| BARBARE, adj. et subst. I.− Étranger, soit par sa race, soit par son appartenance à une autre civilisation : 1. On n'a jamais appelé Socrate barbare. Il était impossible d'appeler ainsi un grec (...). Je trouve d'ailleurs que dans ce passage vous jouez un peu sur les mots. Dans notre langue, barbare a deux sens principaux : sauvage, non cultivé et cruel. Un peuple très barbare peut être fort doux et un peuple très civilisé très barbare.
Mérimée, Lettres à Viollet-le-Duc,1870, p. 31. A.− Adj. [P. rapp. aux Grecs, aux Romains et ensuite à toutes sortes de peuples] Qui est étranger à telle race, à tel pays parce qu'il n'en parle pas la langue ou qu'il vit en dehors de sa civilisation : 2. Travaillé aux extraits. Achevé celui d'Euripide. Extrait le Prométhée d'Eschyle. Cette pièce est évidemment d'origine barbare, c'est-à-dire étrangère à la Grèce, et a un sens allégorique.
Constant, Journaux intimes,1804, p. 109. SYNT. Être de race, de sang barbare; cavalerie, chef, princesse, roi barbare; art, chapiteau, chariot, festin, luxe, musique barbare; idiome, religion barbare; bracelets, monnaies barbares; coutumes, lois barbares; époques, invasions barbares. − Emploi subst. Les barbares ibères, gaulois, mongols; les barbares du Nord : 3. Il y a un sentiment, un fait qu'il faut avant tout bien comprendre pour se représenter avec vérité ce qu'était un barbare : c'est le plaisir de l'indépendance individuelle, le plaisir de se jouer, avec sa force et sa liberté, au milieu des chances du monde et de la vie; les joies de l'activité sans travail; le goût d'une destinée aventureuse, pleine d'imprévu, d'inégalité, de péril.
Guizot, Hist. gén. de la civilisation en Europe,1828, p. 33. B.− (Cf. aussi infra II B).Primitif, mal dégrossi : 4. Les Libyens et les nomades qui composaient l'armée d'Autharite connaissaient à peine ces mercenaires, hommes de race italiote ou grecque; et puisque la république leur offrait tant de barbares contre si peu de Carthaginois, c'est que les uns étaient de nulle valeur et que les autres en avaient une considérable.
Flaubert, Salammbô,t. 2, 1863, p. 2. − P. métaph. : 5. ... Shakespeare est un barbare; mais c'est un barbare de génie. Son fatras abonde en traits sublimes : toute passion s'exalte sous sa plume; ...
Jouy, L'Hermite de la Chaussée d'Antin,t. 5, 1814, p. 270. 6. [Van Bergen] avait dans l'esprit quelque chose de primitif et de violent. (...). Il était resté barbare, brutal, et fougueux. Il avait le goût, la passion des couleurs sanglantes, heurtées, blessantes, des violences, des vastes scènes.
Van der Meersch, L'Empreinte du dieu,1936, p. 91. II.− Emplois fig. et affectifs A.− Péjoratif 1. (Celui) qui n'est pas encore ou n'est plus civilisé, qui appartient à un niveau inférieur d'humanité : 7. Au fond, tout Danois est certain que le Danemark seul existe nécessairement et que ce qui n'est pas lui pourrait fort bien ne pas exister. Passé la frontière de cette Chine minuscule, il n'y a plus que des barbares, une humanité inférieure.
Bloy, Journal,1899, p. 302. − P. iron. [En parlant des gens du monde] (Celui) qui est inconscient : 8. Un des moi, celui qui jadis allait dans ces festins de barbares qu'on appelle dîners en ville et où (...) les valeurs sont si renversées que quelqu'un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n'arrive qu'au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner, (...) ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire.
Proust, Le Temps retrouvé,1922, p. 1039. 2. (Celui) qui est cruel, sans humanité. Exécution, folie, fureur, torture barbare. Synon. brutal, criminel, dur, farouche, impitoyable, inflexible, monstrueux, sanguinaire, sauvage : 9. − Mais c'est horrible, docteur! M'écorcher vif! Tailler des lanières dans la peau d'un homme vivant! C'est barbare, c'est moyen âge, c'est digne de Shylock, le juif de Venise!
