| AVEUGLE, adj. et subst. I.− Adjectif A.− [En parlant d'animés] 1. Sens physique. [En parlant d'une pers. ou d'un animal] Qui est privé de l'usage, plus rarement des organes, de la vue. Une personne aveugle; un cheval, un insecte aveugle; être, devenir aveugle : 1. Il portait le bât, le collier, tout le harnachement du cheval de labour. On voit au fond des caves, au Maroc, des meules tirées par des chevaux aveugles.
Saint-Exupéry, Terre des hommes,1939, p. 248. 2. Faut-il rappeler aussi le cas bien connu de cette petite fille aveugle, sourde et muette, Helen Keller? Il offre l'extraordinaire expérience de la découverte du langage humain et de sa double fonction symbolique par un être privé des moyens normaux de communication avec autrui et avec le monde extérieur.
Traité de sociol.,1968, p. 261. − ANATOMIE a) Point aveugle. ,,Zone de la rétine dépourvue de cellules visuelles en face du nerf optique`` (Pt Lar. 1968). b) Tache aveugle. ,,La tache aveugle de Mariotte (1668) correspond à un trou dans la vision dû à la papille optique ne contenant pas d'éléments de perception`` (Rav. 1970). − Proverbe. Changer son cheval borgne contre un aveugle. Empirer sa situation, sa condition. − P. métaph., pop. Bouillon, potage aveugle. ,,Potage qui devrait être gras, avoir des yeux de graisse, et qui est maigre`` (A. Delvau, Dict. de la lang. verte, 1866, p. 315). 2. Au fig. Qui manque de jugement, de discernement. a) [En parlant d'une pers.] Qui refuse ou est incapable de voir la réalité, de se rendre à l'évidence : 3. À quelque foi qu'on appartienne, il faut être aveugle pour ne pas reconnaître une destination spéciale et providentielle ou naturelle dans ces forteresses élevées à l'embouchure et à l'issue de presque toutes les plaines de la Galilée et de la Judée.
Lamartine, Voyage en Orient,t. 1, 1835, p. 307. 4. − J'ai été légère, c'est possible! s'exclama-t-elle les larmes aux yeux, j'étais aveugle. Mais tout ce que vous me dites me rend plus clairvoyante, et je ne veux plus encourir le même reproche.
Theuriet, La Maison des deux barbeaux,1879, p. 118. ♦ (Sourd et) aveugle à : 5. Pour sa formation artistique [de l'enfant], elle [cette réponse] demande à être examinée de près. Elle ne serait valable qu'en supposant l'enfant totalement soustrait aux influences autres que celles dont nous parlons, en l'imaginant sourd et aveugle à tout, sauf à ce que lui apporteront la mère et le pédagogue, en le considérant comme une matière vierge sur laquelle ne se graveront que des empreintes prévues et choisies à son intention.
Arts et litt. dans la société contemp.,1935, p. 8008. − Proverbe. Pour faire bon ménage, il faut que l'homme soit sourd et la femme aveugle. b) [En parlant de dispositions, du comportement, des sentiments, des passions] Qui dans ses manifestations n'est pas accompagné (généralement dans le sens de la modération) de réflexion, de jugement. Amour, réflexion, foi, soumission aveugle : 6. Je pense que la croyance aveugle dans le fait qui prétend faire taire la raison est aussi dangereuse pour les sciences expérimentales que les croyances de sentiment ou de foi, qui, elles aussi, imposent silence à la raison.
C. Bernard, Introd. à l'étude de la méd. exp.,1865, p. 85. c) [En parlant d'une force, d'une source d'énergie envisagée dans son action] Dont l'action n'est pas dirigée par une intelligence organisatrice, disposant les moyens en vue d'une fin : 7. ... la morale n'est qu'une entreprise désespérée (...) contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et l'aveugle jeu de forces contraires.
A. France, Les Dieux ont soif,1912, p. 80. 8. « (...) La nature aveugle fait des cristaux, elle ne fait pas un outil; elle est géomètre, elle n'est pas artisane ... ».
