| BONHEUR, subst. masc. A.− [Au sens restreint et primitif du terme, gén. avec une valeur partitive] Un, des bonheur(s), le bonheur de. 1. Bonne fortune, chance favorable, occasion propice, événement propre à apporter quelque satisfaction : 1. ... je vous vois d'ici rire à votre tour et vous écrier : − est-ce tout? Oh! les aimables aventures, les engageantes histoires, et quel voyageur à pied vous êtes! Rencontrer des ours, ou entendre un avaleur de sabres, (...) en vérité, il faut en grande hâte se jeter en bas de sa chaise de poste, et ce sont là de merveilleux bonheurs! Comme il vous plaira. Quant à moi, (...) je leur trouve des charmes que je ne puis dire. Riez donc tant que vous voudrez du voyageur à pied, je suis toujours tout prêt à recommencer, et, s'il m'arrivait encore aujourd'hui quelque aventure pareille, « j'y prendrais un plaisir extrême ».
Hugo, Le Rhin,1842, p. 163. 2. Le « bonheur » ou « heur bon », c'est le bon augure, c'est le favorable présage tiré du vol et du chant des oiseaux, à l'opposé du « malheur »...
A. France, La Chemise,1909, p. 222. − Marchand de bonheur. (Quasi-)synon. diseur de bonne aventure : 3. ... il a dit le remarquable marchand de bonheur qu'il ferait, assurant qu'il savait très bien le bonheur qu'il fallait à chaque homme, après l'avoir interrogé sur son tempérament, ses goûts, son milieu, etc., etc.
E. et J. de Goncourt, Journal,1891, p. 71. SYNT. Avoir du bonheur (au jeu), avoir le bonheur de : [aller] chercher fortune, ... [avoir] le bonheur de trouver de grands biens et une femme capable ... de changer sa mauvaise destinée (Stendhal, L'Abbesse de Castro, 1839, p. 149), avoir un bonheur insolent, être en bonheur, jouer avec/de bonheur (Napoléon Ier, Lettres à Joséphine, 1814, p. 44), porter bonheur (porte-bonheur : (quasi-) synon. fétiche) : 4. « Comte, on me nomme porte-bonheur. Je veux vous porter bonheur et vous rendre la santé; voici ce que je ferai pour vous : je suis catholique, je me ferai protestante. Cela vous portera bonheur, puis j'ai tant de magnétisme en moi, et surtout dans mes cheveux, que ma présence dans la même chambre, suffira pour faire partir vos douleurs. En revanche, je vous demande un tout petit service, (...) adoptez-moi comme votre fille, (...) Croyez-moi, cher comte, une bonne action vous portera bonheur, songez-y bien! »
Bourges, Le Crépuscule des dieux,1884, pp. 113-114. − Loc. adv. ♦ Au petit bonheur. (Quasi-)synon. au hasard ou (en exclam.) advienne que pourra;Au petit bonheur, Comédie d'A. France (1898) : 5. Le reste se casa où il put, les femmes sur les genoux des hommes et les hommes au petit bonheur, au hasard des angles de tables et des bouts de bancs restés libres.
Courteline, Messieurs-les-Ronds-de-cuir,1893, p. 259. ♦ Au petit bonheur de. Au gré des occasions plus ou moins favorables qui se présentent. ... sans calcul, au petit bonheur de ses plaisirs et des événements (Zola, Pot-bouille,1882, p. 240). ♦ Au petit bonheur la chance. (Quasi-)synon. à tout hasard... [aviser] au petit bonheur la chance (Giono, Un de Baumugnes,1929, p. 91). Rem. 1. Cette dernière expr. est pléonastique; elle prouve que le sens primitif de heur (= augure, chance, fortune) n'est plus senti dans bonheur; de même pour les expr. au petit bonheur du hasard (Zola, La Débâcle, 1892, p. 624) et au hasard du petit bonheur (Villiers de l'Isle-Adam, Contes cruels, 1883, p. 53). 2. Dans toutes ces expr., le qualificatif petit n'a pas de signification précise, il indique simplement que bonheur est pris dans une accept. restreinte. ♦ Par bonheur. (Quasi-)synon. par chance :[avoir des enfants] par bonheur ou par malheur (Balzac, La Duchesse de Langeais,1834, p. 325). PARAD. a) (Quasi-)synon. aubaine, avantage, bénédiction, veine. b) (Quasi-)anton. adversité, calamité, catastrophe, désastre, déveine, échec, fatalité, guignon, infortune, malchance, mésaventure, revers. 2. Spéc., domaine de l'expr.Bon effet obtenu par hasard, ou parfois avec une habileté qui donne l'impression du hasard. Bonheur(s) d'expression : 6. Nous savons bien qu'il n'y a presque point de cas où la liaison de nos idées avec les groupes de sons qui les appellent une à une ne soit tout arbitraire ou de pur hasard. Mais pour avoir de temps en temps observé, approuvé, obtenu quelques beaux effets singuliers, nous nous flattons que nous puissions quelquefois faire tout un ouvrage bien ordonné, sans faiblesses et sans taches, composé de bonheurs et d'accidents favorables. Mais cent instants divins ne construisent pas un poème, lequel est une durée de croissance et comme une figure dans le temps; ...
