| BOUE, subst. fém. I.− A.− Mélange de terre ou de poussière et d'eau formant une couche plus ou moins épaisse et plus ou moins sale sur le sol. Synon. littér. fange, vx. crotte, fam. gadoue : 1. Le chemin où ces messieurs s'engagèrent était affreux. Il avait plu toute la nuit. Le sol détrempé devenait un fleuve de boue, entre les maisons écroulées, sur cette route tracée en pleines terres molles, où les tombereaux de transport entraient jusqu'aux moyeux.
Zola, La Curée,1872, p. 581. − HISTOIRE : 2. Leur projet était, disait-on, de s'emparer du roi, de tuer la reine de France, la reine de Sicile, le chancelier, le prévôt et beaucoup d'autres; de promener dans un tombereau de boue le duc de Berri et le roi de Sicile, la tête rasée et en méchans habits, et de les faire périr après les avoir livrés aux insultes de la populace.
Barante, Hist. des ducs de Bourgogne,t. 4, 1821-24, p. 97. − FIN. ANC. Boues et lanternes. Taxe qu'on payait pour l'enlèvement des boues et l'éclairage des rues : 3. En qualité de franc-bourgeois, tu n'auras à payer ni boues, ni pauvres, ni lanternes, à quoi sont sujets les bourgeois de Paris.
Hugo, Notre-Dame de Paris,1832, p. 106. − P. méton., p. plaisant. Lieu rempli de boue. Il vit dans les boues des environs (Barbey d'Aurevilly, 1erMemorandum,1838, p. 73). − Expr. fig. (boue est empl. comme terme de compar.). Mettre plus bas que la boue; mépriser comme (plus que) la boue (de ses souliers) : 4. Je m'humilierai de toutes mes forces, je m'abaisserai plus bas que la boue, plus bas que les fourmis et que les vers de terre. Toi seul es haut! Je ne cherche pas à te trouver, mais à t'aimer!
Flaubert, La Tentation de St Antoine,1849, p. 488. Rem. Dans un cont. de guerre, boue est associé à sang. De la guerre, il avait surtout un souvenir de boue et de sang (R. Martin du Gard, Les Thibault, Épilogue, 1940, p. 830). B.− P. ext. Mélange extrêmement sale de terre, d'eau et d'immondices : 5. Tout l'engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu d'être jeté à l'eau, suffirait à nourrir le monde. Ces tas d'ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que c'est? C'est de la prairie en fleur, c'est de l'herbe verte, ...
Hugo, Les Misérables,t. 2, 1862, p. 506. ♦ P. métaph. Toujours entre ceux que j'ai voulu posséder et moi, s'étendait ce pays fétide, ce marécage, cette boue (Mauriac, Le Désert de l'amour,1924, p. 211). C.− Spécialement 1. Terre délayée utilisée comme matériau : 6. Toutes les maisons sont en boue. Cette boue, prise dans les jardins, délayée, puis coupée par tranches et séchée au soleil, est superposée par assises, à peu près comme de la brique, et mastiquée avec la boue liquide, en guise de mortier.
Fromentin, Un Été dans le Sahara,1857, p. 143. ♦ P. métaph. : 7. Il faut mépriser le public, le violer, le scandaliser, quand en cela, on suit sa sensation et qu'on obéit à sa nature. Le public, c'est de la boue qu'on pétrit et dont on se fait des lecteurs.
E. et J. de Goncourt, Journal,1865, p. 125. ♦ Expr. fig. (marque le mépris). [En parlant d'une pers. ou d'une chose] (Fait) de boue et de crachat. Fait de mauvais matériaux, peu solide. Ce misérable mur de boue et de crachat (Hugo, Notre-Dame de Paris,1832, p. 138). 2. Terre détrempée qui possède certaines propriétés. a) Terre fertile que déposent certaines eaux. Synon. limon, alluvion.La boue fertilisante des crues du Nil (M. Caron, S. Hutin, Les Alchimistes,1959, p. 116).P. méton. [En parlant de l'eau même du Nil] :
8. Le Nil plus bourbeux que jamais. Chocolat clair. La dahabieh et le chaland, qui nous suivent, labourent cette boue grasse et écumeuse. Je n'ai jamais vu d'eau plus riche en fertilité, plus épaisse.
