| BROYER, verbe trans. A.− 1. Réduire en poudre ou en pâte par choc ou par pression. Quasi-synon. concasser, fragmenter, piler, pulvériser, triturer.Les mâchoires broyaient les grains dans leurs épis (Bosco, Le Mas Théotime,1945, p. 154): 1. ... d'autres [animaux] la [la nourriture] râpent en poudre, comme les caries; ou l'avalent sans mâcher, et la digèrent par des sucs gastriques, comme les reptiles; ou la broient par des triturations, comme les oiseaux avec des gésiers remplis de petits cailloux; (...) ou la hachent avec deux rangs de dents incisives, comme les chevaux; ou la déchirent avec les dents canines, comme les chiens et les singes; ou l'écrasent avec une gueule pavée d'os convexes raboteux, comme certains poissons qui vivent de coquillages.
Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature,1814, p. 97. ♦ Péj. Mâcher : 2. L'ami hocha encore une fois sa tête de cheval sans cesser de broyer la salade de tomates et de poivrons qu'il ingurgitait.
Camus, La Peste,1947, p. 1338. − P. métaph. Le bateau passa sur l'eau que broyait son hélice (A. France, Le Lys rouge,1894, p. 303): 3. ... une cloche rabattait la bise, entrait en branle. Et tout à coup, elle sonna, prit son élan, et son battant, semblable à un gigantesque pilon, broya dans le bronze du mortier des sons terribles.
Huysmans, Là-bas,t. 1, 1891, p. 49. ♦ Emploi pronom. : 4. Je regardais la forêt crevée par la terrible blessure de trois ruisseaux. Des sapins s'étaient écroulés dans le ravin. (...). Plus bas, ils étaient déjà meurtris, avec des plaies et des moignons et des feuillages noirs, et dans le lit même du torrent ils n'étaient plus que comme des os, écorcés, tout blancs, (...). Je comprenais bien que tout ça était mouvant comme les pentes d'un piège de fourmi-lion. La forêt était en train de se broyer là-dedans. Certains jours, sans hommes, la terre rongée en-dessous devait se plier sur ses bords comme une feuille de papier et enfoncer dans l'entonnoir toute sa charge d'arbres, de buissons et d'humus.
Giono, L'Eau vive,1943, p. 63. 2. Au fig. a) Anéantir, briser. Bombardement qui brise les nerfs et broie la pensée (Bordeaux, Les Derniers jours du fort de Vaux,1916, p. 76).Que la douleur me broie (Aragon, Le Roman inachevé,1956, p. 26). ♦ P. hyperb. : 5. ... je suis rentré, broyé d'ennui par le spectacle de l'éluite! Aller à Rouen est dur!
Flaubert, Correspondance,1874, p. 188. b) Serrer fortement; écraser. Un passant (...) broyé par un chariot (Hugo, Les Misérables,t. 1, 1862, p. 391): 6. Son mari lui broyait le bras d'une étreinte, comme une prise dernière de possession, ...
Zola, La Bête humaine,1890, p. 27. − Emploi pronom. : 7. ... les chevaux se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient sur la croupe, glissaient les quatre pieds en l'air, pilant et bouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne n'était plus qu'un projectile, la force acquise pour écraser les Anglais écrasa les Français, le ravin inexorable ne pouvait se rendre que comblé, cavaliers et chevaux y roulèrent pêle-mêle se broyant les uns sur les autres, ne faisant qu'une chair dans ce gouffre, ...
Hugo, Les Misérables,t. 1, 1862, p. 397. 8. Waldemar s'était redressé, ranimé, il empoigne Dorothée par les reins. Du même mouvement ils se cognent, ils se rejoignent, ils s'attirent, ils ont pour ainsi dire roulé l'un en l'autre sous l'effet de l'attraction universelle, ils gravitent, et aussi l'on dirait qu'ils se broient.
Jouve, La Scène capitale,1935, p. 117. c) Expr. Broyer la besogne. Travailler péniblement. Cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés, ignorant de la besogne qu'il broie (Flaubert, Madame Bovary,t. 1, 1857, p. 9). B.− Spéc. Broyer des couleurs. Réduire des matières colorantes en poudre tout en les délayant : 9. ... vous apprenez le métier? [de peintre]
− Le matin, je broie des couleurs. Je nettoie les brosses. Même quelquefois je fais les mélanges.
Romains, Les Hommes de bonne volonté,Le 6 octobre, 1932, p. 239. ♦ P. métaph. : 10. Ossian est certainement une des palettes où mon imagination a broyé le plus de couleurs, et qui a laissé le plus de ses teintes sur les faibles ébauches que j'ai tracées depuis.
