| ENTAMER, verbe trans. I.− [Avec l'idée de couper, de creuser, de pénétrer, d'attaquer] A.− [Le compl. désigne une chose] 1. [Le compl. désigne la peau, la chair, une partie du corps] Couper en faisant une incision. Entamer l'épaule, la joue, la mâchoire, l'os : 1. ... un grand matelot américain, armé de deux fragments de disque ramassés sur le pavé et tranchants comme des rasoirs, faisait des moulinets avec ses longs bras, tailladait des visages, fendait des nez, entamait des joues, coupait des oreilles. Le sang pissait de ces vilaines balafres.
Cendrars, Bourlinguer,1948, p. 265. − Emploi pronom. réfl. Se faire une plaie superficielle. Il faudra me mettre un morceau de saindoux pour me graisser les pieds (...). Je peux par marcher une heure sans m'entamer (Giono, Gd troupeau,1931, p. 72). ♦ Emploi pronom. indir. On ne peut quelquefois empêcher l'excoriation et l'ulcération; pour lors, (...) on couvre l'endroit entamé de cérat de saturne (Geoffroy, Méd. prat.,1800, p. 38).La lame (...) se replie sur la virole qui a cédé, et il s'entame deux doigts (France, Dieux ont soif,1912, p. 296). 2. [Le compl. désigne une chose considérée comme un ensemble, un tout intégral, intact dont on enlève, supprime ou utilise une partie] a) Enlever une partie en coupant. Entamer un gâteau, un jambon, un pâté. Entamer une pièce de drap (Ac.). Quand sa lame entamait Gruyère ou Roquefort, Je la voyais peser sur elle avec effort (Rollinat, Névroses,1883, p. 73). b) Diminuer en utilisant, en faisant disparaître une partie. Entamer des provisions, un stock. L'artillerie française, qui ne voulait pas trop entamer ses réserves de projectiles, laissait le tir s'espacer, s'égrener (Romains, Hommes bonne vol.,1938, p. 45). − En partic.
α) [Le compl. désigne de l'argent] (Quasi-)synon. écorner.Il s'était juré de ne pas entamer son gain de la veille (Aragon, Beaux quart.,1936, p. 401).Il songea tout aussitôt à l'entamer, ce billet (Queneau, Pierrot,1942, p. 122): 2. Son notaire, son agent de change s'effrayaient de le voir entamer, avec tant d'appétit, cette fortune, lentement acquise et prudemment gérée par deux générations de grands bourgeois.
Martin du Gard, Les Thibault,L'Été 1914, 1936, p. 120.
β) [Le compl. désigne un mets, un aliment] Fam. Commencer à manger, à boire. Entamer une bouteille, le dîner. Nous entamions l'immanquable « conserve de tomates » (Céline, Voyage,1932, p. 198).
γ) Fréq. au part. passé. [Le compl. désigne une période de temps] Le mois de juin se trouvait bien entamé (Aragon, Beaux quart.,1936p. 381).Desmarais se désolait fort qu'elle restât fille, la trentaine entamée (Guèvremont, Survenant,1945, p. 28).Il faut vivre, et vivre c'est chaque jour entamer l'avenir (De Gaulle, Mém. guerre,1956, p. 557). Rem. Les dict. gén. enregistrent un emploi spéc., en terme de jeu de cartes entamer une couleur. Jouer la première carte de cette couleur. 3. P. ext. [Le compl. désigne la matière, un objet concr., un espace] Couper, pénétrer, attaquer. a) [Le suj. désigne un agent d'érosion, le compl. une roche, un terrain] La Méditerranée entame le Roussillon (Boule, Conf. géol.,1907, p. 168).Un océan terrible (...) entame les craies dures de la Saintonge (Vidal de La Bl., Tabl. géogr. Fr.,1908, p. 46).Le fleuve (...) a rencontré ici le roc et, ne l'ayant point entamé, en a épousé le contour (Saint-Exup., Citad.,1944, p. 677). b) [Le suj. désigne une pers. ou un outil] Il faut retirer le fer [du rabot] de plus en plus, afin qu'il soit moins saillant et entame moins le bois (Nosban, Manuel menuisier,1857, p. 135).Ils [les faucheurs] entamaient à pleine lame ce dessous de l'herbe ombreux et vert (Giono, Que ma joie demeure,1935, p. 300).D'un commun accord, Didace et Venant ajustèrent la scie. Les dents d'acier entamèrent la plane (Guèvremont, Survenant,1945p. 37). − En partic.
