliez (Fromentin, Dominique,1863, p. 189) : 4. ... au xxesiècle une bourgeoisie décadente, débilitée par trois siècles de possession (...) fuit dans le transcendant, après avoir été voltairienne elle devient religieuse, elle oublie ses origines et s'imagine éternel un régime qui dépend, comme les précédents, de circonstances historiques, elle invoque l'argument d'autorité et se réfugie dans les régions nébuleuses de l'irrationnel pour tenter de maintenir un pouvoir prêt à lui échapper.
Lacroix, Marxisme, existent., personn.,1949, p. 18. − S'imaginer que.Il ne faut pas s'imaginer que le mot de grève générale a une vertu magique et que la grève générale elle-même a une efficacité absolue et inconditionnée (Jaurès, Ét. soc.,1901, p. 99).Après la mort de mon père, si grand garçon que je fusse déjà, n'allai-je pas m'imaginer qu'il n'était pas mort pour de vrai! (Gide, Si le grain,1924, p. 362) : 5. ... il y avait beaucoup de mendiants dans les rues au début de ce froid printemps, et si je leur donnais un peu d'argent, elle ricanait : « Si tu t'imagines qu'en faisant l'aumône à ce pauvre déchet tu changeras la face du monde! (...) »
Beauvoir, Mandarins,1954, p. 180. − S'imaginer + inf.Il y a plutôt du sophiste qui aime à parler et à ergoter parce qu'il s'imagine raisonner puissamment (Stendhal, L. Leuwen, t. 3, 1836, p. 112).Nous vivons sur des sentiments admis et que le lecteur s'imagine éprouver, parce qu'il croit tout ce qu'on imprime (Gide, Faux-monn.,1925, p. 1198). C. − Vx. S'imaginer de + inf.Avoir l'idée de, se proposer de. Synon. de imaginer de (+ inf.).Voilà qu'un jour Madame de Vaubert (...) s'imagine de vouloir me faire rentrer dans la fortune de mes pères (Sandeau, Mllede La Seiglière,1848, p. 293).Je m'imaginai d'y pénétrer [au manoir de Sarzay] sous un prétexte et d'y faire main basse sur les joujoux (Sand, Beaux MM. Bois-Doré, t. 1, 1857, p. 138). Prononc. et Orth. : [imaʒine]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1290 trans. « concevoir dans son esprit l'image d'un être ou d'une chose » (Drouart La Vache, éd. R. Bossuat, 6564 : Mais toz jors pense et ymagine A cele qui le tient en joie); 1553 pronom. (Belon, Observ., 205 ds FEW t. 4, p. 563b); 2. 1314 trans. « concevoir la possibilité, l'existence de quelque chose » imaginer que (H. de Mondeville, Chirurgie, § 2127 ds T.-L.); 3. 1440-75 « avoir l'idée de qqc., inventer » (G. Chastellain, Chron., éd. Kervyn de Lettenhove, t. 4, p. 18, 12); 4. 1636 pronom. « se figurer, croire sans fondement » (Monet). Empr. au lat. de l'époque imp.imaginari « se figurer, s'imaginer », dér. de imago, v. image. Fréq. abs. littér. : 8 883. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 8 112, b) 9 573; xxes. : a) 12 722, b) 18 076. Bbg. De Kock (J.). À propos de deux descriptions de la forme pronom. du verbe en fr. Orbis. 1971, t. 20, pp. 20-21. - Foulet (L.). Ét. sur le vocab. abstr. de Froissart : « imaginer ». Romania. 1944-45, t. 68, pp. 257-272. - Wagner (R.-L.). Notules pour le lex. du m. fr. Romania. 1937, t. 63, pp. 241-247. |