| CIVILISATION, subst. fém. A.− Emploi imperfectif. Fait pour un peuple de quitter une condition primitive (un état de nature) pour progresser dans le domaine des mœurs, des connaissances, des idées. Le développement, les étapes, les progrès, le cycle, le cours, l'avenir de la civilisation. Les Allemands, comme tous les peuples de civilisation encore un peu primitive, pratiquent facilement les vertus naturelles et, en particulier, celle de l'hospitalité (J. de Pradel de La Mase, Nouvelles Notes intimes d'un émigré,Paris, Émile-Paul, 1914-20[1817], p. 45): 1. La civilisation n'est nécessaire qu'à l'époque où les hommes, devenus trop nombreux pour vivre du produit de leurs chasses et de la pêche, sont obligés de se courber vers la terre pour en tirer leur subsistance. C'est alors que les loix, la subordination, les prestiges du gouvernement, deviennent indispensables.
Crèvecœur, Voyage dans la Haute Pensylvanie,t. 2, 1801, p. 210. 2. Les Mexicains et les Péruviens, ces peuples naturellement si doux et déjà avancés en civilisation, offraient chaque année à leurs dieux un grand nombre de victimes humaines; ...
Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature,1814, p. 298. 3. C'est l'effet et le but de la civilisation, de faire prévaloir la douceur et les bons sentiments sur les appétits sauvages.
Sainte-Beuve, Port-Royal,t. 5, 1859, p. 235. − P. anal. [En parlant de l'organisation sociale de certains animaux] :
4. ... les trigones et les mélipones, qui sont de véritables abeilles domestiques, mais d'une civilisation moins avancée, ne construisent leurs cellules d'élevage que sur un rang...
Maeterlinck, La Vie des abeilles,1901, p. 139. − P. méton. [La civilisation étant considérée comme un idéal dynamique, comme un mouvement universel vers une certaine perfection, comme une force de développement matériel, intellectuel, social] Il n'y eut jamais de conquêtes durables que celles de la civilisation dans sa vigueur sur la barbarie, ou celles des peuples neufs sur la civilisation corrompue et mourante (Lamennais, De la Religion,1826, p. 213): 5. ... toutes les acquisitions de l'humanité pendant des siècles de civilisation sont là, (...), déposées dans la science (...), dans la tradition, dans les institutions, dans les usages, dans la syntaxe et le vocabulaire de la langue (...) et jusque dans la gesticulation des hommes...
Bergson, Les Deux sources de la mor. et de la relig.,1932, p. 83. B.− Emploi perfectif État plus ou moins stable (durable) d'une société qui, ayant quitté l'état de nature, a acquis un haut développement : 6. Rome et Athènes, parties de l'état de nature pour arriver au dernier degré de civilisation, remontent l'échelle entière des vertus et des vices, de l'ignorance et des arts.
Chateaubriand, Génie du Christianisme,t. 2, 1803, p. 78. 1. [Cet état considéré du point de vue des facteurs qui le conditionnent] Sans le langage articulé, la civilisation n'existerait pas (Carrel, L'Homme, cet inconnu,1935, p. 113). 2. [Cet état considéré du point de vue des éléments qui le composent et/ou le caractérisent] a) Ensemble transmissible des valeurs (intellectuelles, spirituelles, artistiques) et des connaissances scientifiques ou réalisations techniques qui caractérisent une étape des progrès d'une société en évolution. La civilisation semble d'abord devoir concentrer de plus en plus notre attention vers les soins de notre seule existence matérielle (A. Comte, Cours de philos. positive,t. 4, 1839-42, p. 500): 7. La civilisation est un trésor lentement formé, c'est un legs. J'entends par civilisation les objets, les richesses créées, les institutions.
Barrès, Mes cahiers,t. 2, 1898-1902, p. 98. 8. ... une civilisation ne se mesure pas à la rapidité des voyages ni au confort de la vie matérielle, mais, comme le royaume de Dieu, elle réside au-dedans de nous et se rattache à une certaine vertu de l'âme.
Mauriac, Journal 3,1940, p. 237. − P. méton. Milieu humain que constitue un tel ensemble. Toute sa civilisation [celle que conçoit, dans laquelle vit le philosophe] est composée d'écrans, d'amortisseurs. D'un entrecroisement de schémas intellectuels. D'un échange de signes (Nizan, Les Chiens de garde,1932, p. 145). Rem. Civilisation corrélé à la notion de « société » se différencie de culture, corrélé à la notion d'« individu ». La pensée moderne parfois souligne ce qui rapproche les deux termes : 9. ... la civilisation, c'est de la culture qu'on applique et qui régit jusqu'à nos actions les plus subtiles, (...); et c'est artificiellement qu'on sépare la civilisation de la culture et qu'il y a deux mots pour signifier une seule et identique action.
Artaud, Le Théâtre et son double,1939, p. 12. 10. L'individu devient un problème de notre temps : la hiérarchie des esprits devient une difficulté de notre temps, où il y a comme un crépuscule des demi-dieux, c'est-à-dire de ces hommes (...), auxquels nous devons l'essentiel de ce que nous appelons culture, connaissance et civilisation.
Valéry, Variété IV,1938, p. 233. b) [Cet ensemble caractérisé par un de ses aspects d'après sa situation historique ou géographique] La civilisation grecque, la civilisation classique ou moderne. Notre éclatante civilisation du dix-huitième siècle (Bainville, Histoire de France,t. 1, 1924, p. 278): 11. L'inégalité de l'éducation et de la lumière est le grand obstacle à notre civilisation complète moderne. Le peuple est maître, mais il n'est pas capable de l'être; ...
