| DÉPECER, verbe trans. A.− Mettre en pièces. 1. Diviser, couper en morceaux un animal destiné à l'alimentation, et p. ext. une personne, un cadavre. Dépecer en quartiers; dépecer une proie; dépecer des dents, des griffes. Vous les [les perdreaux] dépècerez suivant la règle, c'est-à-dire en enlevant les cuisses, les ailes, l'estomac et le croupion (Les Gdes heures cuis. fr., Carême, 1833, p. 141).Je commençai à dépecer à coups de dents les membres maigres de la poule normande (Maupass., Contes et nouv., t. 2, Miss Harriet, 1883, p. 864).Les étudiants (...) dépeçaient des têtes humaines, pour apprendre l'anatomie de la face (Duhamel, Confess. Min.,1920, p. 167): 1. Il apparaissait et disparaissait entre des cuisses sanguinolentes, des épaules et des carcasses. (...) Il plongeait, fouillait, s'enfonçait dans l'intérieur des bêtes ouvertes; puis, il les dépeçait avec couteaux et scies...
Benjamin, Gaspard,1915, p. 32. 2. Briser, déchirer ou démolir quelque chose. Le navire sera dépecé par la tempête cette nuit (Hugo, Travaill. mer,1866, p. 209).Car les moines non seulement grattaient les manuscrits mais encore il les dépeçaient et ils en éparpillaient les feuilles (A. France, Vie littér.,1888, p. 126).Ils avaient tous les deux dépecé la salle à manger à coups de sabre en se battant (Giono, Hussard,1951, p. 187): 2. ... les générations d'ouvriers, qui viennent en foule pendant des siècles travailler ici [à construire l'église] pour le salut de leur âme, dépèceront des montagnes avant d'achever le monument.
Taine, Philos. de l'art,t. 1, 1865, p. 81. 3. P. anal. Diviser ce qui forme un tout : diviser en parcelles une terre, un pays, partager, disperser des biens. Si la Turquie d'Europe doit être dépecée, nous devons avoir un lot dans ce morcellement (Chateaubr., Mém.,t. 3, 1848, p. 443).Le domaine dépecé a été vendu par lots (Bloy, Femme pauvre,1897, p. 242): 3. On rêvait des charbons de la Sarre, d'indemnités fabuleuses, d'une Allemagne dépecée comme allait être dépecée l'Autriche et dont on se partagerait les dépouilles.
Van der Meersch, Invasion 14,1935, p. 466. − Emploi pronom. et fig. (rare) : 4. D'ici à cinquante ans, tous les tableaux de valeur s'achèteront là-bas [en Angleterre], à mesure que se dépècera cette vieille aristocratie britannique.
Bourget, Physiol. de l'amour mod.,1890, p. 7. B.− Emploi fig. 1. Examiner en détail, analyser minutieusement une personne ou son œuvre. Je n'ai pas à dépecer le prêtre pour chercher à découvrir, sous l'écorce consacrée, le néant de l'homme (Huysmans, En route,t. 2, 1895, p. 72).[Hilda] (...) brandit le plus gros classeur. − Les dépouilles de plus de cent volumes dépecés en moins de trois mois. Ça, c'est les résumés (Magnane, Bête à concours,1941, p. 69).Je déteste cet instant où les visages se tournent vers moi et où d'un seul prompt regard on m'identifie et on me dépèce (Beauvoir, Mandarins,1954, p. 180): 5. ... et puisqu'un homme médiocre peut ainsi le [Locke] convaincre de médiocrité, jugez de ce qui arriveroit si quelque homme supérieur se donnoit la peine de le dépecer.
J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg,t. 1, 1821, p. 512. 2. Péj. Critiquer quelqu'un méticuleusement, ruiner sa réputation (cf. déchirer à belles dents, s.v. beau, belle I B 1). « Le mardi où vous êtes venu, je suis entré au salon après votre départ. Ils vous dépeçaient. Vous aviez un avocat pourtant, la princesse » (Péladan, Vice supr.,1884, p. 111): 6. ... le vieux critique omnipotent et insatiable, (...) chaque mois depuis trente ans, dépèce et dévore sa ration de « jeunes ». (...) Vous avez lu son dernier Mois? demande André. Il éreinte encore une fois Artonges.
Martin du Gard, Devenir,1909, p. 61. Rem. On rencontre ds la docum. a) Qq. emplois adj. du part. passé. Dans une pièce à côté, silencieusement, les femmes hachent les premiers morceaux dépecés (Pesquidoux, Chez nous, 1921, p. 81). b) L'adj. dépeçable. Qui peut être dépecé. Il a assisté un jour à l'exécution de quatre criminels, dont les morceaux dépecés étaient roués par le bourreau. Aussitôt, Anton Reiser imagine que lui-même et les spectateurs qui l'entourent sont également « dépeçables » (Béguin, Âme romant., 1939, p. 35). Prononc. et Orth. : [depəse], (je) dépèce [depεs]. Barbeau-Rodhe 1930 transcrit [depse]. Cf. aussi Warn. 1968 qui considère que cette prononc. ainsi que celle en [dεpse] relèvent du lang. cour. Après syncope de [ə] muet dans la 2esyll., la prononc. en [ε] ouvert de la 1resyll. est régulière puisque cette syll. devient entravée. Mais l'usage hésite entre la tendance phonét. en [ε] malgré l'accent aigu [dεpse] et la prononc. en [e] [depse] influencée par la graph. é suivie dans la 2esyll. d'un e purement graph. donnant l'illusion que la 1resyll. demeure ouverte. Cette hésitation se rencontre dans tous les mots de ce type (cf. dépelotonner, dépenaillé, etc.). À ce sujet cf. Buben 1935, § 14. Conjug. : devant syll. muette, change [ə] muet en [ε] ouvert, écrit è accent grave : je dépèce; porte une cédille devant a et o : nous dépeçons, il dépeça. Le verbe est admis ds Ac. 1694 et 1718, s.v. despecer ou dépecer; ds Ac. 1740, 1798-1932, s.v. dépecer. Mais Ac. 1762 écrit dépécer. Enq. : /depes/ (il) dépèce. Étymol. et Hist. 1. Ca 1100 « mettre en pièces, briser en morceaux » [une lance] (Roland, éd. J. Bédier, 837); spéc. ca 1200 (J. Renart, Escoufle, éd. F. Sweetser, 6899 : Si le [l'escoufle] depece membre a membre); 1595 [éd.] une viande (Montaigne, Essais, éd. A. Thibaudet, livre 1, chap. 55); 2. 1606 « morceler, démembrer » despecer un fief (Nicot); 3. fin xviiies. « analyser minutieusement et malignement » (Voltaire d'apr. Lar. 20e); cf. 1812 (J. de Maistre, Corresp., t. 4, p. 222 : J'ai l'honneur, M. le Comte, d'envoyer à votre Excellence une dépêche adressée à sa Majesté, et qui ne contient aucune nouvelle. Ainsi vous dépecerez comme il vous plaira ma relation pour en faire usage à Cagliari); 4. 1812 peauss. « couper la peau en carré » (Boiste); en partic. 1838 (Ac. Compl. 1842 : Dépecer. Ouvrir les peaux à faire des gants). Dér. de pièce*; dés. -er*; préf. dé-*. Fréq. abs. littér. : 158. Bbg. Hemming (T. D.). Lexicology and old Fr. Mod. Lang. R. 1968, t. 63, no4, pp. 820-821. |