| DÉJÀ, adv. de temps. I.− Sens temp. Déjà exprime la précocité de survenance d'un procès qui, attendu pour plus tard, aurait pu ne pas se produire à la date à laquelle il est censé se produire. Anton. pas encore. A.− Emploi autonome 1. [En combinaison avec les temps simples] a) [Les temps simples imperf. et les temps simples du subj.] − Déjà + part. prés.Je rentre, la tête pleine de projets, poussant déjà par l'esprit mes meubles entre ces murs (Green, Journal,1946, p. 40): 1. À André Piémont.
Quand, m'éloignant déjà de la fête qui chante,
La mort autour de moi tissera ses réseaux,
De sa bouche édentée et de sa main tremblante,
Quand une âpre vieillesse aura vidé mes os,
Me souviendrai-je encor des fleurs chaudes et mûres, ...
Muselli, Les Travaux et les jeux,L'Horloge, 1914, p. 27. − Déjà + verbe au prés.Déjà, déjà, j'entends les abois de la meute, Et je bondis avec mes cheveux sur mon dos! (Samain, Chariot,1900, p. 161).Tiens! Il est déjà six heures et demie; tu me paies à dîner? (Arland, Ordre,1929, p. 404).Mais déjà s'éclaire la ville vers le centre, où sont les plaisirs (Aragon, Beaux quart.,1936, p. 192). − Déjà + verbe à l'imp.Il était en effet à ce moment déjà fort malade et s'épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient peut-être lui donner du plaisir (Proust, Temps retr.,1922, p. 731): 2. Déjà les premières ombres de la nuit commençoient à envelopper le bosquet d'orangers, et donnoient à la nature cette teinte de mélancolie qui favorise si bien les méditations religieuses et les tendres rêveries, ...
Cottin, Mathilde,t. 1, 1805, p. 147. − Déjà + verbe aux temps simples du subj.Que vous en dirai-je que vous ne connaissiez déjà? (Milosz, Amour. initiation,1910, p. 8): 3. − Est-ce vrai, Monsieur Mouret, demanda-t-elle, vous avez donc quitté le Bonheur des dames?
Il fut surpris qu'on le sût déjà dans le quartier.
Zola, Pot-Bouille,1882, p. 181. b) [Les temps simples perf.] − Déjà + verbe au passé simple.J'étais encore dans ma tendre enfance, et aux bras de ma nourrice, quand ma nature cruelle et farouche montra déjà sa barbarie (Camus, Dév. croix,1953, p. 532).Déjà il me sembla que je devais communiquer la solitaire expérience que j'étais en train de traverser (Beauvoir, Mém. j. fille,1958, p. 191): 4. Dès les temps les plus anciens l'Hindou spécula sur l'être en général, sur la nature, sur la vie. Mais son effort, qui s'est prolongé pendant un si grand nombre de siècles, n'a pas abouti, comme celui des philosophes grecs, à la connaissance indéfiniment développable que fut déjà la science hellénique.
Bergson, Les Deux sources de la mor. et de la relig.,1932, p. 237. Rem. Déjà peut ne modifier qu'en apparence le procès exprimé au passé simple. Quoiqu'il fût à peine midi, je le trouvai déjà à table [je le trouvai déjà à table = « je le trouvai (qui était) déjà à table »] (Brillat-Sav., Physiol. goût, 1825, p. 63). − Déjà + verbe au fut.Cela n'aura de sens qu'une minute et sera déjà trop vieux quand tu le recevras (Mallarmé, Corresp.,1863, p. 77).Demain, sans doute, elles seront déjà gâtées par la pourriture et la mort (Duhamel, Maîtres,1937, p. 54). c) [Le cond.] S'il ne fallait que se jeter dans le feu, j'y serais déjà (Becque, Corbeaux,1882, IV, 3, p. 223).Atys, l'enfant divin, te lasserait-il déjà de ses vaines caresses? (Barrès, Barbares,1888, p. 127): 5. christina. − C'est nécessaire d'abord que je sois divorcée, non?
carlos, haussant les épaules. − Divorcée tu serais déjà si tu le voulais!