Lamartine, Voyage en Orient,t. 1, 1835, p. 136. SYNT. La civilisation française, anglaise, babylonienne, etc.; une civilisation primitive, rudimentaire, moderne, avancée; une civilisation guerrière; la civilisation du livre, de l'image; une langue, un mot de civilisation; une aire de civilisation. − [D'après le ou les domaine(s) où se forment ces valeurs ou d'après un trait fondamental dominant] La civilisation intellectuelle, morale, industrielle, mécanique, etc.; la civilisation du fer, du bronze, de la machine. Est-ce qu'on peut imaginer une civilisation de la nèfle! Nous sommes de la civilisation de l'olive, nous autres. Nous aimons l'huile forte, l'huile verte (Giono, Chroniques,Noé, 1947, p. 56). c) [Cet ensemble jugé dans sa globalité ou dans un de ses éléments ou à une de ses étapes] La civilisation ne mérite pas son nom, si elle ne répare pas le mal qu'elle cause, si elle ne donne pas le remède aux maux qu'elle engendre (A. de Valon, Les Prisons de la France sous le régime républicainds Revue des Deux-Mondes, 1erjuin1848, p. 9): 12. ... par elle-même, la civilisation n'a pas de valeur intrinsèque et absolue; ce qui en fait le prix, c'est qu'elle correspond à certains besoins.
Durkheim, De la Division du travail soc.,1893, p. 17. − [Le jugement est favorable, l'accent étant mis sur le haut degré de perfection] La vie d'une société est sa civilisation et non sa durée (Bonald, Essai analytique sur les lois naturelles de l'ordre soc.,1800, p. 134).Notre civilisation se définit par le bien de l'homme (Alain, Propos,1934, p. 1210).Nous sommes arrivés à un degré de civilisation, d'où nous ne pouvons plus retourner en arrière (R. Rolland, Jean-Christophe,Dans la maison, 1909, p. 1070). − [Souvent péj. ou iron., selon des critères variés] L'antithèse entre le hideux envers de la civilisation et ses brillants dehors (P. Bourget, Nos actes nous suivent,1926, p. 81): 13. ... la civilisation nous a donné des besoins, des vices, des appétits factices qui ont parfois l'influence de nous faire étouffer nos bons instincts et qui nous conduisent au mal.
A. Dumas Père, Le Comte de Monte-Cristo,t. 1, 1846, p. 201. 14. Le grand peuple pingouin n'avait plus ni traditions, ni culture intellectuelle, ni arts. Les progrès de la civilisation s'y manifestaient par l'industrie meurtrière, la spéculation infâme, le luxe hideux.
A. France, L'Île aux pingouins,1908, p. 395. 15. Les illusions bourgeoises concernant la science et le progrès techniques, partagées par les socialistes autoritaires, ont donné naissance à la civilisation des dompteurs de machine qui peut, par la concurrence et la domination, se séparer en blocs ennemis mais qui, sur le plan économique, est soumise aux mêmes lois : accumulation du capital, production rationalisée et sans cesse accrue.
Camus, L'Homme révolté,1951, p. 270. Prononc. et Orth. : [sivilizasjɔ
̃]. Ds Ac. dep. 1798. Étymol. et Hist. 1. 1721 jurisprudence (Trév. : Civilisation [...] un jugement qui rend civil un procès criminel) − Trév. 1771; 2. a) 1757 « ce qui rend les individus plus sociables » (Mirabeau, Ami des Hommes cité par Benveniste, p. 48, v. bbg. : C'est [la Religion] le premier ressort de la civilisation); b) 1760 « processus historique d'évolution sociale et culturelle » (Id., Théorie de l'impôt cité ibid., p. 49 : l'exemple de tous les Empires qui ont précédé le nôtre et qui ont parcouru le cercle de la civilisation); 1767 plur. (Id., Lettre cité ds Kultur und Zivilisation, p. 18, v. bbg. : la barbarie de nos civilisations gothiques), rare au plur. av. le début du xixes., loc. cit.; c) 1767 « stade idéal d'évolution matérielle, sociale et culturelle auquel tend l'humanité » (Linguet, Théorie des lois civiles cité par Benveniste, p. 50, v. bbg. : Je me plais à démêler aux environs la trace des premiers pas qu'ont fait les nommes vers la civilisation). Dér. de civiliser*; suff. -(a)tion*. Fréq. abs. littér. : 3 656. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 5 990, b) 2 730; xxes. : a) 4 445, b) 6 300. Bbg Banuls (A.). Les Mots culture et civilisation en fr. et all. Ét. germ. 1969, t. 24, no2, pp. 171-180. − Benveniste (E.). Civilisation, contribution à l'hist. d'un mot. Paris, 1954, pp. 47-54. − Dampierre (E. de). Note sur culture et civilisation. Comparative studies in society and history. 1961, t. 3, pp. 328-340. − Europäische Schlüsselwörter. 3. Kultur und Zivilisation. Münich, 1967, pp. 1-93. − Moras (J.). Ursprung und Entwicklung des Begriffs der Zivilisation in Frankreich (1756-1830). Hambourg, 1930, XVI-87 p. − Pflaum (G.M.). Geschichte des Wortes Zivilisation. Münschen, 1961, V-330 p. |