| ENRACINER, verbe trans. A.− [Le compl. désigne une plante] Faire prendre racine, fixer dans le sol par des racines. La joubarbe, la menthe, et ces fleurs parasites que la pluie enracine aux parois décrépites (Lamart., Jocelyn,1836, p. 701).Elle [la plante verte] semble ne rien emprunter au milieu solide, au sol dans lequel elle est enracinée (Plantefol, Bot. et biol. végét.,t. 1, 1931, p. 325). − Emploi pronom. à sens passif. Prendre racine. Les cocotiers s'y [sur les grèves] enracinent par une multitude de filaments, qui font du sable une masse solide comme un rocher (Bern. de St-P., Harm. nature,1814, p. 239).Pour pousser haut, le blé doit s'enraciner profond (Pesquidoux, Chez nous,1921, p. 137). ♦ P. anal. : 1. Celui-ci [le poil] s'enracine fortement sur la papille, avec sa partie inférieure renflée, le bulbe pileux.
QuilletMéd.1965, p. 298. − P. anal. Fixer, implanter solidement. Ces voûtes séculaires et ces forts piliers qui enracinent le tout (Alain, Beaux-arts,1920, p. 149): 2. Gilliatt (...) tirait parti de toutes les fentes du granit, les élargissait au besoin, et y enfonçait d'abord des coins de bois dans lesquels il enracinait ensuite les clous de fer.
Hugo, Les Travailleurs de la mer,1866, p. 294. ♦ Emploi pronom. à sens passif. L'église s'élevait près de l'endroit où la langue de sable s'enracinait à la côte (Gracq, Syrtes,1951, p. 189). − P. métaph. [Le compl. désigne une pers.] Immobiliser, retenir longtemps sur place (cf. clouer).Prendre la fuite (...) il [Gwynplaine] avait essayé et n'avait pu. Il était enraciné (...) Quand nous voulons rétrograder, la tentation cloue nos pieds au pavé (Hugo, Homme qui rit,t. 3, 1869, p. 90).Les badauds, enracinés par la curiosité et l'horreur, se pressaient plus nombreux encore à l'entrée de la rue Jean-Goujon (Morand, Fin de s.,1957, p. 157). ♦ Emploi pronom. Il [ton père] s'enracine, hypnotisé par cette huile qui goutte encore, qui file, qui flambe à fleur de braise (H. Bazin, Huile sur feu,1954, p. 311). B.− Au fig. 1. Fixer quelqu'un dans un lieu. − Emploi pronom. réfl. Se fixer dans un lieu; s'attacher à un lieu particulier. Chez les nations germaniques, l'homme s'attache à son champ, s'y enracine, et aime à tirer son nom de sa terre (Michelet, Introd. Hist. univ.,1831, p. 437).On repartit joyeusement, le mois écoulé, et ce fut cependant (...) un nouvel arrachement. L'homme s'enracine vite (Van der Meersch, Invas. 14,1935, p. 355): 3. Il s'agit de résider, de s'enraciner et de devenir un maître, un chef de sol. C'est toute une vocation. On a celle du sol comme celle de la mer ou du désert...
Pesquidoux, Le Livre de raison,1928, p. 260. ♦ P. ext. S'introduire et s'établir solidement dans un milieu social. Anna de Brancovan (...) avait dansé aux bals de sa mère avec les jeunes lions de ce « gratin » français où elle entendait bien s' « enraciner » (Blanche, Modèles,1928, p. 58). 2. Fixer, durablement et profondément (un principe, un sentiment, une manière de penser, de se comporter) dans le cœur, l'esprit de quelqu'un. Enraciner une habitude, une opinion; enraciner qqc. dans la conscience, dans le caractère, chez qqn. Ce qui a fait la force du catholicisme, ce qui l'a si profondément enraciné dans les mœurs, c'est précisément l'éclat avec lequel il apparaît dans les circonstances graves de la vie (Balzac, Méd. camp.,1833, p. 77).La peste avait enraciné un scepticisme profond dont ils ne pouvaient pas se débarrasser (Camus, Peste,1947, p. 1439): 4. Si fortes que soient les passions du garçon de vingt ans, elles ne sont pas encore enracinées, elles ne sont pas encore trop encombrantes et le laissent libre. Ce n'est qu'avec le temps qu'elles s'enracinent et tout les nourrit...
Green, Journal,1955-58, p. 336. − Emploi pronom. à sens passif. C'est la plus dangereuse conviction qui puisse s'enraciner dans le cerveau d'un homme d'état, que de croire la guerre inévitable! (Martin du G., Thib.,Été 14, 1936, p. 131).Cf. aussi supra ex. 4. Rem. On rencontre une constr. différente où le compl. d'obj. désigne une pers. et le compl. second. une attitude de l'esprit. Faire que quelqu'un tienne fortement à quelque chose. La discussion ne fait, dit-on, le plus souvent qu'enraciner les gens dans leur avis (Tocqueville, Corresp. [avec Gobineau], 1853, p. 205). Ce récit ne pouvait qu'enraciner Mr Fogg et ses compagnons dans leur généreuse résolution (Verne, Tour monde, 1873, p. 63). 3. Donner des racines, rattacher (quelqu'un ou quelque chose) à un principe, une origine, un fait qui lui donne une assise, une réalité. Nous voulons donner à nos jeunes gens une formation qui, en même temps qu'elle les enracine, les prépare à des contacts avec le reste de l'univers (Barrès, Cahiers,t. 14, 1922-23, p. 81).Il avait besoin de ce corps qui enracinait son aventure dans la réalité par les fortes secousses de la chair (Lacretelle, Hts ponts,t. 4, 1935, p. 28). − Emploi pronom. Se rattacher à quelque chose, prendre sa source dans quelque chose. Profond besoin [pour les Juifs] de s'enraciner, à défaut de passé national dans un passé de rites et de coutumes (Sartre, Réflex. quest. juive,1946, p. 84): 5. ... les grandes passions qui vont, pendant bien des lustres, faire virer la roue du monde, s'enracinent, de toutes parts, dans le siècle finissant. Toutes les idées qui vont, pendant bien des années, alimenter, exalter, puis décevoir des millions d'esprits avides, toutes ces idées commencent de couler comme des sources à travers l'été suffocant de l'année 95.
Duhamel, Chronique des Pasquier,Le Jardin des bêtes sauvages, 1934, p. 52. Prononc. et Orth. : [ɑ
̃
ʀasine], (j')enracine [ɑ
̃
ʀasin]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1176 part. passé fig. [mals] anracinez (Ch. de Troyes, Cligès, éd. A. Micha, 643); 1213 au propre « prendre racine » (Fet des Romains, éd. L. F. Flutre et K. Sneyders de Vogel, 595, 20); 1269-78 « faire prendre racine » (J. de Meun, Rose, éd. F. Lecoy, 11127 : enraciner les entes). Dér. de racine*; préf. en-*; dés. -er. Fréq. abs. littér. : 123. |