| BORGNE1, adj. et subst. masc. I.− [En parlant d'un animé] A.− Qui ne voit plus que d'un œil ou n'a plus qu'un œil. Sa maîtresse, la fille borgne (Hugo, Choses vues,1885, p. 44): 1. La figure de M. Dumolard n'était pas mal, à cela près d'un œil qui était toujours fermé; il était borgne...
Stendhal, Vie de Henry Brulard,t. 1, 1836, p. 210. 2. Le cristallin subit aussi les méfaits de ces inflammations successives et devient opaque. Le cheval reste borgne. Ces accès (...) frappent généralement un seul œil à la fois. Mais les deux peuvent être atteints (...). Le cheval peut donc devenir aveugle.
E. Garcin, Guide vétér.,1944, p. 44. − ZOOL. Serpent borgne ou torgne. Synon. orvet*, serpent* aveugle. Rem. 1. À l'orig. de ces dénominations se trouve la croyance pop. selon laquelle ce reptile serait aveugle. 2. Attesté dans Lar. 19e, Littré, Guérin 1892 et DG. Cf. d'autre part H. Coupin, Animaux de nos pays, 1909, p. 159. − P. métaph. : 3. La chronologie et la géographie, a-t-on dit, sont les deux yeux de l'Histoire. Si la chose est vraie, tout porte à croire qu'en dépit des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, qui ont inventé l'art de vérifier les dates, l'Histoire est pour le moins borgne.
A. France, Le Petit Pierre,1918, p. 47. B.− Emploi subst. (subst. masc. sing. ou subst. plur.). [Seulement en parlant soit d'un homme borgne, soit de 2 ou plusieurs pers. borgnes] Un borgne, des borgnes : 4. Je pense à l'empereur qui faisait crever les yeux de ses prisonniers, tu sais, et qui les renvoyait dans leur pays, en grappes, conduits par des borgnes : les conducteurs borgnes, eux aussi, de fatigue, devenaient aveugles peu à peu.
Malraux, Les Conquérants,1928, p. 138. − P. métaph. : 5. S'allume le grand borgne louche [le phare],
Clignant de l'œil.
T. Corbière, Les Amours jaunes,1873, p. 232. Rem. 1. On rencontre dans la docum. le subst. fém. borgnesse, pop., péj., pour désigner une femme borgne [cf. Sue, Les Mystères de Paris, t. 1, 1842-43, p. 48 : ,,... j'étais avec une vieille borgnesse (...). La borgnesse (...) me faisait vendre le soir du sucre d'orge`` et L. Cladel, Ompdrailles, 1879, p. 340 : ,,... endormi sur les pendilles d'une borgnesse tzigane ...``]. 2. Pour Nouv. Lar. ill. et Lar. 20e, Borgnesse peut également s'employer comme adj. Pour Ac. 1798-1878, le mot (absent dans Ac. 1932) n'est que subst. 3. Selon Pt Lar. 1906, Rob. et Quillet 1965, on pourrait dire une borgne; cf. le syntagme fille borgne (Hugo, supra) qui correspond, semble-t-il, à l'usage réel. C.− Loc. fig. et proverbiales (gén. péj.). − Emploi adj. ♦ Jaser, bavarder, causer, jacasser comme une pie borgne. Parler beaucoup : 6. − (...) Est-ce que Guillaume s'est jamais avisé de me cacher quelque chose, de rester des trois jours sans me dire ouf, et de babiller ensuite comme une pie borgne?
Balzac, La Maison du chat-qui-pelote,1830, p. 58. Rem. Selon Nouv. Lar. ill., Lar. 20eet DG, ce proverbe s'expliquerait par la croyance pop. que les oiseaux privés de la vue chantent plus et mieux que les autres. ♦ Changer (ou troquer) son (ou un) cheval borgne contre (ou pour) un aveugle. Changer, par suite d'une erreur d'appréciation, quelque chose qui présente des inconvénients pour quelque chose qui en présente davantage encore; empirer sa situation (cf. aveugle) : 7. Cette perspective m'amusa tout juste, car si j'allais changer mon cheval borgne contre un aveugle et avoir une loque, une chiffe, en place d'un poteau?
Verlaine, Correspondance,Lettre à Léon Vanier, t. 2, p. 99. − Emploi subst. ♦ Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Parmi des personnes qui leur sont encore inférieures, les personnes de peu de capacités passent pour supérieures (cf. aveugle) : 8. Transportée à Paris, une femme qui passe pour jolie en province n'obtient pas la moindre attention, car elle n'est belle que par l'application du proverbe : dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois.