About, Le Nez d'un notaire,1862, p. 93. 3. (Celui) qui va à l'encontre du bon usage, des règles du bon goût, ou des lois de la raison. a) [En parlant d'une pers.] (Celui) qui est ignorant, maladroit : 10. ... les quatre liasses inégales de papier (...) dans lesquelles le public (...) a bien voulu voir (...) Han d'Islande, avaient été tellement déshonorées d'incongruités typographiques par un imprimeur barbare, que le déplorable auteur (...) était (...) livré au supplice d'un père auquel on rendrait son enfant mutilé...
Hugo, Han d'Islande,1823, p. 11. 11. La surprise d'un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu'avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus égayé Françoise.
Proust, Du côté de chez Swann,1913, p. 111. b) [En parlant d'une chose, en partic. d'une œuvre de l'esprit hum.] Art barbare ou gothique, langue, latin, mot, nom barbare : 12. Il m'apparaît parfois que ce livre [Le Buisson ardent], barbare, mal équarri, sans art, sans grâce et de qualités en apparence si peu françaises, reste ce qui a été produit en France de plus important, ou du moins de plus typique, par notre génération.
Gide, Journal,1917, p. 617. B.− Laudatif 1. [En parlant d'une pers., d'un peuple] (Celui) qui est plein de vigueur, de jeunesse, de force instinctive. Force, naïveté, vitalité barbares : 13. C'est là [Whitmann] un Américain selon mon cœur, un grand personnage, ignorant, fou, généreux et inspiré. Son intempérance a quelque chose de barbare, mais il a aussi le sentiment profond de la solidarité humaine et un mépris de toute petitesse qui le met au premier rang (...).
Green, Journal,1943, p. 62. 2. [En parlant de l'expression, de la lang., de l'art ou des techn.] − Emploi adj. Qui est impressionnant, puissant, d'une beauté sauvage. Art, goût, expression, splendeur barbare. Synon. magnifique, somptueux, superbe : 14. L'argot pullule de mots de ce genre, mots immédiats, créés de toute pièce on ne sait où ni par qui, sans étymologies, sans analogies, sans dérivés, mots solitaires, barbares, quelquefois hideux, qui ont une singulière puissance d'expression et qui vivent.
Hugo, Les Misérables,t. 2, 1862, p. 198. 15. Mon cheval s'arrêta, le poil tout hérissé, comme au bord d'un abîme. Ce n'était pas un abîme, mais quelque chose d'extraordinaire, une œuvre de main d'homme, imprévue, grandiose, barbare : l'escalier de la route mandarine.
Mille, Barnavaux et quelques femmes,1908, p. 169. − Emploi subst. (cf. ex. 5). PRONONC. : [baʀba:ʀ]. Enq. : /baʀbaʀ/. ÉTYMOL. ET HIST. − 1. 1308 subst. masc. plur. « les étrangers à la civilisation » (Ystoire de li Normant, trad. Aimé, 71 dans Quem. : li Arabi et li Barbare); 1650 « (homme) rude et cruel [d'apr. Rich.] » (D'Ablancourt [César] dans Rich. 1680 : Arioviste étoit un barbare furieux et temeraire); 2. 1308 adj. « des étrangers » (Ystoire de li Normant, trad. Aimé, 2, 26 dans Quem. : lengue barbare); 1580-92 « inculte, non civilisé » (Montaigne, liv. I, ch. XXXI dans Gdf. Compl. : Or je trouve pour revenir a mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation); xviies. ling. « qui choque, qui est contraire aux règles » (Boileau dans Trév. 1704 : D'un seul nom quelquefois le son dur, ou bizarre Rend un poème entier ou burlesque ou barbare).
Empr. au lat. barbarus « étranger » d'apr. l'usage gr., en parlant des Romains (Plaute, Mil., 211 dans TLL s.v., 1735, 63), puis de tous les autres peuples (Plaute, Rud., 583, ibid., 1753, 71); au fig. « rude, inculte, grossier » (Plaute, Bacch., 121, ibid., 1739, 8); en partic. rhét. (Cicéron, Orat., 157, ibid., 1739, 83); le lat. est lui-même empr. au gr. β
α
́
ρ
ϐ
α
ρ
ο
ς « étranger, c.-à-d. non grec » puis « incorrect, grossier, non civilisé » (Liddell-Scott). STAT. − Fréq. abs. littér. : 2 939. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 6 538, b) 4 786; xxes. : a) 4 262, b) 1 791. BBG. − Dub. Pol. 1962, p. 71, 95. − Lajaunie (M.-A.). Préjugés et lang. Vie Lang. 1968, p. 665. |