Fromentin, Voyage en Égypte,1869, p. 54. b) Terre imprégnée d'éléments minéraux et, de ce fait, douée de propriétés médicales. Boue(s) thermale(s); prendre un (des) bain(s) de boue. On attribue chez nous une force curative à la boue de Paris (Michelet, Journal,1854, p. 268). II.− P. anal. Matière dont la consistance rappelle celle de la boue naturelle. ♦ P. métaph. J'ai vu ton pied (...) enserrer dans l'horrible brodequin qui fait des membres d'un être vivant une boue sanglante (Hugo, Notre-Dame de Paris,1832, p. 379). − Dépôt des encriers. Des encriers plats, remplis à ras bord de boue mordorée (H. Bazin, Lève-toi et marche,1952, p. 31). − TECHN. (souvent au plur.). Dépôts de produits industriels ayant subi des traitements particuliers. Les boues de brassage du malt (E. Boullanger, Malterie, brasserie,1934, p. 307).Boues de raffinage des huiles de graissage (J.-J. Chartrou, Pétroles naturel et artificiels,1931, p. 101).Boues radio-actives. Résidus issus de centrales atomiques : 9. Les eaux employées à l'alimentation des chaudières de locomotives ne sont jamais pures, quel que soit le soin apporté à leur choix. Elles donnent naissance dans la chaudière à des boues et des dépôts tartreux qui, en s'accumulant sur les tubes et sur les parois du foyer, nuisent à la transmission de la chaleur et peuvent même donner lieu à des coups de feu lorsque la couche en est trop épaisse.
M. Bailleul, Notions de matériel roulant des ch. de fer,1951, p. 49. III.− Au fig. Chose vile et méprisable. A.− [D'un point de vue relig.] Ce qui est matériel, terrestre, opposé à l'immatériel, le divin. 1. [En parlant de la terre] (Cf. Lamartine, Jocelyn, 1836, p. 773). 2. [En parlant de l'homme, création de Dieu] :
10. « Ce corps, en effet, Chrétiens, reprend Bossuet, n'est qu'une masse de boue... » Et voilà comment ces hommes terribles parlent de ce que Dieu a fait de plus beau. De la pourriture, une masse de boue. Michel-Ange pensait autrement. J'aime mieux Bossuet quand il nous dit que nous sommes les portraits de Dieu.
Green, Journal,1950-54, p. 272. − Spéc. [D'un point de vue intellectuel] Ce qui est matériel, opposé à ce qui est spirituel : 11. C'est au nom de la majesté de l'intelligence que je relève l'excitation de l'ivresse. On l'a tenue trop bas jusqu'ici, mais tout ce qui eut un esprit dans son corps de boue, un estro, éprouva le besoin de cette secousse produite par les breuvages, plus profonde, plus dominatrice que celle produite par les parfums.
Barbey d'Aurevilly, 2eMemorandum,1838, p. 244. B.− [D'un point de vue moral] 1. [Désigne des actions viles et méprisables, des propos calomnieux] :
12. ... ce qui affolait Beauclair, c'était une violente campagne que menait le journal local... L'attaque d'ailleurs, se réduisait à un bombardement d'erreurs et de mensonges, toute la boue inepte qu'on jette au socialisme, en caricaturant ses intentions et en souillant son idéal.
Zola, Travail,t. 1, 1901, p. 259. 2. [Désigne un état − objectif ou subjectif − de grande déchéance, de grande bassesse] L'ambitieux se rêve au faîte du pouvoir tout en s'aplatissant dans la boue du servilisme (Balzac, La Peau de chagrin,1831, p. 6): 13. Il fallait lui [la France] boucher les oreilles pour que l'insistance, l'inlassable voix du général de Gaulle ne l'arrachât pas à cette boue dans laquelle Vichy la maintenait agenouillée et prostrée.
Mauriac, Le Cahier noir,1943, p. 373. − Spéc. [D'un point de vue moral et relig.] Synon. péché(s), tare(s) : 14. Quand il eut confessé le dernier homme et fermé l'église, il éprouva le besoin, dans le crépuscule tiède où criaient des enfants, de marcher un peu. Il était content de lui. Il avait nettoyé l'île. Il avait débarrassé les uns et les autres de leurs saletés, de leurs boues, de leurs vases. Le calme de l'heure était à l'image de ces âmes rassérénées, à nouveau transparentes.
Queffélec, Un Recteur de l'île de Sein,1944, p. 191. 3. Expressions a) nom. De (la) boue et de/du sang (cf. Zola, L'Argent, 1891, p. 51). b) verbales. (Se) traîner (rouler, plonger, vautrer...) dans la boue. Synon. salir (au fig.), ravaler : 15. L'homme par la honte duquel on entreprit de salir tout le sénat et de le traîner dans la boue, portait l'ignoble nom de Verrès.
