| ENCRE, subst. fém. I.− Préparation liquide, diversement colorée, servant à écrire, dessiner, imprimer. A.− 1. Domaine concr., usuel.Encre noire; tache d'encre; tremper sa plume dans l'encre. Godefroid prit une plume et de l'encre, il écrivit et signa la lettre que lui dicta Rastignac (Balzac, Mais. Nucingen,1838, p. 645).Il agitait ses feuilles pour en faire sécher l'encre (Camus, Peste,1947, p. 1329): 1. Les lois mécaniques de la nature sont dirigées par une puissance intelligente. Par exemple, l'encre qui coule de ma plume sur le papier, pour tracer ces réflexions, obéit aveuglément à l'attraction centrale de la terre; la plume, d'où l'encre s'écoule, cède également à la direction horizontale que ma main lui donne de gauche à droite...
Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature,1814, p. 204. 2. − Veuillez me dire comment vous vous y prendriez pour vous procurer de l'encre.
− Mon Dieu, monsieur, il y a bien des manières; la plus simple serait d'aller en demander chez le papetier du coin...
− La plaisanterie est aimable, mais ne suffirait pas à vous obtenir une note somptueuse... Tâchez de me dire avec quels ingrédients vous fabriqueriez de l'encre?
− Noix de galle... Tannin... Oxyde de fer... Gomme...
Colette, Claudine à l'école,1900, p. 232. SYNT. Encre bleue, violette; encre fraîche, pâlie; encre épaisse, indélébile, pâteuse; bouteille, flacon d'encre; gomme, stylo à encre; pâté, trait d'encre; correction(s) à l'encre rouge; doigts maculés, tachés d'encre; papier qui boit l'encre; plume qui crache l'encre; encre à marquer le linge. − P. compar. D'un noir d'encre, noir comme de l'encre. Très noir. Un personnage blême, émacié, aux yeux de braise, aux cheveux d'un noir d'encre (Green, Journal,1947, p. 95). − Spécialement ♦ Encre sympathique, de sympathie. Encre dont la trace, invisible sur le papier, n'apparaît que sous l'action de la chaleur ou d'un réactif chimique. Je reconnus qu'une encre mystérieuse et sympathique avait tracé ces lettres apparentes seulement au contact de la vive chaleur (Dumas père, Monte-Cristo,t. 1, 1846, p. 229).Comme il faisait des expériences et fabriquait de l'encre de sympathie, la cornue lui « sauta au visage comme une bombe » (Guéhenno, Jean-Jacques,1948, p. 107). ♦ ARTS GRAPH. Encre de Chine. Composition solide ou liquide, à base de noir de carbone, originaire de Chine et utilisée principalement pour le dessin au lavis ou à la plume. La même netteté de dessin que Le Nôtre dut obtenir en les traçant sur le vélin avec la règle d'ivoire et l'encre de Chine (Gozlan, Notaire,1836, p. 3). ♦ IMPR. Composition pâteuse, à base de pigments et de solvants, servant à l'impression des caractères typographiques. Encre autographique, lithographique, offset, typographique. L'odeur d'encre d'imprimerie, il n'y a que cela qui me fasse marcher (Goncourt, Journal,1862, p. 1029).Il y avait son nom (...) écrit par lui-même sur le cuir brut à l'encre grasse lithographique, qui est indélébile (Hugo, Travaill. mer,1866, p. 192): 3. À l'époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l'encre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de province. (...) L'imprimerie arriérée y employait encore les balles en cuir frottées d'encre, avec lesquelles l'un des pressiers tamponnait les caractères.
Balzac, Les Illusions perdues,1843, p. 3. 2. P. métaph. ou au fig. a) [P. réf. à la couleur de l'encre, à son aspect opaque] Nuage, nuit d'encre. Au lieu de ces clairs miroirs où l'on aperçoit si nettement l'âme des fillettes, elle avait deux trous sombres, d'une épaisseur d'encre, dans lesquels il était impossible de lire (Zola, Cap. Burle,1883, p. 155).Il contempla l'immense crucifix de bois (...) qui se réverbérait dans cette glace noire. Il (...) paraissait descendre en tournoyant dans cette étendue d'encre (Huysmans, En route,t. 2, 1895, p. 86): 4. Oh! J'ai senti alors pour la première fois, devant cette ombre immense du ciel et cette mer d'encre, moi, pauvre enfant abandonné par tout ce qui fut ma vie et mon idéal, combien était vaste ce mot seul.