α) [Le suj. désigne un animé ou un véhicule en mouvement, le compl. un espace à parcourir] Commencer à parcourir. La voiture entame la pente. L'un était à cheval, l'autre à pied. Ils n'avaient pas encore entamé le raidillon abrupt qui menait à l'école, bâtie au flanc d'une colline (Camus, Exil et Roy.,1957, p. 1609).
β) Dans le domaine milit.[Le compl. désigne une troupe, une armée, etc.] Commencer à percer. Entamer une ligne de défense. L'armée franque, hérissée et compacte, refusa le combat sans se laisser entamer (Grousset, Croisades,1939, p. 227). Rem. La docum. atteste a) Qq. emplois pronom. à sens passif. Le granit ne s'entame pas (Faure, Hist. art, 1909, p. 40). b) Qq. emplois p. anal. Une mince flamme battue par le vent fait glisser lentement sur eux-mêmes, sans les entamer, tous les plans d'ombre (Bernanos, M. Ouine, 1943, p. 1506). 4. Au fig. a) [Le compl. désigne un état de chose] (Quasi-) synon. altérer, attaquer, diminuer.Cela n'eût sans doute pas entamé mon bonheur (Gide, Journal,1935, p. 1221).Non seulement le silence était profond, mais il ne semblait pas que quelque chose pût l'« entamer », pût le réduire (Jouve, Scène capit.,1935, p. 146). b) [Le compl. désigne une pensée, une croyance, des principes, etc.] (Quasi-)synon. porter atteinte à.Que votre foi ne se laisse pas entamer, vous serez toujours heureux dans l'Église (Aymé, Jument,1933, p. 112).Nous aimons que le loyalisme monarchique dont a toujours fait preuve Pierre Corneille (...) n'ait rien entamé chez lui des devoirs de l'amitié et de la fidélité (Brasillach, Corneille,1938, p. 390): 3. Le proverbe est une sorte de court poème, souvent rimé, toujours rythmé d'une certaine manière, de façon que la mémoire machinale ne le déforme pas aisément. Ainsi il se fait notre importun compagnon. L'agitation même de notre esprit fait surnager le proverbe; nos folles pensées ne peuvent l'entamer.
Alain, Propos,1933, p. 1162. c) [Le compl. désigne les sentiments, les facultés, les qualités, etc. d'une pers.] (Quasi-)synon. altérer, détruire partiellement, ruiner.Entamer la santé morale, la sérénité de qqn; entamer le crédit, la réputation de qqn. Je ne pense pas que même l'amour parvienne plus tard à entamer sa suffisance (Gide, Journal,1942, p. 157).La réalité terrible n'avait pu entamer mon sang-froid (Bosco, Mas Théot.,1945, p. 220).Le maître du Kremlin plongé aux abîmes de l'angoisse, mais sans que rien n'entamât sa lucidité, son âpreté, sa ruse (De Gaulle, Mém. guerre,1954, p. 213). B.− [Le compl. désigne une pers.] Réduire les réactions, les résistances, commencer à convaincre. Heureux celui qui entend ces paroles, et sur qui elles coulent sans l'entamer! (Montherl., Reine morte,1942, III, 4, p. 212).Comme Ferdinand était le digne fils de son père, mon éloquence finit par l'entamer (H. Bazin, Vipère,1948, p. 169).Dubreuilh ne s'interrogeait plus : il écrivait. Il continua à écrire chaque jour. Dans ce domaine-là, rien ne pouvait l'entamer (Beauvoir, Mandarins,1954, p. 224): 4. Certainement il n'a pas compris combien sa lettre pouvait m'être cruelle. Les abominables calomnies qu'on lui fait entendre sur moi l'ont entamé, et comme il croit, d'après ce qu'on lui dit, que je suis un être fourbe et sans cœur, il n'a pas à craindre de me faire souffrir.