Bourdet, Le Sexe faible,1931, II, p. 321. 2. [En combinaison avec les temps composés] a) Déjà + verbe au passé composé.Je savais bien qu'on le verrait seulement ce soir, encore s'il daigne revenir! Il a déjà découché cette nuit, malgré sa promesse formelle (Zola, Joie de vivre,1884, p. 1110).Bien des choses ont changé déjà, depuis que le cordonnier pense plus loin que son cuir (Alain, Propos,1929, p. 847). b) Déjà + verbe au p.-q.-parf. À peine trois jours s'étaient écoulés depuis l'arrivée de Magdeleine, qu'elles avaient déjà assisté à un bal magnifique (Karr, Sous tilleuls,1832, p. 104).Knock. − Vous aviez déjà consulté le docteur Parpalaid? La Dame. − Non, jamais (Romains, Knock,1923, II, 4, p. 11). c) Déjà + verbe au fut. ant.Défalquez-en ce que ces messieurs ou vous aurez déjà reçu et envoyez-moi cet aperçu de compte bien en règle (Lamart., Corresp.,1832, p. 244). d) Déjà + verbe au cond. passé.Voltaire même n'a pas si crûment considéré le sacerdoce. Il ne s'est pas risqué dans le cœur même du prêtre pour y chercher ce qu'il aurait déjà trouvé, − le mensonge ou la plus niaise crédulité, que, l'un ou l'autre, Beyle y découvre toujours (Valéry, Variété II,1929, p. 114). e) Déjà + verbe aux temps composés du subj.Trop heureux si, troublant un bonheur aussi doux, Son père n'eût déjà fait choix d'un autre époux! (Delille, Homme des champs,1800, p. 91).Pour moi, il n'est pas douteux que Mademoiselle votre fille n'ait déjà donné les signes évidents de la vocation religieuse (Bernanos, Joie,1929, p. 631). 3. [En cas d'ell. du verbe, seul ou avec des adj. des part. passés ou des subst.] a) [Avec des part. passés] On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que, de l'autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l'étourdir (Stendhal, Rouge et Noir,1830, p. 139). b) [Avec des adj.] Avec sa lorgnette il l'examina, et elle lui parut touchante dans son ample vêtement blanc, tandis qu'elle attachait sur Siegmund, son frère inconnu, des yeux déjà brûlants d'amour (Bourges, Crépusc. dieux,1884, p. 17). c) Rare. [Avec un subst.] :
6. Costals, devant ces images, pleines de sous-entendus idéalistes, songea à ce « lui » et à cette « elle » dont on a trouvé les effigies en mosaïque dans les ruines de Pompéi : elle, une dinde, lui, un abruti − tellement déjà le couple éternel.
Montherlant, Les Lépreuses,1939, p. 1416. d) [En combinaison avec une indication de date, d'heure, etc.] Déjà, souvent, on a cru ces révolutions prêtes à arriver (Brillat-Sav., Physiol. goût,1825, p. 138).Je déclinai de la présenter. C'était le soir et déjà alors, ce pauvre Édouard, à neuf heures du soir, n'était plus l'homme du matin (Stendhal, Souv. égotisme,1832, p. 114). Rem. 1. Il y a pléonasme ou renforcement styl. dans la lang. parlée si déjà et dès se combinent dans la même prop. Dès à présent, et dès avant hier déjà, la lutte est vaine; c'est en vain que se font tuer nos soldats (Gide, Journal, 1940, p. 28). Le but à atteindre était de réaliser ce que les savants, dès 1943 déjà, avaient envisagé à Los Alamos sous le nom de superbombe ou bombe à hydrogène (Goldschmidt, Avent. atom., 1962, p. 86). 2. La contraction en djà/d'jà est possible et même fréq. V'là d'jà l'an prochain (Richepin, Chans. gueux, éd. rev. et augm., 1881, p. 36). e) [Empl. seul et en fonction interjective] « Comment, paresseuse, encore couchée? Il est dix heures, sais-tu? » Une voix de femme répondit : « Déjà! J'étais si fatiguée d'hier » (Maupass., Contes et nouv.,t. 1, Ma femme, 1882, p. 670). B.− Dans des loc. adv. 1. [Dans le cas de la double négation pas/point déjà, déjà... verbe... pas/point] Je serais bien surprise, me dit-elle, si mon mari ne vous avait pas déjà parlé de Jeanne (A. France, Bonnard,1881, p. 367).On verrait bien s'il n'était pas de taille déjà à violenter le jury (Zola,
Œuvre,1886, p. 302): 7. Moi, celui-là même qui m'a trahi, je m'en sers comme traître (...). Car ma connaissance de mon adversaire n'est-elle point déjà une arme?
