| FAÇONNER, verbe trans. A.− 1. [Le compl. d'obj. désigne une matière brute] Travailler quelque chose afin de lui donner une forme particulière. Façonner l'airain, l'argile, la glaise, la pierre. (Quasi-)synon. modeler, pétrir, sculpter.L'humanité suppose, ébauche, essaye, approche; Elle façonne un marbre, elle taille une roche, Et fait une statue (Hugo, Légende,t. 2, 1859, p. 616).C'est pour la paix que mon marteau travaille (...); je façonne l'acier qui sert pour la semaille et ne forge le fer que pour l'humanité (Courteline, Boubouroche,1893, II, 1, p. 50).Cf. déchauler ex. : 1. On tient la cire avec la pointe d'une aiguille à tricoter et on façonne en pressant avec les doigts. Quand la forme désirée est obtenue, on plonge la perle dans l'eau froide où elle se durcit...
Rousset, Trav. pts matér.,1928, p. 81. Façonner en + subst.L'homme, avec le feu et son intelligence, coupe et façonne en massue la racine noueuse d'un arbre (Bern. de St-P., Harm. nat.,1814, p. 94).♦ Spéc., AGRIC. Donner à une terre, à une culture, les façons (cf. façon I B 2) nécessaires. Labourer, moissonner, faucher, façonner la vigne (Zola, Terre,1887, p. 77).L'Anglais (...) jeta un coup d'œil sur les instruments agricoles qui lui apparurent comme des outils de l'âge de bronze (...). Il admira le courage qu'il fallait pour façonner la terre avec un matériel pareil (Morand, P. de Saligny,1947, p. 100). − P. ext., vieilli ♦ [Le compl. d'obj. désigne un produit fini] Disposer, arranger quelque chose, généralement pour l'améliorer, l'embellir. Les vendredis, jours de dîner, (...) le domestique nettoyait l'argenterie, façonnait les serviettes (Balzac, Employés,1837, p. 192).Il est juste d'ajouter que, la crémaillère pendue, l'usage amendait, façonnait les demeures (Colette, Apprent.,1936, p. 24).Façonner en + subst.Maintenant qu'il voulait rompre avec les irritants souvenirs de sa vie passée, (...) il fallait façonner une chambre en cellule monastique (Huysmans, À rebours,1884, p. 87).Cf. bouche ex. 42. ♦ Emploi pronom. réfl. [Le compl. d'obj. désigne une pers.] S'apprêter. Elle est là (...) Le temps qu'on vous annonce et qu'elle se façonne. Et vous verrez Rafa (Richepin, M. Scapin,1886, p. 87). 2. [Le compl. d'obj. désigne un obj.] Fabriquer quelque chose, lui donner sa forme. Façonner un jouet, un outil; façonner un monument; façonner des briques, des tuiles; façonner à la main, au tour. Synon. confectionner, exécuter, fabriquer.Tout le jour on extrait des pierres ou l'on façonne des madriers; ici le pic, là le marteau. Maniement perpétuel du bois de chêne et du granit (Hugo, Travaill. mer,1866, p. 397).L'on ne saurait avec de mauvais draps façonner de bons habits (Huysmans, Oblat,t. 2, 1903, p. 202): 2. ... en première ligne figurent ceux [les animaux] qui témoignent d'une pensée de fabrication, soit que l'animal arrive à façonner lui-même un instrument grossier, soit qu'il utilise à son profit un objet fabriqué par l'homme.