Gide, Journal,1929, p. 943. II.− P. ext. [Le compl. d'obj. désigne une action, une œuvre, des négociations, une discussion] Commencer, engager. Entamer un procès. C'est l'artillerie qui entame le combat (Foch, Princ. guerre,1911, p. 317).Il entama en mots obscurs (...) une hargneuse histoire de succession, entre son frère et lui (Malègue, Augustin,t. 2, 1933, p. 249).Démarches indirectes, tentées auprès de Wilson par le nouveau cabinet allemand, pour entamer des négociations (Martin du G., Thib.,Épil., 1940, p. 998). SYNT. Entamer le chapitre, le sujet; entamer la lutte, la partie; entamer des démarches. − Emploi pronom. à sens passif, rare. La partie diplomatique qui s'entame (Sainte-Beuve, Nouv. lundis, t. 11, 1863-69, p. 94). Rem. 1. On rencontre ds la docum. un emploi abs. Il tenta de se remettre les sens en buvant chopine sans rien dire, tournant dans sa tête le discours qu'il allait faire à sa femme et ne sachant par quel bout entamer (Sand, F. le Champi, 1850, p. 76). 2. La docum. atteste a) Entamable, adj. Qui peut être entamé (supra I A 3 a). Rencontrer des couches [de terrain] plus entamables (Vidal de La Bl., Tabl. géogr. Fr., 1908, p. 66). b) Entameur, subst. masc. Personne qui entame (supra II A). Des brouilleurs d'affaires, des entameurs de procès (Musset, Le Temps, 1831, p. 26). Prononc. et Orth. : [ɑ
̃tame], (j')entame [ɑ
̃tam]. Selon Rouss.-Lacl. 1927, p. 124, dans ce mot : voyelle ouverte de timbre ,,moyen``; le caractère en cause, sous cette appellation, pourrait être de l'ordre de la durée, puisqu'il est lié, d'une façon apparemment non bi-univoque, il est vrai (,,les voyelles toniques suivies, dans la prononciation, d'une des consonnes sonores l, g, d, b, ɳ, n, m, sont en général moyennes`` [souligné par nous]), à l'identité de la consonne suivante, et que les consonnes en cause sont l, g, d, b, ɳ, n, m. Enq. : /ãtam/ (il) entame. Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1120-50 « porter atteinte, toucher à quelque chose d'intact » (Gd mal fit Adam, I, 1 ds T.-L. : Grant mal fist Adam Quant por le sathan Entamat le fruit); 2. ca 1245 « commencer, entreprendre » (Ph. Mousket, Chron., 13, ibid.). Du b. lat. intaminare « souiller, profaner », se rattachant prob. à tangere « toucher », v. Ern.-Meillet, s.v. contaminare. Fréq. abs. littér. : 1 283. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 1 423, b) 2 293; xxes. : a) 1 893, b) 1 871. DÉR. Entamure, subst. fém.,vieilli. Coupure, écorchure. Des plaies ou entamures. Dans les endroits où la peau est plus épaisse (...) le virus ne peut pas pénétrer, à moins qu'il n'y ait quelque entamure ou écorchure (Geoffroy, Méd. prat.,1800, p. 535).Les dict. gén. et techn. attestent l'emploi, dans ledomaine des carr. : entamure (d'une carrière). Extraction des premières pierres d'une carrière, ensemble des premières pierres extraites d'une carrière. − [ɑ
̃tamy:ʀ]. Ds Ac. 1694-1878. − 1resattest. a) xives. « blessure, coupure » (Jeh. de Le Mote, li regret Guillaume, 1606, éd. Scheler ds Delb.), b) 1669 entameure de pain (Widerhold Fr.-all.); de entamer, suff. -ure*. − Fréq. abs. littér. : 1. BBG. − Brüch (J.). Etymologisches : ... Frz. entamer. Z. rom. Philol. 1925, t. 45, pp. 70-83; 712-714. − Mahn. Über die Provenzalische Sprache... Arch. St. n. Spr. 1976, t. 55, p. 88. − Thurneysen 1884, p. 99. |