Saint-Exupéry, Citadelle,1944, p. 860. Rem. Non déjà peut remplacer ne...pas déjà (en alliance avec un part.). Je croirais assez qu'elles ne s'étaient jamais trouvées vis-à-vis une bouteille non déjà entamée (Stendhal, op. cit., p. 83). 2. Déjà plus (except. plus déjà). Déjà marque qu'un procès a cessé au moment du temps considéré et qu'il déclare précoce. C'est vous qui êtes à la mode et moi qui ne le suis plus déjà (Claudel, Protée,1927, II, 3. p. 393).Ça n'allait déjà plus tout seul, quand un jour le voilà qui trahit Judas, un de ses aides (Prévert, Paroles,1946, p. 36): 8. − Est-ce que tu vas écrire cela?
− Cela? Quoi cela?
− Ce que tu as dit.
− Et qu'est-ce que j'ai dit? Je ne me souviens déjà plus.
Rolland, Jean-Christophe,Le Buisson ardent, 1911, p. 1316. Rem. L'emploi substantivé de la loc. est possible. Après coup la nécessité implacable, quoique indémontrable, se reforme, et la liberté n'est plus que le charme très vain de l'avoir-été, le charme (...) d'un déjà-plus qui n'a jamais été maintenant (Jankél., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 204). 3. D'ores et déjà. La locution souligne (à l'aide de ores) l'actualité, déclarée précoce, du procès. La culture des tissus a d'ores et déjà conduit à d'importantes découvertes (J. Rostand, Vie et ses probl.,1939, p. 58): 9. La très faible mesure dans laquelle, d'ores et déjà, le surréalisme nous échappe n'est, d'ailleurs, pas pour nous faire craindre qu'il serve à d'autres contre nous.
Breton, Les Manifestes du Surréalisme,2eManifeste, 1930, p. 150. C.− Emploi substantivé. [En alliance avec un part. passé] Le déjà dit, le déjà(-)vu. Du nouveau, à tout prix! Ils avaient la frayeur maladive du « déjà dit » (Rolland, J.-Chr.,Foire, 1908, p. 691): 10. Ce n'est pas que cette méthode n'ait été souvent employée; c'est qu'on ne s'avise pas que la recherche même ne s'applique que sur un « déjà trouvé »; que d'ailleurs la chose considérée ne supporte pas d'être réduite à quelques-uns de ses traits sans perdre sa vertu émotive intrinsèque.
Valéry, Variété III,1936, p. 159. 11. Dans l'action, c'est l'utopie directrice, qui nous délivre du déjà-vu et du déjà-fait, et décuple nos forces par son élan prophétique.
Mounier, Traité du caractère,1946, p. 654. Rem. gén. sur la place de déjà. Déjà se place ordinairement après le verbe ou entre l'auxil. et le part., mais il peut aussi, pour plus de relief (expressivité, affectivité), précéder le verbe ou se placer soit avant l'auxil. et le part., soit après (cf. supra Aragon, op. cit., p. 192; Beauvoir, op. cit., p. 191; Alain, op. cit., p. 847; Goldschmidt, op. cit., p. 86). II.− Lang. fam., sens log. A.− Déjà marque un degré relatif et signifie qu'un résultat partiel est acquis dès le moment considéré. La supérieure avait dit au départ : « Ce sera déjà un miracle si elle arrive jusqu'à Épinal » (Barrès, Cahiers,t. 7, 1908, p. 56): 12. Vous avez vu en secret ce jeune homme, c'était déjà un grand tort, mais enfin votre premier mouvement de jeune fille bien élevée a été de demander le mariage...
Duranty, Le Malheur d'Henriette Gérard,1860, p. 103. 13. T'en reviendras de ton Amérique et dans un état pire que nous! C'est tes goûts qui te perdront! Tu veux apprendre? T'en sais déjà bien trop pour ta condition!