Michelet, Hist. romaine,t. 2, 1831, p. 208. − [P. ell. du part. passé du verbe] Il voyait son nom dans la boue, déshonoré (Maupassant, Contes et nouvelles, t. 1, Ce cochon de Morin, 1882, p. 847). 4. [Désigne une chose abstr. ou conçue abstraitement, explicite ou implicite] :
16. La nation est de la boue. Laissons cette boue reposer, que l'eau soit plus claire.
Constant, Journaux intimes,1816, p. 401. − Goûter jusqu'à la boue les désagréments de l'adultère (cf. Zola, Le Docteur Pascal, 1893, p. 110);p. réf. à l'expr. métaph. boire le calice jusqu'à la lie*. − [En parlant d'un homme, de son comportement, de ses paroles...] ,,C'est une âme de boue, c'est une âme basse et vile`` (Ac. 1835-1932). Mille propos de miel ou de boue m'accueillaient au passage (Sainte-Beuve, Volupté, t. 1, 1834, p. 123): 17. Et l'auguste Assemblée (...), qu'est-elle qu'un assemblage hideux d'hommes de boue, de prélats hypocrites et impudiques, de courtisans menteurs, ...
Marat, Les Pamphets,L'Affreux Réveil, 1790, p. 244. 5. [Désigne une pers.] Ce mot (...) sur M. de Talleyrand : « C'est de la boue dans un bas de soie » (Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe,t. 2, 1848, p. 382). C.− [D'un point de vue soc. : désigne un état de profonde misère, le dernier rang dans l'ordre soc.] :
18. Certes, aller chercher dans les bas-fonds de l'ordre social, là où la terre finit et où la boue commence, (...), ce vocabulaire pustuleux (...), ce n'est ni une tâche attrayante ni une tâche aisée.
Hugo, Notre-Dame de Paris,1832, p. 188. − Expr. Tirer qqn de la boue. ,,Le tirer d'un état bas et abject`` (Ac. 1835-1932). PRONONC. − 1. Forme phon. : [bu]. Pour Fér. 1768 ,,ce mot est de deux syllabes, mais on fait si peu sentir l'e final, qu'on n'en entend qu'une``. Cf. aussi Gattel 1841 : ,,L'e final très muet``. Littré indique également [ə] muet. À ce sujet cf. Lab. 1881, p. 19 : ,,Nous avons déjà vu que Littré fait disparaître la prononciation de l'e muet, précédé d'une voyelle, dans plusieurs mots, tels que : raie, taie, voie, soie, dévouement. Par une contradiction qui saute aux yeux, il la laisse subsister dans d'autres mots, tels que : abbaye, vie, marée, boue, etc. C'est une erreur évidente, contre laquelle proteste l'usage général, de concert avec la logique et le bon goût``. Pour la prononc. de [ə] cf. J. Varney Pleasants, Études sur l'E muet : timbre, durée, intensité, hauteur musicale, Paris, Klincksieck, 1956. Sur cette étude, cf. aussi l'art. de G. Straka dans Rom. R., vol. XLIX, no1, February 1958, pp. 52 à 55. 2. Homon. : bout (extrémité), (je, tu) bous et (il) bout (du verbe bouillir). Enq. : /bu/. ÉTYMOL. ET HIST. − 1. Ca 1170 boe « terre, poussière détrempée dans les rues, les chemins » (Li quatre Livre des Reis, éd. E.R. Curtius, pp. 103-104); fin xiies. boue (Girbert de Metz, p. 453 dans Gdf. Compl.); ca 1275 fig. (Adenet, Berte, éd. A. Henry, 858); 2. 1539 « terre détrempée, limon » (Est.) d'où 1690 (Fur. : On dit proverbialement, qu'une maison n'est que de bouë & de crachat, pour dire, qu'elle n'est pas bâtie solidement); d'où 1835 (Ac. : Boues, au pluriel, se dit d'Une sorte de limon qui se trouve près de certaines eaux minérales, et qui est imprégné des matières que ces eaux charrient avec elles); 3. p. anal. id. (Ibid. : Boue se dit quelquefois Du dépôt d'encre épaisse, qui se forme au fond de l'écritoire).
Du gaul. *bawa, que l'on peut déduire du gall. baw « saleté » (v. Dottin, p. 232), avec [w] qui, ayant gardé sa valeur de semi-voyelle bilabiale (prob. à cause de la coupe syllabique bau-a) s'est combiné avec le a pour donner o puis ou devant voyelle (Dauzat Ling. fr., p. 225). STAT. − Fréq. abs. littér. : 2 336. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 2 093, b) 3 723; xxes. : a) 4 799, b) 3 267. BBG. − Barb. Misc. 25. 1944-52, pp. 41-42. − Dauzat Ling. fr. 1946, p. 225. − Dauzat (A.). Notes étymol. Fr. mod. 1940, t. 8, pp. 311-313. − Rog. 1965, p. 60. − Sain. Sources t. 2 1972 [1925], p. 128, 279; t. 3 1972 [1930], p. 26, 254. − Termes techn. fr. Essai d'orientation de la terminol. établi par le Comité d'ét. des termes techn. fr. Paris, 1972, p. 128. |