Balzac, Les Illusions perdues,1843, p. 172. II.− Au fig. ou p. anal. A.− Au fig. [En corrélation avec « qui ne voit plus que d'un œil » (supra I A) et p. réf. à l'œil* chargé figurément de symboliser ce qui éclaire, ce qui est source de lumière] 1. [En parlant d'un lieu de passage, le plus souvent voie ou lieu publics (rue, hôtel, café, cabaret...) ou d'un bâtiment privé visible de la voie publique] Péj. Qui est mal éclairé, obscur; où l'on voit mal. Une ruelle borgne, peu sûre, pas éclairée et pas pavée (Barbusse, Le Feu,1916, p. 219). − P. ext., péj. [En parlant d'une maison d'habitation ou d'un établissement public] a) Qui est mal tenu, d'aspect douteux, sordide. Ces plâtras, ces grands murs gris, ces sales maisons, ces cafés borgnes (E. et J. de Goncourt, Charles Demailly,1860, p. 124).(...) dans un théâtre borgne ou dans un tripot élégant (P. Bourget, Physiol. de l'amour mod.,1890, p. 101): 9. Au hasard des terrains, les petites maisons borgnes avaient ainsi poussé (...) nids à vermines et à épidémies, et quelle tristesse, à cette heure de nuit (...) que cette cité maudite du travail, obscure, étranglée, immonde...
Zola, Travail,t. 1, 1901, p. 61. b) Qui est fréquenté par des individus suspects, douteux; qui est louche. Café borgne : 10. − (...) je vous surprends, à dix heures du soir, dans une maison borgne où vous avez fait attirer une jeune fille honnête et pure jusqu'ici... et vous livrant...
Ponson du Terrail, Rocambole,t. 1, L'Héritage mystérieux, 1859, p. 218. 11. Tous ceux, les inconnus, les peu payés, les mal nourris, qui les soutient, qui les traîne de ville en ville, et d'hôtel louche en hôtel borgne?
Colette, Belles saisons,1954, p. 44. Rem. Dans certains emplois, il est difficile d'établir de quelle accept. il s'agit, les notions d'obscurité, de saleté, de caractère suspect se rencontrant étroitement mêlées. Rue au Beurre, au fond d'un cabaret borgne, où clignotait une chandelle, elle [Henriette] n'aperçut que deux turcos ivres, avec une fille (Zola, La Débâcle, 1892, p. 254). − Vieilli a) [En parlant d'un écrit] D'une rédaction très médiocre et de mauvais goût. Un chef-d'œuvre borgne et d'un goût détestable, orné d'un titre abject : les Bibelots du Diable!! (A. Marteau, Satires,1861, p. 22). ♦ Conte borgne. ,,Conte ridicule, invraisemblable, et auquel on ne croit pas`` (Ac. 1835). b) Compte borgne. Compte peu clair, erroné, suspect. − BÂTIMENT ♦ Fenêtre borgne. Fenêtre laissant passer la lumière du jour mais au travers de laquelle on ne voit pas (cf. aveugle I B 2 a). − P. ext. Fenêtre aux carreaux cassés qui est en partie bouchée ou totalement aveuglée par un matériau autre que le verre. Des cahutes recouvertes de papier goudronné (...) aux fenêtres borgnes aveuglées de quelque plaque de tôle ternie (P. Vialar, La Mort est un commencement, Le Clos des Trois Maisons, 1946, p. 30). ♦ Façade, muraille borgne. Façade, muraille qui ne comporte aucune ouverture : 12. Au plus près de la jetée (...), louche une espèce de maison poussiéreuse, miteuse, calamiteuse, avec très peu de fenêtres sous beaucoup de toit; et ce qui lui donne l'air encore bien plus suranné, ridicule et raffalé, c'est que sur sa muraille borgne on lit en grosses lettres noires : Fanfare des Boers : siège social.
Mille, Barnavaux et quelques femmes,1908, p. 47. 2. Partic., péj. a) [P. réf. à l'emploi fig. de aveugle (cf. aveugle I A 2 a) et p. oppos. à lucide « qui voit clair »] :
13. ... les sculpteurs, gens partiaux et borgnes plus qu'il n'est permis, et dont le jugement vaut tout au plus la moitié d'un jugement d'architecte.
Baudelaire, Salon,1846, p. 120. 14. ... un état somptuaire qui aurait éclairé, sur la nature récente de nos relations, les tribunaux les plus borgnes...
Toulet, Mon amie Nane,1905, p. 37. 15. ... la femme étant d'achalandage et appeau fertile en gibier, et le mari (...) borgne quand il convenait aux affaires, tous deux, en couple ils ont gagné gros.