Céline, Voyage au bout de la nuit,1932, p. 234. Rem. 1. La négation de ce tour est fournie par déjà pas et plus rarement par pas déjà. La mère répondit à sa fille qu'elles n'avaient déjà pas trop pour deux et qu'elles n'auraient pas assez pour trois (Dumas fils, Dame Cam., 1848, p. 6). Lemoine, qui ne quittait jamais Sulphart d'un pas, haussa lentement les épaules. − Tu vas pas déjà abrutir ces mecs-là avec tes boniments à la graisse, lui reprocha-t-il de sa voix traînante (Dorgelès, Croix bois, 1919, p. 9). Leur choix se porte sur le sous-préfet. Ce n'est déjà pas si mal. (Giraudoux, Intermezzo, 1933, I, 5, p. 44). 2. En fr. région. et notamment au Canada, déjà signifie « d'ailleurs, au reste » : Vous êtes pas déjà si fin = vous n'êtes pourtant pas si fin (cf. Canada 1930). B.− [Déjà en phrase interr.] Déjà constate que l'information appelée était connue, mais qu'elle est momentanément oubliée, c'est-à-dire qu'elle a, malgré cet oubli, une sorte de réalité dès le moment où la question est posée. Déjà est sans incidence sur la réponse attendue et n'appartient pas à la question. Une pause entre le verbe et déjà le situe en dehors du schème de la phrase : 14. Comment c'est le nom de ce pays, déjà? Bezoncourt? Bezancourt?
Giono, Le Grand troupeau,1931, p. 54. 15. mademoiselle. − Eh bien, il n'est pas nécessaire que nous soyons tous sur le pont. L'« Anglais », comme vous l'appelez, n'est pas un si grand personnage...
jean. − Quel est son nom, déjà?
Mauriac, Asmodée,1938, I, 1, p. 16. Prononc. et Orth. : [deʒa]. Ds Ac. 1694 et 1718, s.v. desja. Ds Ac. 1740-1932 sous la forme mod. Mart. Comment prononc. 1913, p. 75, rejette la prononc. [dʒa] admise ds Passy 1914, qu'on entend dans le parler très relâché et qu'il juge ,,patoise``. Nyrop Phonét., 1951, § 83, constate une certaine durée sur [e] dans des mots tels que déjà [deˑ
ʒa], gaîté [geˑte], guéri [geˑ
ʀi]. On peut imputer cet allongement au souci d'expressivité qui fait accentuer la 1resyll. de ces mots. Déjà fait partie des mots dans lesquels l'à final porte un accent grave. On le rencontre sur où (prép.) qu'il distingue de ou (conj.), sur à (prép.) qu'il distingue de a (verbe avoir), sur çà et là (et conséquemment sur deçà, delà, voilà, holà) qu'il distingue de ça (cela) et de la (art.). Comparez cela (dém.) et celui-là (cf. Ortho-vert 1966, p. 188). Dans ces mots, dans lesquels l'a lat. s'est conservé parce qu'ils sont des proclitiques, l'accent grave a donc un rôle distinctif par rapport à un homogr. ou un rôle séparatif par rapport à un mot suiv. de la phrase (cf. Beaul. t. 2, 1927, p. 93, 95). Étymol. et Hist. Ca 1275 des ja « dès à présent » (J. de Meun, Rose, éd. F. Lecoy, 19189); 1465 desja « dès ce moment là (du passé) » (Commynes, Mémoires, éd. Calmette, t. 1, p. 22); av. 1549 « auparavant, à un moment donné du passé » (Marg. de Navarre, Lett., 151 ds Littré : Mais si vous n'estes à la court et que le dict protonotaire ait desja tenu les dicts propos); 1604 renforçant une constatation (Montchrestien, Cartagin., éd. Petit de Julleville, p. 143 : C'estoit desja beaucoup que d'encourir la haine Des grands Dieux immortels et de la gent Romaine); 1834 en fin de phrase interrogative (Sainte-Beuve, Volupté, t. 1, p. 198). Composé de dès* et de l'a. fr. ja désignant un moment du présent (Passion, éd. d'Arco Avalle, 429, 430) ou du passé (ibid., 131), du lat. class. jam « dès maintenant; maintenant, dans un instant, tout à l'heure, il y a un instant, déjà ». Fréq. abs. littér. : 41 447. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 50 057, b) 49 242; xxes. : a) 60 452, b) 70 817. Bbg. Cohen 1946, p. 60. − Muller (C.). Rem. syntactico-sém. sur certains adv. de temps. Fr. mod. 1975, t. 43, pp. 18-38. |