| AVEUGLER, verbe trans. I.− Emploi trans. A.− Rendre aveugle, priver de la vue : 1. Entre, la tête bandée, Jean Lorrain, qui raconte les quatre coups que lui a portés Bob Walter, lui criant : « En voilà deux pour moi, un pour Séverine, un pour la comtesse Pelion! » Il affirme qu'elle le visait aux yeux, qu'elle avait voulu l'aveugler, et il craint que la marque lui en reste.
E. et J. de Goncourt, Journal,1896, p. 903. − En partic. [L'obj. désigne un animal] :
2. Et pour agir distinctement sur l'un ou l'autre sens de l'animal, sur l'une ou l'autre partie du cerveau, il aveuglait ceux-ci, assourdissait ceux-là, les châtrait, les décortiquait, les écervelait, les dépouillait de tel ou tel organe que vous eussiez juré indispensable, dont l'animal, pour l'instruction d'Anthime, se passait.
Gide, Les Caves du Vatican,1914, p. 684. 3. ... savez-vous ce que c'est que ça? − Et elle allait dans un coin sombre de la pièce, quérir une cage à poulets : − Ce sont deux rats auxquels Monsieur le Savant a crevé les yeux, dans le temps. − Hélas! Véronique, pourquoi revenez-vous là-dessus? Vous les nourrissiez bien, du temps que j'expérimentais sur eux; et je vous le reprochais alors... oui, Julius, du temps de mes forfaits, j'avais, par vaine curiosité scientifique, aveuglé ces pauvres animaux; j'en ai charge à présent; ce n'est que naturel.
Gide, Les Caves du Vatican,1914p. 772. − P. anal. [L'obj. désigne un poste d'observation] :
4. « Et sur les avions, vous rappelez-vous quand il disait (il avait de si jolies phrases) : « Il faut que chaque armée soit un Argus aux cent yeux »? Hélas! Il n'a pu voir la vérification de ses dires.
− Mais si, répondis-je, à la bataille de la Somme, il [Saint Loup] a bien su qu'on a commencé par aveugler l'ennemi en lui crevant les yeux, en détruisant ses avions et ses ballons captifs.
Proust, Le Temps retrouvé,1922, p. 981. 1. P. ext. Empêcher momentanément de voir clair. Être aveuglé par la fumée : 5. Des tourbillons de neige aveuglaient les conducteurs, et plusieurs fois Lucile n'apercevait plus Oswald, que la tempête avait comme enveloppé de ses brouillards impétueux.
Mmede Staël, Corinne,t. 3, 1807, p. 359. 6. Je dus tirer son [d'Anne] rideau contre le soleil qui l'aveuglait sans qu'elle y prît garde.
Giraudoux, Simon le Pathétique,1926, p. 183. 2. P. anal. − ARCHIT. Aveugler une arcade, une fenêtre. La fermer à l'aide de maçonnerie ou de parements de bois. − HORTIC. Enlever les bourgeons (yeux) d'un arbre. Synon. plus cour. éborgner : 7. Dans les arbres (fromagers) les « gendarmes » suspendent leur nid aux branches (l'entrée du nid est par en bas). Je les observe longuement : d'un coup de bec, ils aveuglent les bourgeons et coupent toutes les pousses nouvelles...
Gide, Journal,1944, p. 268. − MAR. Aveugler une voie d'eau. ,,Empêcher par un moyen quelconque des infiltrations d'eau`` (Barb.-Cad. 1963) : 8. Sur l'avant, des deux côtés de la quille, sept ou huit pieds avant la naissance de l'étrave, les flancs du brick étaient effroyablement déchirés sur une longueur de vingt pieds au moins. Là s'ouvraient deux larges voies d'eau qu'il eût été impossible d'aveugler.