Valéry, Variété 3,1936, p. 14. 7. Poussin rougirait d'une réussite qui ne tiendrait qu'au hasard d'une impulsion du sang, au bonheur d'une tache vineuse sur l'azur ou d'une chair moite sur la pelouse, bref, à l'emportement d'une fougue élémentaire, si son esprit n'y portait l'ordre d'une convenance et d'une liaison intelligible.
L. Gillet, Essai sur l'art fr.,1938, p. 62. PARAD. a) (Quasi-)synon. aisance, facilité, succès, trouvaille. b) (Quasi-)anton. affectation, calcul, recherche. B.− [Au sens large et gén. à la forme abs.] Le bonheur. 1. État essentiellement moral atteint généralement par l'homme lorsqu'il a obtenu tout ce qui lui paraît bon et qu'il a pu satisfaire pleinement ses désirs, accomplir totalement ses diverses aspirations, trouver l'équilibre dans l'épanouissement harmonieux de sa personnalité. Bonheur véritable, bonheur de la vie; croire au bonheur. Encore un instant de bonheur,
œuvre poét. de Montherlant (1934); Le bonheur fou, roman de Giono (1957) : 8. ... le bonheur ne consiste point dans des instans isolés d'énergie, de volupté ou d'oubli. Le bonheur est une succession presque continue, et durable comme nos jours, de cet heureux concours de paix et d'activité, de cette harmonie douce et austère qui est la vie du sage. Toute joie vive est instantanée, et dès-lors funeste ou du moins inutile; le seul bonheur réel c'est de vivre sans souffrir, ou, plus exactement encore, être heureux, c'est vivre : tout mal est étranger à la plénitude de la vie, et toute souffrance a pour principe des causes de destruction. La douleur est contraire à l'existence; quiconque souffre ne vit pas pleinement et entièrement; ...
Senancour, Rêveries,1799, pp. 91-92. 9. Je suis mécontent de tout le monde parce que je le suis de moi-même. Le bien-être constant, le bonheur consiste dans la possession d'une destinée en rapport avec nos facultés. Si nos facultés étaient quelque chose de constant et de fixe, il serait possible, dans certains cas, d'arranger sa vie de manière que le rapport qui constitue le bonheur se maintînt; mais nos facultés, nos dispositions, notre manière de sentir et de juger la vie changent avec l'âge, pendant que notre situation et nos rapports restent les mêmes, ou vice versa. Comment pourrions-nous jamais être constamment heureux?
Maine de Biran, Journal,1814, p. 22. 10. Le bonheur est de sentir son âme bonne; il n'y en a point d'autre, à proprement parler, et celui-là peut exister dans l'affliction même; de là vient qu'il est des douleurs préférables à toutes les joies, et qui leur seraient préférées par tous ceux qui les ont ressenties. Il entre dans la composition de tout bonheur l'idée de l'avoir mérité.