Mallarmé, Corresp.,1863, p. 70. − Loc. et expr. ♦ C'est la bouteille à l'encre. C'est une situation, un fait très obscur(e) (cf. bouteille I C 3).Les Balkans, c'est la bouteille à l'encre. Personne ne s'y reconnaît (Aragon, Beaux quart.,1936, p. 407): 5. Pour un homme comme vous qui sait nager dans la bouteille à l'encre de l'esprit allemand, vous vous trouverez là, comme on dit en terme de natation, en pleine eau.
Tocqueville, Corresp.[avec Gobineau], 1854, p. 211. ♦ Faire tache d'encre. Laisser une trace indélébile. Assurément nous attendons trop de ceux que nous aimons; et sur le fond d'affection le moindre déplaisir fait tache d'encre (Alain, Propos,1930, p. 957). ♦ Se faire un sang d'encre. Se faire beaucoup de souci. Synon. se faire du mauvais sang.Les deux moulins chômaient. Grange se faisait un sang d'encre (Pourrat, Gaspard,1930, p. 34). ♦ Suer sang et encre. Se donner beaucoup de peine pour accomplir une tâche. Synon. suer sang et eau.Après avoir péniblement sué sang et encre sur le fameux chapitre des ventouses, Rodolphe brisa sa plume qui lui brûlait les doigts (Murger, Scènes vie Boh.,1851, p. 63). b) Proverbe. Il n'y a plus d'encre au cornet. [En parlant d'une pers.] Il ne reste plus qu'un souffle de vie, d'esprit. Rem. Attesté ds Ac. Compl. 1835, Besch. 1845, Littré, Guérin 1892, DG. B.− P. méton. 1. Ce qu'on écrit à l'encre; p. ext., ce qu'on écrit (article, lettre, ouvrage...). Les comédiens n'ont point échappé à ce débordement périodique d'encre, de fiel et d'injures (Jouy, Hermite,t. 2, 1812, p. 391).J'avais souvent entendu parler de ces femmes qui plongent leurs peines de cœur dans des flots d'encre (Reybaud, J. Paturot,1842, p. 207). − Loc. et expr. ♦ Faire couler beaucoup d'encre. Faire écrire beaucoup à son sujet (cf. couler1).Telle fut la querelle connue sous le nom de querelle du Cid, et qui a fait couler tant d'encre et provoqué tant de commentaires (Brasillach, Corneille,1938, p. 155). ♦ Sentir l'encre (péj.). [Le suj. désigne une pers.] Se complaire dans des recherches livresques. Cela (...) n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres, qui sentent l'encre (Proust, Prisonn.,1922, p. 289).[Le suj. désigne une œuvre, une manière d'écrire] Être excessivement littéraire, théorique. Le style qui sent l'encre, c'est-à-dire, celui qu'on n'a jamais que la plume à la main (Joubert, Pensées,t. 2, 1824, p. 83). Rem. On rencontre chez Balzac le néol. encrophobie, subst. fém., au sens de « aversion pour l'action d'écrire ». Je n'ose vous dire quel effort je fais pour vous écrire. J'ai une plumophobie, une encrophobie qui va jusqu'à la souffrance (Lettres Étr., t. 1, 1850, p. 177). 2. Fam. Manière d'écrire à l'encre; p. ext., manière d'écrire, style. Un ouvrage de la meilleure encre. J'ai toujours pensé qu'il faut prendre dans l'écritoire de chaque auteur l'encre dont on veut le peindre (Sainte-Beuve, Poisons,1869, p. 126): 6. ... un courrier des arts donnait, sous forme d'anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses d'ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes.