Verne, L'Île mystérieuse,1874, p. 454. B.− P. métaph. 1. [L'obj. désigne une pers.] a) Rare. Fasciner, séduire : 9. C'était à ce moment qu'on avait vu la Princesse se jeter dans un luxe inouï, aveugler Paris de l'éclat de ses fêtes, mener un train fastueux, que les Tuileries, disait-on, jalousaient.
Zola, L'Argent,1891, p. 52. b) Gén. péj. Troubler l'esprit de quelqu'un : 10. J'ai enfin pu prendre connaissance de l'interview de Suarès, parue dans Les Marges avant l'article explicatif. Il y dit qu'il ne déteste pas Chopin, mais qu'il a été exaspéré de m'entendre comparer Chopin à Goethe! À quel point la passion peut l'aveugler... Il n'est pas une fois question de Goethe dans mes notes sur Chopin.
Gide, Journal,1933, p. 1173. − En partic. Faire perdre ou fausser le jugement : 11. Ce qu'il [M. Lasserre] a écrit sur Goethe, sur Mistral nous le montre aussi éclairé par l'admiration, quand il parle des maîtres qu'il aime, qu'aveuglé par le parti-pris, lorsqu'il se spécialise dans l'éreintement.
Thibaudet, Réflexions sur la litt.,1936, p. 137. 2. [L'obj. désigne une chose abstr.] Détruire, éteindre : 12. Reaclway : « ... Les sveltes harpes du clair de lune me jouaient les chansons disparues par lesquelles on saluait Baechus (...) C'est cette source de toute poèsie qu'ont voulu aveugler les Réformateurs. »
L. Daudet, Le Voyage de Shakespeare,1896, p. 261. II.− Emploi pronom. S'aveugler. A.− [Concerne la vue] S'éblouir : 13. Ils n'osaient bouger, ils s'aveuglaient à regarder les flammes ardentes, et, lorsque invinciblement ils jetaient un coup d'œil craintif à côté d'eux, leurs yeux, irrités par les charbons ardents, créaient la vision et lui donnaient des reflets rougeâtres.
Zola, Thérèse Raquin,1867, p. 148. B.− P. métaph. 1. Se leurrer, se faire illusion : 14. Pour amoureux qu'il fût d'Yvonne, il [Pierrot] ne s'aveuglait cependant pas au point de ne pas constater qu'elle n'avait aucun désir de coucher avec lui, même par pure bonté d'âme...
Queneau, Pierrot mon ami,1942, p. 198. 2. Refuser de se rendre à l'évidence : 15. gillou. − Qu'est-ce que tu appelles : s'aveugler?
georges. − Ne pas voir ce qui est.
gillou. − Et toi aussi, alors tu es aveugle. Il y a bien des choses que tu ne vois pas.
Montherlant, Fils de personne,1943, IV, 2, p. 337. PRONONC. : [avœgle], j'aveugle [ʒavœgl̥]. ÉTYMOL. ET HIST. − xies. fig. avogler « rendre aveugle » (Alexis, str. 79dds Gdf Compl. : Alas pecables cum par fui avoglet!); 1210-40 aveugler (Gaidon, éd. F. Guessard et S. Luce, 57 ds T.-L.); ca 1170 au propre avugler « id. » (Rois, éd. Curtius, 1911, p. 185 : Dunc fist li prophetes sa ureison a nostre Seignur, si dist : « Sire, Sire, avuglez tute ceste gent que il ne veient ne entendent quel part jes merrai »).
Dénominatif de aveugle*; dés. -er. STAT. − Fréq. abs. littér. : 450. Fréq. abs. littér. : xixes. : a) 538, b) 650; xxes. : a) 650, b) 718. BBG. − Barb.-Cad. 1963. − Barber. 1969. − Bruant 1901. − Gir. t. 2 Nouv. Rem. 1834, p. 15. − Guiraud (P.). Le Champ morpho-sém. du mot tromper. B. Soc. Ling. 1968, t. 63, no1, p. 89, 100. − Gruss 1952. − Jal 1848. − Le Clère 1960. − Marcel 1938. − Will. 1831. |