Joubert, Pensées,t. 1, 1824, p. 184. 11. Lorsque le rapport avec le monde extérieur nous est agréable, nous l'appelons plaisir; mais cet état passager n'est pas le bonheur. Nous entendons par bonheur un état qui serait tel que nous en désirassions la durée sans changement. Or voyons ce qui arriverait si un tel état était possible. Pour qu'il le fût absolument, il faudrait que le monde extérieur s'arrêtât et s'immobilisât. Mais alors nous n'aurions plus de désir, puisque nous n'aurions plus aucune raison pour modifier le monde, dont le repos nous satisferait et nous remplirait. Nous n'aurions plus par conséquent ni activité, ni personnalité. Ce serait donc le repos, l'inertie, la mort, pour nous, comme pour le monde. (...) Vouloir vivre, c'est accepter le mal. Vous imaginez le bonheur absolu possible, c'est le néant que vous désirez.
P. Leroux, De l'Humanité,t. 1, 1840, pp. 19-20. 12. ... j'ai prononcé, au contraire, que le bonheur était un patrimoine universel et indivisible, que nul ne s'appropriait exclusivement sans être coupable de crime d'égoïsme. Entendez donc que le devoir, l'amour, le dévouement, consistent à faire de son bonheur celui des autres, et du bonheur des autres le sien propre, tandis que l'égoïsme consiste à faire son bonheur du malheur de tous. Néron souhaitait que le peuple romain n'eût qu'une tête pour l'abattre d'un seul coup : voilà l'égoïsme. Titus estimait perdre le jour où il avait manqué de rendre un homme heureux : voilà l'amour.
Lacordaire, Conf. de Notre-Dame,1848, p. 185. 13. Il y a sur terre de telles immensités de misère, de détresse, de gêne et d'horreur, que l'homme heureux n'y peut songer sans prendre honte de son bonheur. Et pourtant ne peut rien pour le bonheur d'autrui celui qui ne sait être heureux lui-même. Je sens en moi l'impérieuse obligation d'être heureux. Mais tout bonheur me paraît haïssable qui ne s'obtient qu'aux dépens d'autrui et par des possessions dont on le prive. (...). Pour moi j'ai pris en aversion toute possession exclusive; c'est de don qu'est fait le bonheur, et la mort ne me retirera des mains pas grand-chose. (...) Mon bonheur est d'augmenter celui des autres. J'ai besoin du bonheur de tous pour être heureux. J'admirais, je n'ai pas fini d'admirer, dans l'évangile un effort surhumain vers la joie. Le premier mot qui nous est rapporté du Christ, c'est « heureux... » son premier miracle, la métamorphose de l'eau en vin. Le vrai chrétien est celui que suffit à enivrer l'eau pure. C'est en lui-même que se répète le miracle de Cana.
Gide, Les Nourritures terrestres,1897, pp. 268-270. 14. Claudel et le christianisme ont vu bien plus profond en pensant que cette éphémère jouissance était la seule possible sur terre. Mais ils ont eu tort d'affirmer pour un au-delà la possession de la joie. C'est qu'ils n'ont pas eu le courage de reconnaître l'illusion qu'était ce bonheur fixe. Le bonheur n'est que cette palpitation précaire de la main tendue vers son bien. Il n'est que cela.
J. Rivière, Correspondance[avec Alain-Fournier] 1908, p. 43. 15. Devoir d'être heureux : il n'est pas difficile d'être malheureux ou mécontent; il suffit de s'asseoir, comme fait un prince qui attend qu'on l'amuse; ce regard qui guette et pèse le bonheur comme une denrée jette sur toutes choses la couleur de l'ennui; (...) il est toujours difficile d'être heureux; c'est un combat contre beaucoup d'événements et contre beaucoup d'hommes; il se peut que l'on y soit vaincu; (...) il est impossible que l'on soit heureux si l'on ne veut pas l'être; il faut donc vouloir son bonheur et le faire. Ce que l'on n'a point assez dit, c'est que c'est un devoir aussi envers les autres que d'être heureux.
