| DÉVORER, verbe trans. A.− Manger avec voracité et rapidité. 1. [Le suj. désigne un animal carnassier] Dévorer un agneau, une proie. Les poissons ne sont mus que par une voracité aveugle et irréfléchie, dévorant sans distinction toute proie vivante (Broussais, Phrénol.,1836, p. 62): 1. Le sanglier est omnivore. Même il ne dédaigne point la chair. Lorsqu'il les peut surprendre, il dévore au gîte les levrauts vagissants, (...) Il ne sort que la nuit pour vaguer et manger. Il mange avec gloutonnerie.
Pesquidoux, Chez nous,1923, p. 4. − P. ext. [En parlant d'un animal nuisible] Détruire en rongeant. Les insectes dévorent les plantes (Erckm.Chatr., Ami Fritz,1864, p. 48).Le livre parlementaire le « barodet » (...) était littéralement dévoré par les mites (L. Daudet, Brév. journ.,1936, p. 213). − P. exagér., fam. Piquer, mordre à maintes reprises. Dévoré de poux, par les poux. Une grêle de moustiques qui m'ont dévoré les jambes (Flaub.Corresp.,1850, p. 193). 2. P. anal. [Le suj. désigne une pers.] Dévorer du pain, des fruits; dévorer son dîner; dévorer avec avidité, goulûment : 2. Et elle dévora certes la moitié de la volaille qu'elle dépeçait à grands coups de mâchoires avec des allures de carnivore.
Maupassant, Contes et nouvelles,t. 1, Les sœurs Rondoli, 1884, p. 1264. ♦ Emploi abs. Manger beaucoup, avec gros appétit. Il dévora, de l'appétit d'un homme qui ne s'était pas repu depuis deux jours (R. Rolland, J.-Chr.,Foire, 1908, p. 657). − Loc. fig. a) Dévorer qqn de baisers, de caresses. Le couvrir de baisers, de caresses. La même qui dévore de baisers cet objet répugnant me traiterait de « sadique » si elle me voyait baiser une rose (Montherl., Inf. Castille,1929, p. 590). b) Dévorer qqc. des yeux, du regard, des oreilles. Regarder intensément, avec convoitise ou avec une vive curiosité; écouter avidement et avec une extrême attention : 3. On vit dans une époque, à la Cour, si c'est une époque de cour; on y passe sa vie à regarder, à écouter, et, quand on est Saint-Simon, à écouter et à regarder avec une curiosité, une avidité sans pareille, à tout boire et dévorer des oreilles et des yeux.
Sainte-Beuve,Causeries du lundi,t. 15,1851-62,p. 434. B.− Au fig. 1. [L'idée dominante est celle d'absorption, de consommation totale et rapide] a) [L'obj. désigne des biens matériels] Dépenser entièrement avec rapidité et prodigalité des biens personnels ou ce qui constitue les ressources d'une autre personne ou d'une collectivité. Dévorer un capital, un héritage, un patrimoine. Un petit nombre de brigands dévore la multitude; et la multitude se laisse dévorer (Volney, Ruines,1791, p. 96).Vous ne consommez pas, si le mot vous choque vous dévorez quarante mille francs portés au budget de l'État (Stendhal, Rouge et Noir,1830, p. 379): 4. Son capital écorné de moitié, il épousa une fille de belle jambe et de peu de principes qui acheva de dévorer le meuble et l'immeuble.
Aymé, La Jument verte,1933, p. 36. − P. anal. [Le suj. désigne une chose] Utiliser quelque chose en totalité, l'épuiser rapidement. [Les] consommations de munitions que le matériel moderne était en mesure de dévorer en peu de temps (Joffre, Mém.,t. 2, 1931, p. 49). b) [L'obj. désigne une certaine étendue d'espace ou de temps] − [En parlant d'une distance ou d'une surface] ♦ Couvrir une distance, la parcourir avec une extrême rapidité. Il court, il vole, il dévore la distance (Villiers de L'I.-A., Contes cruels,Le Convive des dernières fêtes, 1883, p. 149).Ce bolide dévorait ses 83 kilomètres en 4 heures et demie (P. Rousseau, Hist. techn. et invent.,1967, p. 254). ♦ Envahir, recouvrir la totalité d'une surface. Si la lumière arrive de face et de manière à dévorer les ombres (Ch. Blanc, Gramm. des arts du dessin,1876, p. 553).Ses yeux éblouissants dévoraient toute sa face (Sartre, Nausée,1938, p. 117). − [En parlant d'un espace de temps] Le faire passer rapidement en l'occupant dans sa totalité. Ces menues brimades qui dévorent le temps, occupent l'esprit (Ambrière, Gdes vac.,1946, p. 307): 5. Il a tant à vivre pour lui-même qu'il n'a pas le temps de vivre pour le dehors. Il ne veut rien laisser perdre de cette vie brûlante et multiple, qui lui échappe et qu'il dévore avec précipitation et avidité.