Bergson, Évol. créatr.,1907, p. 138. ♦ Emploi abs. Une œuvre d'art, c'est-à-dire un fruit de l'industrie humaine, né de la collaboration de la tête qui conçoit et de la main qui façonne (Huyghe, Dialog. avec visible,1955, p. 390). ♦ Emploi pronom. réfl. indir. Le sauvage enfant des savanes, Informe ébauche des humains, Avant d'élever ses cabanes, Se façonne un dieu de ses mains (Lamart., Harm.,1830, p. 365). ♦ Se façonner en + subst.emploi pronom. passif. La robe de baptême se façonne toujours en tablier, avec ceinture blanche ou bien nœud papillon (Mallarmé, Dern. mode,1874, p. 813). − En partic. [P. allus. à la Bible (Genèse 1 et 2, Isaïe 45, 9), le compl. d'obj. désigne la Création et notamment l'homme] Cf. créateur I A.Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés dans cette grasse terre où Dieu les façonna (Péguy, Ève,1913, p. 802).J'y reprends [dans mon poème] l'antique comparaison (toujours jeune) du potier créateur, qui façonne chaque être humain comme un vase appelé à contenir on ne sait quoi (Gide, Faux-monn.,1925, p. 1160): 3. La plus humble des bestioles, pour peu qu'on l'agrandisse et qu'on sache la regarder, se révèle un nid de magnificences, un réceptacle de trésors. Elle célèbre, à sa façon, la gloire du Sublime Artisan qui façonna l'univers.
J. Rostand, Genèse vie,1943, p. 24. B.− Au fig. 1. [Le compl. d'obj. désigne une chose abstr.] a) Donner forme. Façonner une image, une légende; façonner un mot, une phrase; façonner l'art, l'histoire; façonner l'opinion; façonner la vie. Par déférence, par désir de paix, nous cherchons bien à nous soumettre à des formes, à façonner notre apparence sur des modes et des attitudes d'antan (Loti, Désench.,1906, p. 192).Une révolution est une tentative pour modeler l'acte sur une idée, pour façonner le monde dans un cadre théorique (Camus, Homme rév.,1951, p. 136).L'Angleterre et la France façonneront ensemble la paix, comme deux fois, en trente ans, elles ont ensemble affronté la guerre (De Gaulle, Mém. guerre,1959, p. 52): 4. J'avançais, à ciel ouvert, à travers la vérité du monde. L'avenir n'était plus un espoir : je le touchais. Quatre ou cinq ans d'études, et puis toute une existence que je façonnerais de mes mains.
Beauvoir, Mém. j. fille,1958, p. 168. ♦ Emploi pronom. réfl. indir. Se façonner une certitude; se façonner un langage : 5. Nous ne pouvons pas plus vivre dans l'inconscience, que nous ne pouvons nous façonner une physionomie immobile et sereine de statue grecque.
Bourget, Essais psychol.,1883, p. 229. − Façonner à + subst.Former au contact de; adapter à. Tous les mots français qui viennent du latin et par le latin du grec ont été adoucis, préparés, mûris et fondus, façonnés à nos gosiers, par des siècles entiers de prononciation et d'usage (Sainte-Beuve, Nouv. lundis, t. 11, 1868, p. 206). ♦ Emploi pronom. passif. Une pensée profonde est en continuel devenir, épouse l'expérience d'une vie et s'y façonne (Camus, Sisyphe,1942, p. 154). − Façonner en + subst.Transformer en. Cf. amincir ex. 5. b) P. ext. Imaginer, se représenter; se faire une idée de. Elle [Bonne-Dame] façonnait Dieu à sa propre image, l'imaginait très doux (Estaunié, Bonne dame,1891, p. 11).Tout ce qui empêche l'esprit de former toutes les combinaisons l'altère dans son essence, qui est de les former. Il lui est impossible de haïr ce qu'il se représente librement en soi-même. Comment haïr ce que l'on façonne si nettement? (Valéry, Tel quel I,1941, p. 122). − Emploi pronom. réfl. indir. Dans la prière seulement, elles [les jeunes filles de la bourgeoisie « bien pensante »] pouvaient échapper à l'obsession de cette solitude, en se façonnant un Interlocuteur à la mesure de leurs désirs (Martin du G., Devenir,1909, p. 144): 6. Les Mémoires de D'Aubigné (...) défont un peu le personnage officiel, non pas l'héroïque (celui-là subsiste toujours), mais le personnage plus débonnaire qu'il ne faut, et qu'on est habitué à se façonner sous ce nom.