Lamartine, Les Confidences,1849, p. 116. 11. Les amours nus, pressés en bataillon
Ont des rosiers broyé le vermillon
Sur le beau sein de cette enchanteresse.
Banville, Odes funambulesques,1859, p. 284. − Fig. Broyer du noir. Être mélancolique, avoir des idées tristes : 12. Bon courage, Pierrot, et surtout du bonheur!
Je te laisse en pâture à la mélancolie,
Broie à ton gré du noir, − j'estime trop la vie
Pour la couvrir jamais d'un voile de langueur.
Barbier, Satires,Au bal de l'Opéra, 1865, p. 101. Rem. Cf. dans l'ex. suiv. le syntagme broyer du bleu, peut-être à rapprocher de l'angl. blue « triste » : 13. Abrutissement total de ces derniers jours; encore heureux de pouvoir penser qu'il n'est dû qu'au coup de soleil pris sur la place de la Marsa, au cours d'une partie d'échecs passionnante avec MmeRagu. Capable de plus rien, que de fumer et de broyer du bleu.
Gide, Journal,1942, p. 124. PRONONC. ET ORTH. : [bʀwaje], (je) broie [bʀwa]. Land. 1834 transcrit : broê-ié; Littré : bro-ié, ,,Plusieurs disent broi-ié`` (oi = [wa]). Pour la prononc. de ce verbe cf. aboyer et aloyau. Pour la conjug. cf. aboyer. ÉTYMOL. ET HIST. − 1. 2emoitié xies. judéo-fr. breied « [pain] broyé, bien pétri » (Gloses de Raschi, éd. A. Darmesteter et D.S. Blondheim, 141 dans Lévy Trésor); 2emoitié xiiies. broier (Gaufrey, 209 dans T.-L.); 1538 broyer (Est.); 1669 pain broyé (J.-H. Widerhold, Nouv. dict. fr.-all. et all.-fr.); 2. 1180-1200 brier « réduire en morceaux, en poudre ou en pâte » (Lambert Le Tort, A. de Bernay, Alexandre, 328, 7 dans T.-L.); 1379 broyer (J. de Brie, Bon Berger, 141, ibid.); a) av. 1463 broyer du chanvre (F. Villon, Le Testament, 1713 dans
Œuvres, éd. L. Thuasne, t. 1, p. 252); b) 1767 fig. broyer du noir (Diderot à S. Volland dans Quem.); 3. 1813 fig. « écraser, peser lourdement sur qqc. » (Jouy, L'Hermite de la Chaussée d'Antin, t. 3, p. 134); 1835 le cœur de qqn (Vigny, Chatterton, p. 237).
Terme d'orig. germ., dont l'aire géogr. comprend le fr., l'a. prov., les dial. d'Italie du Nord, l'esp., le cat. D'apr. une 1rehyp. (EWFS2; Gam. Rom.2, t. 1, p. 335) le fr. serait issu de l'a. b. frq. *brëkan « casser, briser » que l'on peut déduire de l'a. sax. ags. brĕcan, a. fris. breka, a. h. all. brëhhan, Kluge20, s.v. brechen; dans cette hyp. le frq. se serait, dans le domaine occitan, rencontré avec le got. *brikan, d'où serait issu le prov. auquel seraient empr. le cat. et l'esp. (Cor.); l'ital. du Nord serait directement issu du got. (DEI). D'apr. une seconde hyp. (Brüch p. 65; FEW t. 15, 1, p. 265) l'ensemble des lang. rom. dériverait du germ. *brekan. L'empr. a dû se faire assez tardivement (Brüch, p. 129) pour que du e germ., bref mais fermé (e) soit issu un lat. vulg. ẹ
et non e????. Le sens « broyer le chanvre » paraît secondaire par rapport à celui de « réduire en poudre », contrairement à l'hyp. de Brüch, p. 108 et REW3, no1299. STAT. − Fréq. abs. littér. : 524. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 675, b) 800; xxes. : a) 1 003, b) 684. DÉR. Broyat, subst. masc.,chim. Liquide contenant de la matière broyée (cf. filtrat). − 1reattest. 1920-24 méd. [Roussy (R. Widal, P.-J. Teissier, G.-H. Roger, Nouv. traité de méd., fasc. 5, p. 80)]; dér. de broyer étymol. 2, suff. -at*. BBG. − Brüch 1913, p. 131. |