Alain, Propos,1923, p. 472. 16. Les mâles n'ont pas d'âme pour la félicité. À leurs yeux, le bonheur est un état négatif, insipide au sens littéral du mot, dont on ne prend conscience que par un malheur caractérisé; le bonheur s'obtient en n'y pensant pas. Un jour, on fait réflexion sur soi-même, on se rend compte qu'on n'a pas trop d'ennuis : on se dit alors qu'on est heureux. Et on dresse en règle de conduite ce fameux poncif, que le bonheur ne s'obtient qu'à la condition de ne pas le rechercher. (...) C'est un homme, Goethe, qui a parlé du « devoir du bonheur ». Et c'est un homme encore, Stendhal, qui a écrit ce mot magnifique, et qui va si loin (il contient toute une philosophie et toute une morale) : « Je ne respecte rien au monde comme le bonheur. » Mais ces hommes-là étaient des hommes supérieurs (...). On a dit cent fois l'espèce de malaise qui s'empare de l'homme quand il se trouve arrivé à un stand-point, dans un état d'équilibre où il n'y a plus en lui de désirs : cette sorte de malaise rappelle celui qu'on éprouve dans un canot à pétrole, si le moteur s'arrête par accident, sur une mer étale. De là vient que la conscience du bonheur donne une si grande sensation de solitude. Cela est méconnu souvent. Il arrive, toutefois, que l'homme ait une conception positive du bonheur. Le bonheur est alors pour lui la satisfaction de la vanité. (...) La femme, au contraire, se fait une idée positive du bonheur. C'est que, si l'homme est plus agité, la femme est plus vivante.
Montherlant, Les Jeunes filles,1936, p. 1003. 17. ... quand tu parles de bonheur, ou bien tu parles d'un état de l'homme qui est d'être heureux comme d'être sain, et je n'ai point d'action sur cette ferveur des sens, ou bien tu parles d'un objet saisissable que je puis souhaiter de conquérir. Et où donc est-il? « Tel homme est heureux dans la paix, tel autre est heureux dans la guerre, tel souhaite la solitude où il s'exalte, tel autre a besoin pour s'en exalter des cohues de fête, tel demande ses joies aux méditations de la science, laquelle est réponse aux questions posées, l'autre, sa joie, la trouve en Dieu en qui nulle question n'a plus de sens. (...) Ainsi t'échappe ce fantôme sans entrailles que vainement tu prétendais saisir. Si tu veux comprendre le mot, il faut l'entendre comme récompense et non comme but, car alors il n'a point de signification. »
Saint-Exupéry, Citadelle,1944, pp. 695-696. Rem. 1. Contrairement au plaisir, le bonheur s'associe gén. à l'idée de continuité, de longue durée. Mais il est envisagé parfois comme un état très bref; d'où certaines assoc. de prime abord paradoxales : quelques éclairs de ce bonheur calme (Maine de Biran, Journal 2, 1824, p. 115); une seconde d'un bonheur suraigu et surhumain, idéal et charnel, affolant, inoubliable (Maupassant, Contes et nouvelles, t. 1, Réveil, 1883, p. 880), etc., qui justifient la rem. de Lal. : ,,L'idée de durée n'est pas essentielle au bonheur, ...`` : 18. Sois heureux avec le moment. Tout bonheur qui dure est malheur. Aie du respect pour tous les moments, et ne fais point de liaisons entre les choses. N'attarde pas le moment : tu laisserais une agonie. Vois : tout moment est un berceau et un cercueil : que toute vie et toute mort te semblent étranges et nouvelles.
Schwob, Le Livre de Monelle,1894, p. 19. Rem. 2. Par affaiblissement sém., bonheur peut être employé comme (quasi)synon. de plaisir : 19. ... des pédagogues ... accoururent pour mettre de la clarté dans son esprit. « C'est bien simple, lui dirent-ils, les bonnes actions sont celles qui nous sont utiles, c'est-à-dire celles qui rendent vraiment heureux. Les mauvaises sont celles qui nous sont nuisibles, c'est-à-dire celles qui nous rendent malheureux ». J'entends, dit l'instituteur, mais que dirai-je à un homme qui me déclarera : il est évident que j'abuse de l'absinthe et que je finirai par une attaque de delirium tremens, mais mon plaisir c'est l'apéritif redoublé tous les soirs et moyennant cette série de bonheurs immédiats, j'accepte parfaitement un désagrément pour l'avenir.