Flaubert, L'Éducation sentimentale,t. 2, 1869, p. 42. − Loc. et expr. ♦ (Écrire, répondre à qqn) de (la) bonne encre, de sa meilleure encre. Avec vivacité, sans ménager ses mots (cf. écrire).Si quelque mensonge imprimé te tombait sous la main (...) envoie-moi l'article et j'y répondrai de bonne encre (Sand, Corresp.,t. 2, 1812-76, p. 82).On dit que lord Russell a écrit de la bonne encre, de son encre particulière aux Allemands; ce qui n'est pas probablement le moyen d'arranger les affaires de ce côté (Mérimée, Lettres Panizzi,t. 2, 1870, p. 50): 7. « Faudra-t-il lui répondre encore? » se demanda Sixte, pour qui déjà l'attaque de son rival ne faisait plus doute. « Oui, » insista-t-il, et cette fois à voix haute, « je lui répondrai, et de ma meilleure encre... »
Bourget, Le Disciple,1889, p. 49. ♦ (Écrire un ouvrage) d'une seule encre. D'une seule venue. Ce ne fut qu'en 1826 que je me mis à écrire ce livre d'un bout à l'autre et, comme on dit, d'une seule encre (Vigny, Journal poète,1837, p. 1064). II.− [P. anal. d'aspect avec I A] ICHTYOL. Liquide noirâtre émis par les céphalopodes (en particulier la seiche) afin de troubler l'eau et de les dissimuler. Synon. sépia.Déjà dans la seiche, la bourse de l'encre est située dans le fond du sac abdominal (Cuvier, Anat. comp., t. 4, 1805, p. 148).S'il sécrète la liberté, elle ressemble à l'encre des seiches qui se cachent (J. Vuillemin, Essai signif. mort,1949, p. 306). Prononc. et Orth. : [ɑ
̃:kʀ
̥]. Ds Ac. 1694, s.v. ancre ou encre. Ds Ac. 1718-1932, uniquement s.v. encre. Homon. ancre. Étymol. et Hist. Mil. xies. enca (S. Alexis, éd. Chr. Storey, 281); ca 1160 [ms. A fin xiie-début xiiies.] ancre (Enéas, éd. Salverda de Grave, 8776). Du b. lat. encau(s)tum « encre de pourpre (réservée à l'empereur) » puis « encre » neutre substantivé de encaustus « peint à l'encaustique », gr. ε
́
γ
κ
α
υ
σ
τ
ο
ν « peinture à l'encaustique » de ε
́
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ς adj., v. encaustique; le b. lat. de Gaule septentrionale a gardé l'accent gr. sur la voyelle initiale; cf. l'a. ital. incostro (xiiies., Batt.), représentant le b. lat. accentué sur la 2esyllabe; pour l'a. prov. v. Rayn. t. 3, p. 125 et Levy (E.) Prov. t. 2, p. 392. Fréq. abs. littér. : 1 229. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 1 270, b) 2 079; xxes. : a) 2 000, b) 1 825. DÉR. Encrivore, adj. et subst.a) Adj. Qui efface l'encre. Solution encrivore. b) Subst. masc. Préparation liquide servant à effacer l'encre (cf. Lebeau, Courtois, Pharm. chim., t. 1, 1929, p. 713). L'adj. et le subst. masc. sont attestés ds Lar. 19e-Lar. Lang. fr., Littré, Guérin 1892, Quillet 1965.− [ɑ
̃kʀivɔ:ʀ]. − 1reattest. 1870 (Lar. 19e); de encre, élément suff. -vore*. BBG. − Gamillscheg (E.). Etymologische Miszellen. Rom. Jahrb. 1950, t. 3, pp. 283-285. − George (K.E.M.). Formules de négation et de refus en fr. pop. et arg. Fr. mod. 1970, t. 38, p. 308. − Gröber (G.). Etymologien. In : [Mél. Caix (N.) et Canello (U.A.)]. Firenze, 1886, pp. 43-44. − Peckman (L.P.G.). Arrement, its meaning and its relation to encre. Rom. R. 1941, t. 32, pp. 408-413. |