Renan, L'Avenir de la sc.,1890, p. 16. c) [L'obj. désigne un écrit] Le lire en épuisant son contenu avec rapidité et avidité. Dévorer une lettre, un livre, un ouvrage. Son activité brûlante dévorait les dossiers (A. France, Île ping.,1908, p. 370): 6. Heureusement, dans la même année, parut une illustre préface que nous dévorâmes aussitôt, et qui faillit nous convaincre à jamais.
Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet,1836, p. 661. d) [L'obj. désigne un phénomène moral pénible, sa cause, ses manifestations] Accepter, subir sans protestation, sans réplique, sans faire apparaître ses réactions. Dévorer un affront, une insulte; dévorer son chagrin, ses larmes. J'avais senti l'injure, et je la dévorais en silence (Las Cases, Mémor. Ste-Hélène,t. 2, 1823, p. 466).Par fierté elle dévore toutes ses tristesses, ses déconvenues (Gide, Journal1914, p. 439). 2. [L'idée dominante est celle de destruction rapide] Réduire à néant; consumer. a) [Le suj. désigne une force naturelle] Le crépitement d'une flamme d'incendie qui multipliait ses foyers, dévorait de proche en proche les îlots d'abord préservés (De Voguë, Morts,1899, p. 9). − P. anal. [En parlant du temps] L'irrésistible torrent des heures qui dévorent sans retour notre être instantané (Senancour, Rêveries,1799, p. 231). b) [Le suj. désigne un mal physique ou social] Dégrader totalement, ruiner. Dévoré par la maladie, par la fièvre. Aussi ne se faisait-il pas faute, (...) de voir dans l'ulcère qui dévore les aristocraties intellectuelles de tous les pays le vice propre de l'art (Rolland, J.-Chr.,Foire, 1908, p. 705). − [En parlant d'une sensation vive, d'un sentiment pénible, d'une passion violente] Tourmenter vivement. Dévoré par la soif, par la passion; dévoré d'amour, de haine, de soucis. La soif inextinguible qui dévora ses compagnons pendant cette journée (Verne, Enf. Cap. Grant,t. 1, 1868, p. 157).L'horrible inquiétude qui torturait ma raison et l'atroce amour qui me dévorait le cœur (Milosz, Amour. initiation,1910, p. 113). Rem. Dans ce sens dévorer peut être employé à la forme pronom. réfl. Je me ronge, je me dévore d'impatience. Ce qui m'exaspère c'est la stupidité des autorités locales (Flaub. Corresp., 1870, p. 146). Prononc. et Orth. : [devɔ
ʀe], (je) dévore [devɔ:ʀ]. Enq. : /devoʀ/ (il) dévore. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1121-35 devurer « avaler, manger gloutonnement » (d'un animal) (Ph. de Thaon, Bestiaire, 717, 1732 ds T.-L.); 1remoitié xiies. eissi en ire devoret icels [absorbet] « engloutir, anéantir » (Psautier d'Oxford, éd. F. Michel, LVII, 9); début xiies. adj. part. prés. fous ... devuranz (Psautier de Cambridge, éd. F. Michel, XVII, 8); 1662 et vous devez du cœur dévorer ces leçons (Molière, L'École des femmes, III, 2, vers 729); 1685 soucis dévorants (La Fontaine, Philémon et Baucis, 4, éd. H. Régnier, t. VI, p. 148). Empr. au lat. class.devorare « avaler, engloutir, dévorer ». Fréq. abs. littér. : 2 347. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 4 609, b) 3 731; xxes. : a) 2 848, b) 2 335. DÉR. Dévorable, adj.Qui peut être dévoré. P. métaph. Si l'amant pouvait vérifier la calomnie, même quand il la trouverait fondée, elle serait rendue dévorable par l'imagination (Stendhal, Amour,1822, p. 133).− 1resattest. a) Milieu xiiies. mors devourables « dévoreuses » (Vie de St François d'Assise, Maz. 1351 fo37eds Gdf.), ms. début xives. et la gens devorable (Enfances Godefroy, Richel. 12558, fo56e, ibid.), b) 1822 rendue dévorable par l'imagination (Stendhal, loc. cit.); du rad. de dévorer, suff. -able*. − Fréq. abs. littér. : 1. BBG. − Gir. t. 2 Nouv. Rem. 1834, pp. 30-31. |