Sainte-Beuve, Port-Royal,t. 1, 1840, p. 82. 2. [Le compl. d'obj. désigne une pers. ou l'un de ses attributs] Inculquer certaines manières, certaines qualités; inciter à un certain comportement, former, éduquer. Façonner l'intelligence. Cette même religion qui avait fondé les sociétés et qui les gouverna longtemps, façonna aussi l'âme humaine et fit à l'homme son caractère (Fustel de Coul., Cité antique,1864, p. 269): 7. Quand on me dit que ma mère était arrivée, le désespoir me prit (...). À me voir, elle fut stupéfaite, et ma sœur aînée disait que je devrais être beaucoup façonnée avant de faire une fille convenable.
Barrès, Enn. Lois,1893, p. 153. ♦ Emploi pronom. réfl. Et j'en viens à me demander si cette femme qui a failli commettre un crime, ne s'est pas façonnée à votre contact et à votre exemple (Aymé, Tête autres,1952, p. 223): 8. Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple (...); ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères...
Tocqueville, Anc. Rég. et Révol.,1856, p. 43. − Façonner à.Adapter à, habituer à. ♦ Façonner à + subst.Façonner (qqn) aux intrigues, aux bonnes manières, à l'obéissance, à la vérité, au vice; façonner (qqn) à une tâche; façonner (qqn) au bon langage. Monsieur Coignard, dit le serrurier de Greenwich, on voit bien par la bassesse de votre langage, que vous êtes façonné à la servitude (France, Opinions J. Coignard,1893, p. 110).Emploi pronom. réfl. Tu refusais de te façonner aux conditions de l'existence (Barrès, Jard. Bérén.,1891, p. 202): 9. ... par un étrange croisement d'influences amoureuses, nos deux êtres, réciproquement, se déformaient. Involontairement, inconsciemment, chacun des deux êtres qui s'aiment se façonne à cette idole qu'il contemple dans le cœur de l'autre...
Gide, Faux-monn.,1925, p. 986. ♦ Façonner à + verbe : 10. Ces castes s'emparèrent de l'éducation, pour façonner l'homme à supporter plus patiemment des chaînes identifiées pour ainsi dire avec son existence, pour écarter de lui jusqu'à la possibilité du désir de les briser.
Condorcet, Esq. tabl. hist.,1794, p. 43. − Façonner en + subst.Transformer en. C'est un peu mon œuvre que j'admire : une aimable enfant, façonnée peu à peu, et sans grande peine, en jeune femme irréprochable, en ménagère accomplie (Colette, Cl. s'en va,1903, p. 83). C.− Emploi abs., vieilli. Faire des façons, des difficultés. Pourquoi tant faconner? acceptez ce qu'on vous offre (Ac.1798-1878). Rem. On rencontre ds la docum. a) Façonnable, adj. Susceptible d'être façonné (supra A 1). La plasticité qui (...) permet aux argiles de faire des pâtes façonnables lorsqu'on les triture avec une quantité convenable d'eau (Larchevêque, Fabric. industr. porcel., 1898, p. 32). Tout naturellement, il [l'homme des cavernes] accorda sa préférence aux pierres à la fois dures et façonnables (Metta, Pierres préc., 1960, p. 5). b) Façonnerie, subst. fém. Synon. rare de façonnage. Les façonneries de l'éducation, des coutumes, de la vanité (E. de Guérin, Journal, 1839, p. 311). c) Façonneur, euse, subst. Celui qui façonne (supra B 1 a). Rotative et linotype, façonneuses de l'opinion (P. Rousseau, Hist. techn. et invent., 1967, p. 306). Prononc. et Orth. : [fasɔne], (je) façonne [fasɔn]. Enq. : /fason/ (il) façonne. Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1176 « donner une certaine façon, une certaine forme » (Chr. de Troyes, Cligès, éd. A. Micha, 2681); 2. ca 1462 « former, éduquer, dresser (quelqu'un) » (Cent nouvelles nouvelles, éd. F. P. Sweetser, XLI, 14, p. 278). Dénominatif de façon*; dés. -er. Fréq. abs. littér. : 368. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 467, b) 332; xxes. : a) 720, b) 553. Bbg. Quem. DDL t. 3 (s.v. façonneur). |