Barrès, Mes cahiers,t. 8, 1909-10, p. 45. SYNT. a) Bonheur complet, conjugal, domestique, éternel (le bonheur d'une éternité passée dans la contemplation de l'Être suprême ... bonheur éternel : Chateaubriand, Les Martyrs, 1810, p. 169), futur, humain, inespéré, parfait, passé, perdu, public, suprême, terrestre, universel; grand, immense bonheur; heureux du bonheur de. b) Bonheur de (la/sa) famille, de l'homme, de l'humanité; chance(s), excès, jours, promesse(s), rêve, secret, souvenir, vie (de/du) bonheur; au comble du bonheur, pour comble de bonheur. c) Bonheur (de/d') aimer, être, faire, plaire, posséder, pouvoir, rencontrer, revoir, voir; apporter, assurer, devoir, envier, goûter, promettre, rendre, retrouver, rêver, sacrifier, trouver (le/son) bonheur (à/de); jouir, souhaiter du bonheur; (arg.) aller au bonheur. (Quasi-) synon. faire l'amour (E. et J. de Goncourt, Journal, 1852, p. 69). PARAD. a) (Quasi-)synon. béatitude, enchantement, euphorie, extase, prospérité, ravissement, sérénité. b) (Quasi-)anton. angoisse, anxiété, inquiétude. − Proverbe. L'argent ne fait pas le bonheur, le malheur des uns fait le bonheur des autres. 2. [Le bonheur dans des situations particulières] :
20. « Frère, lui dis-je avec un air d'intérêt, savez-vous ce que c'est que le bonheur! » Il me regarda avec de grands yeux, avala une bouchée avant de me répondre : « Le bonheur! me dit-il enfin; de quel bonheur parlez-vous? » (...) Depuis que je suis du monde, j'en ai eu de mille sortes : enfant, j'ai eu le bonheur d'avoir une mère, pendant qu'il y en a tant qui n'ont ni père ni mère; (...) homme fait, j'ai eu le bonheur de voyager aux frais du public et de m'instruire des mœurs et des usages de tous les peuples; vous voyez que voici bien des bonheurs.
− Je vous comprends, mon brave; mais tous ces bonheurs ne sont que des fractions de bonheur, des espèces diverses d'une seule famille : comment comprenez-vous le bonheur en général?
− Comme il n'y a pas de vagabond en général, je ne puis vous répondre. Seulement, dans le cours de ma vie, j'ai observé que pour un homme bien portant, le bonheur c'était un verre de vin et un morceau de lard; pour un homme malade, c'était d'être couché tout seul dans un bon lit à l'hôpital.
Janin, L'Âne mort et la femme guillotinée,1829, pp. 67-68. 21. ... le bonheur n'est pas exigeant en fait de cadre. Une chaumière et un cœur! dit la romance : un grenier et le contentement d'esprit suffisent encore. Tant qu'on a un endroit pour travailler en paix et pour reposer sa tête, tant qu'on a un cœur pour épancher ses peines et pour partager ses joies, on a le nécessaire, on peut vivre, on peut même se dire privilégié, et j'oubliais le pain quotidien, la santé, l'indépendance, la profession choisie et autres ingrédients du bonheur qui te sont en outre accordés et qui ne sont pas peu de chose.
Amiel, Journal intime,1866, p. 235. 22. Comment y a-t-il encore des hommes pour s'obstiner dans vos demeures! Comment y trouvent-ils encore ce peu de joie, ce rien de bonheur nécessaire pourtant à la vie? ... Mais moi-même, après tout, n'ai-je pas vécu là de ces minutes qui font sentir dans toute sa force animale le simple bonheur que c'est de vivre? Sous ces petites palmeraies, impressionnantes d'isolement et de résignation, j'ai connu le délice de se désaltérer à l'eau un peu terreuse qui coule dans la séguia, ...
J. et J. Tharaud, La Fête arabe,1912, p. 153. 23. ... mon bonheur inouï, ne pouvant ignorer sa fragilité, avait-il quelque chose de plus pur et de plus bouleversant. Mais comment le dire? On n'exprime pas le bonheur... Je me tus. Et, dans le silence, j'éprouvai profondément mon bonheur. Mais il n'était pas triomphant : c'était un bien fragile, délicat, dont la fragilité même faisait le prix. Il était fait de sensations toutes simples : celle de voir Maurice à côté de moi, celle de posséder la certitude de sa présence; celle de se laisser envahir par la lumière tendre et de s'être évadée de l'existence quotidienne.