A. Arnoux, Rhône, mon fleuve,1944, p. 191. − [S'accompagne volontiers, p. assoc., de la réf. à une autre infirmité (cf. infra ex. 20)] P. métaph. : 16. Lecture du merveilleux poème de ce triple bourgeois de Thiers, dont la sagesse borgne et piedbote ne parvient pas à détruire la magnificence de Napoléon.
Bloy, Journal,1902, p. 115. b) [P. oppos. à éclatant, lumineux, radieux... dans leur emploi fig.] :
17. Fini du rire même atroce d'un cheval
De picador en haut d'un col de cygne rire
Borgne au soleil nouveau de ce médiéval
Cheval sous des tapis pavoisant son martyre.
Cocteau, Clair-obscur,1954, p. 141. c) [P. oppos. à brillant, au fig.] Vous étiez fécond en aperçus borgnes et en raisonnements boiteux (L. Veuillot, Les Odeurs de Paris,1866, p. 49). B.− P. anal. de nombre et/ou de forme. [En corrélation avec « qui n'a plus qu'un œil » (supra I A)]. 1. [En parlant d'une chose qui présente un seul orifice (d'une forme rappelant celle de l'œil) alors qu'on en attendrait deux] − ANAT. Trou borgne. Canal n'ayant qu'un orifice. Le serpent à sonnettes a, au dessous et en arrière de chaque narine, un trou borgne assez profond (Cuvier, Leçons d'anat. comp.,t. 2, 1805, p. 669). ♦ Trou borgne du frontal. ,,Orifice de la face endocrânienne du frontal situé sur la ligne médiane immédiatement au-dessus de l'échancrure ethmoïdale, à l'extrémité inférieure de la crête frontale. Il s'ouvre dans un petit canal en cul-de-sac où s'insinue inconstamment une veinule émissaire fronto-ethmoïdale`` (Méd. Biol. t. 3 1972, s.v. trou). Cf. aveugle I B 2 b. ♦ Trou borgne de la langue. ,,Dépression profonde située au sommet du V lingual`` (Méd. Biol. t. 2 1971, s.v. foramen caecum). ♦ Trou borgne de Vicq d'Azyr. ,,Petite fossette triangulaire qui marque l'extrémité supérieure du sillon médian antérieur du bulbe, au contact de la protubérance et entre les deux pyramides`` (Méd. Biol. t. 2 1971, , s.v. foramen caecum inférieur). − TECHNOL. Trou borgne. Trou qui ne traverse pas une pièce de part en part, trou à un seul orifice. Écrou, rivet à trou borgne. P. méton. Écrou, rivet borgne (cf. P. Gorgeu, Machines-outils, 1928, p. 47 et 49; A. Herdner, Constr. et conduite des locomotives à vapeur, p. 286). 2. Particulièrement a) Emploi subst. masc. [P. réf. au caractère unique de l'œil du borgne] Arg. Le borgne. Le derrière. [Dans un jeu de cartes] L'as (cf. Zola, L'Assommoir, 1877, p. 627). b) [L'anal. de forme subsiste, l'anal. de nombre se modifie; p. réf. aux yeux* du bouillon gras] Potage borgne. Potage maigre, avec peu d'yeux de graisse (cf. aveugle I A 1 b). La jeune femme trempa ses lèvres dans le potage borgne (Ponson du Terrail, Rocambole,t. 3, Le Club des valets de cœur, 1859, p. 158). 3. P. ext. [L'anal. de forme disparaît, de l'anal. de nombre il subsiste seulement la notion de quelque chose d'incomplet] a) [En parlant d'une chose qui comporte un seul élément alors qu'on en attendrait deux] MAR. Ancre borgne. ,,Ancre à une seule patte, employée surtout pour les corps morts dans les rades fréquentées pour éviter que les chaînes des navires ne crochent dans la patte supérieure de l'ancre. Souvent cette patte est remplacée par une boucle sur laquelle on frappe l'orin`` (Soé-Dup. 1906). Rem. 1. Attesté dans la plupart des dict. 2. V. également infra b. b) Qui est tronqué d'une de ses parties, qui est incomplet. ♦ MAR. Ancre borgne. ,,Nom qu'on donne encore à une ancre mouillée sans avoir de bouée`` (Will. 1831). ♦ En partic. [P. réf. à
œil, chargé figurément de désigner la partie centrale, vitale, terminale, de qqc.] Qui est tronqué de sa partie centrale, vitale, terminale. ANAT. Sein (fam. téton) borgne. Sein (téton) dépourvu de mamelon : 18. « Il faut, se dit-il [Jean-Jacques Rousseau], que quelque défaut secret que j'ignore détruise l'effet de ses charmes et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer. » Il chercha ce défaut, et voilà, la Zulietta avait un téton borgne. Il le vit, et en un instant l'idée lui vint qu'il tenait entre ses bras « une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l'amour. »
Guéhenno, Jean-Jacques,En marge des « Confessions », 1948, p. 205. HORTIC. Plante borgne. Jeune plante dépourvue de bourgeon (ou œil*) central, terminal. Chou borgne. Chou dépourvu de bourgeon terminal et qui ne pommera pas (cf. A. Gressent, Traité complet de la création des parcs et jardins, 1891, p. 1025).− P. métaph. [P. réf. au caractère « incomplet », à l'infirmité d'une pers. borgne] :
19. Par moments, lorsque je songe à l'importance de ce que j'ai à dire (...), je me dis que je suis fou de tarder et de temporiser ainsi. Je mourrais à présent que je ne laisserais de moi qu'une figure borgne, ou sans yeux.