Daniel-Rops, Mort, où est ta victoire?1934, pp. 311-312. 3. [Le bonheur dans ses manifestations extérieures] :
24. Je conçois que votre bonheur vous accable en quelque sorte. C'est l'effet de la surprise, c'est l'effet de la violence de la passion; les transports de la joie ne durent que quelques momens, l'ame ensuite se concentre dans elle-même, et se répand peu au-dehors. Il est trois sortes de gens qui parlent peu, ce sont les savans et les gens fort heureux ou fort malheureux; ainsi l'on peut dire que le savoir, la douleur et le bonheur sont muets. Les uns ont trop à dire pour parler, et les autres ne trouvent point d'expressions qui puissent les satisfaire. La nature même leur refuse les moyens ordinaires de manifester leurs sentimens : ...
Sénac de Meilhan,L'Émigré,1797, p. 1885. 25. ... ce jeune homme, (...) plein d'affection pour tous, parce qu'il était heureux et que le bonheur rend bons les méchants eux-mêmes, versait jusque sur son juge la douce affabilité qui débordait de son cœur. Edmond n'avait dans le regard, dans la voix, dans le geste, tout rude et tout sévère qu'avait été Villefort envers lui, que caresses et bonté pour celui qui l'interrogeait.
Dumas père, Le Comte de Monte-Cristo,t. 1, 1846, p. 78. 26. Je l'entourai de tant d'amour que les ombres du jour s'écarteront sur son passage, le bonheur sera dans ses yeux comme la couleur bleue dans la transparence du ciel, je la veux heureuse afin de rendre aimable le bonheur...
J. Bousquet, Traduit du silence,1935-36, p. 239. 4. P. compar. : 27. ... les souvenirs les plus vivants et les plus enivrants ne sont pas ceux qui, mêlés de joie et de peine, nous ont demandé des années entières pour ne laisser qu'un mot après eux. Les plus puissants sont ces moments de bonheur inouï qui éclatent dans la vie comme un incendie, qui l'éclairent et la brûlent durant quelques heures, et qui, lorsqu'ils sont éteints, se représentent à nous affranchis de tous soins endurés pour les obtenir, libres de tout désespoir de les avoir perdus.
Soulié, Les Mémoires du diable,1837, p. 182. 28. Octave Lanoue fumait une petite pipe en bois d'olivier. Il portait légèrement inclinée sur l'épaule sa tête qui est fine et agréable à voir. Sa figure exprimait un bonheur si calme qu'il ressemblait à l'absence, au vide, au néant, elle exprimait un bonheur habituel, enfin quelque chose de comparable au bonheur d'une pendule qui est remontée pour cent ans, au bonheur d'une pierre qui tombe dans l'espace pour l'éternité.
G. Duhamel, Confession de minuit,1920, p. 64. 5. P. métaph. : 29. Puisqu'ils se croyaient heureux, ils l'étaient en effet, le bonheur ne dépendant que de l'idée qu'on s'en forme. (...) cage plus ou moins large pour des bêtes petites ou grandes; le milan étoufferait dans celle où le serin vole à l'aise, et d'autres, où l'on enferme des vautours, feraient mourir les lions; mais que les barreaux soient resserrés ou élargis, il arrive un jour où l'on se trouve tout haletant sur le bord, regardant le ciel et rêvant l'espace sans limites.
Flaubert, La 1reÉducation sentimentale,1845, pp. 120-121. 30. Nous attendons, l'âme ouverte, des cascades d'événements heureux. Il n'en arrive que d'à moitié bons et nous sanglotons tout de suite. Le bonheur, le vrai bonheur, j'ai appris à le connaître. Il ne consiste point dans la venue subite d'une grande félicité, car elles sont bien rares et bien courtes, les grandes félicités, et elles vous laissent, une fois passées, l'âme plus sombre, comme font les éclairs dans la nuit; mais il réside simplement dans l'attente tranquille et patiente d'une foule d'allégresses qui n'arrivent jamais. Le bonheur, c'est l'attente, l'attente heureuse, la confiance, c'est un horizon plein d'espérance, c'est le rêve! Oui, ma chère, il n'y a de bon que le rêve, ...
Maupassant, Contes et nouvelles,t. 2, Souvenirs, 1884, p. 1291. 31. Il sentait qu'il avait manqué le bonheur; mais il ne songeait pas à se plaindre : il savait que le bonheur existait ... soleil, je n'ai pas besoin de te voir pour t'aimer! (...). Et il pensait que, pas plus que la foi ou le manque de foi, ce ne sont les enfants ou le manque d'enfants qui font le bonheur ou le malheur de celles qui se marient et de celles qui ne se marient pas. Le bonheur est le parfum de l'âme, l'harmonie du cœur qui chante. Et la plus belle des musiques de l'âme, c'est la bonté.
R. Rolland, Jean-Christophe,Les Amies, 1910, pp. 1247-1248. 6. P. méton., avec personnification ou valeur allégorique : 32. ... on se sent défendu par le feu qui ronfle, par la marmite qui fume, par tout cet humble bonheur − et même par cette odeur provocante d'oignons, tout pareils à de petits fruits blancs, dans une assiette. Un vrai dîner de famille, de ces dîners d'hiver, plus intimes, plus cordiaux que les autres, où le bonheur frileux vient se blottir près du feu.
Dorgelès, Les Croix de bois,1919, p. 123. 33. Hier, le bonheur est entré tout à coup, comme jadis, et il s'est tenu un instant dans le grand salon silencieux et sombre. Nous étions debout devant une fenêtre et nous regardions la pluie qui tissait son voile dans le ciel obscurci, (...) j'ai senti que le bonheur était proche, humble comme un mendiant et magnifique comme un roi. Il est toujours là (mais nous n'en savons rien), frappant à la porte pour que nous lui ouvrions, et qu'il entre, et qu'il soupe avec nous.
Green, Journal,1940, p. 9. 7. En interj. : 34. O bonheur, bonheur! Une lettre de Raynaud qui décide ton mariage, qui demande à papa de me laisser venir à ta noce. Je ne pourrai pas, je crains bien, jouir de ce beau jour; mais pourvu qu'il vienne, que je sache ta félicité, quoique de loin, je suis contente, ...
E. de Guérin, Journal,1838, p. 227. 35. Quelle joie de n'avoir qu'à dire : oui. Avec ma vie déjà usée, avec ma peau plus toute neuve, je fabriquais du bonheur pour l'homme que j'aimais : quel bonheur! (...). C'était chaque jour le même paysage d'eau et d'herbe, le même bruit de machine et d'eau : mais nous aimions qu'un seul matin ressuscitât de matin en matin, un seul soir de soir en soir. C'est ça le bonheur : tout nous était bon.
S. de Beauvoir, Les Mandarins,1954, p. 423. PRONONC. ET ORTH. − 1. Forme phon. : [bɔnœ:ʀ]. ,,Ménage remarque que dans les provinces on prononçait bonhur; ce qu'il condamne; cette prononciation existe encore dans les provinces du Midi; elle est tout à fait à rejeter`` (Littré). Pour la dénasalisation de [ɔ
̃], cf. bon1. 2. Homon. : (de) bonne heure. ÉTYMOL. ET HIST. − 1. Ca 1121 « fatalité heureuse, chance » (S. Brandan, éd. E.G.R. Waters, 362 dans T.-L. s.v. ëur); 1668 par bonheur loc. adv. (La Font., Fab., VI, 3 dans Rob.); 2. xves. « bien être, félicité » (Froiss., I, I, 41 dans Littré); cf. 1534 (Rab., Garg., I, 58, ibid.).
Composé de bon1* et de heur*. STAT. − Fréq. abs. littér. : 19 268. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 42 827, b) 23 077; xxes. : a) 22 200, b) 19 680. BBG. − Cassagneau (M.). Vox media. Vie Lang. 1969, p. 433. − Cohen 1946, p. 47, 75. − Darm. Vie 1932, p. 145, 190. − Fabre-Luce (A.). Les Mots qui bougent. Paris, 1970, p. 33. − Logre. Le Bonheur. Vie Lang. 1957, pp. 207-209. − Mat. Louis-Philippe 1951, p. 202. − Rohou (J.). Le Bonheur, la joie, le plaisir dans les tragédies de Racine. Cah. raciniens. 1968, no24, pp. 16-19; 1969, no25, pp. 11-81. |