Gide, Journal,1914, p. 420. ♦ Emploi subst. : 20. Quelques charlatans comme Walter Scott (...) s'étant alors montrés, ceux qui n'avaient que de l'esprit, que du savoir, que du style ou que du sentiment, ces éclopés, ces acéphales, ces manchots, ces borgnes littéraires se sont mis à crier que tout était perdu...
Balzac, La Muse du département,1844, p. 157. Rem. gén. Cet adj. s'emploie postposé. Son antéposition est exceptionnelle. Dans l'ex. suiv. elle est commandée par des raisons d'euphonie : 21. Les astronomes ont fait un ballon, et s'élèvent au-dessus de lui [Pantagruel], munis de compas et d'encre de Chine; les ingénieurs, qui ont employé à peine trois heures à suer d'ahan pour se guinder jusqu'à sa jarretière, pédamment accroupis sur son genou, braquent impitoyablement leur borgne observatoire. Chacun de ses cheveux est attaché à un poteau par des ouvriers qui fourmillent.
Musset, Le Temps,1831, p. 78. PRONONC. : [bɔ
ʀ
ɳ]. ÉTYMOL. ET HIST. − 1. 1165-70 « qui louche [des 2 yeux] » (B. de Ste Maure, Troie, 5331 dans T.-L.); ca 1180 « qui ne voit que d'un œil » (M. de France, Fables, 47, 16, ibid.); 1579 (H. Est., Précell., 180 dans Littré); 2. 1573 « sombre » (Larivey, Nuicts, VIII, iii dans Gdf. Compl.); d'où 1680 cabaret borgne (Rich.).
Orig. obsc.; peut-être issu, à travers un dér. *bornius « à qui l'on a crevé les yeux » d'un type prélatin *borna « trou, cavité » se rattachant au rad. i.-e. *bher- « façonner avec un instrument tranchant, couper, fendre » dont sont aussi dér. le lat. forare « percer », l'a. isl. bora « trou » et le lituanien burnà « bouche », IEW t. 1, p. 133; la notion de cécité (« aveugle » étant d'apr. W. v. Wartburg dans R. Dialectologie rom., t. 3, nos1-2, 1911, pp. 416-419 le sens primitif de borgne) serait dér. de celle de « cavité ». À *borna se rattachent d'apr. P. Lebel, Principes d'hydronymie, Paris, 1956, § 565 et A. Dauzat, Études de ling. fr., Paris, 1946, pp. 222-225, les nombreux hydronymes du type [La] Borne dont l'aire s'étend du Massif Central au bassin moyen du Rhône. DÉR. Borgn(i)at,(Borgnat, Borgniat) subst. masc.,ornith. Synon. vulg. de roitelet et bécassine sourde.(Attesté sous l'une de ces graph. ou sous les 2 dans Ac. Compl. 1842, Besch. 1845, Lar. 19e, Lar. encyclop., Littré, Guérin et Quillet 1965. Selon Nouv. Lar. ill., le terme serait usité dans les campagnes).− Seules transcr. dans Littré de borgnat : bor-gna, et de borgniat : bor-gnia. L'ensemble des dict. note, s.v. borgnat le nom vulg. du roitelet, s.v. borgniat, le nom vulg. de la bécassine. − 1reattest. 1838 (Ac. Compl. 1842); dér. de borgne, suff. -at*. BBG. − Alessio (G.). Saggio di etimologie francesi. R. Ling. rom. 1950, t. 17, pp. 164-165. − Darm. Vie 1932, p. 105. − Dauzat (A.). Notes étymol. Fr. mod. 1943, t. 11, pp. 31-33. − Dauzat Ling. fr. 1946, p. 222. − Goug. Lang. pop. 1929, p. 200. − Nigra (C.). Metatesi. Z. rom. Philol. 1904, t. 28, p. 9. − Sain. Sources t. 1 1972 [1925], passim. |