J. Rostand, La Vie et ses problèmes,1939, p. 182. − Proverbe. La fortune est aveugle. Elle distribue ses faveurs ou ses disgrâces au hasard, sans égard à la valeur des personnes. B.− P. anal., TECHNOL. 1. [En parlant d'une opération envisagée dans son déroulement] Qui a lieu sans qu'elle puisse être vue. a) CHIR. Opération aveugle. Opération effectuée sans que le chirurgien puisse voir la partie opérée. b) MAR. Bombardement aveugle. ,,Bombardement exécuté sans vue directe de l'objectif, la navigation et la visée étant effectuées à l'aide des instruments de bord ou par guidage depuis des stations terrestres`` (Quillet 1965). 2. [En parlant de produits de l'industr.] Qui n'a pas d'ouverture, ne laisse pas passer la lumière. a) ARCHIT. [En parlant d'un arc, d'une fenêtre, d'une galerie] Dont l'ouverture, seulement simulée par ses contours, est remplie de maçonnerie ou d'un autre matériau (d'apr. Barb.-Cad. 1963) : 9. Il n'a ni ces pinacles, ni ces clochetons, ni ces longues et étroites arcades aveugles qui amincissent et allègent les contreforts voisins.
A. France, Pierre Nozière,1899, p. 245. b) TRAV. PUBL. Bouclier aveugle : bouclier avançant, toutes pièces fermées (terrains fluides) (cf. Barb.-Cad. 1963). − P. anal., ANAT. [En parlant d'une cavité] ,,Qui se termine en cul de sac`` (Méd. Biol. t. 1 1970). Intestin aveugle, trou aveugle de l'os frontal, conduits aveugles de l'uretère : 10. ... il en persiste des restes sous la forme de canalicules flexueux aveugles à une extrémité, ...
E. Perrier, Traité de zool.,t. 4, 1928-32, p. 3530. II.− Substantif A.− Personne privée du sens de la vue : 11. Ce qui nous manque nous attire. Personne n'aime le jour comme l'aveugle.
Hugo, Les Misérables,t. 1, 1862, p. 784. 12. Je ne vous parlerais pas ainsi si vous n'étiez pas marié. Mais on n'épouse pas une aveugle. Alors pourquoi ne pourrions-nous pas nous aimer?
Gide, La Symphonie pastorale,1919, p. 911. 13. En France est considéré comme aveugle tout sujet dont la vision centrale après correction est nulle ou inférieure à 1/20ede la normale.
Ordonnance du3 juill. 1945. ♦ Aveugle-né. Celui qui est privé de la vue depuis sa naissance. SYNT. Alphabet, caractères, institut, rééducation des aveugles; bâton, chien d'aveugle. − P. anal., rare. Personne privée de l'usage de quelques sens. ,,L'empire de la saveur a aussi ses aveugles et ses sourds`` (Brillat-Savarin ds Lar. 19e). Rem. ,,Les poëtes désignent fréquemment par le nom d'aveugle Homère et Milton, qui étaient aveugles l'un et l'autre`` (Lar. 19e). − Loc. À l'aveugle, en aveugle(s). À la manière d'un aveugle, en agissant comme le ferait un aveugle : 14. « (...) Anthime! ... Allons-nous-en... Allons-nous-en! » Et il l'entraîna. Il l'entraîna par la descente, dans les rochers. Anthime butait contre les pierres, contre les racines, comme un homme ivre. A chaque faux pas, il se rapprochait de son père. Celui-ci le sentait près de lui, faiblissant, se rendait compte que, seul, il s'en fût sauvé à l'aveugle, devant lui. Ils allaient côte à côte, sans se rien dire.
Châteaubriant, M. des Lourdines,1911, p. 220. 15. En haut lieu, on a cru pouvoir supprimer la sûreté; les exécutants du premier rang la rétabliront; ils n'avanceront pas en aveugles au milieu du danger, c'est humain; ...
Foch, Des Principes de la guerre,1911, p. 232. B.− P. méton. ou au fig. Personne qui n'a pas été éclairée par la connaissance, qui manque de jugement ou de lumière spirituelle : 16. Ma fille, reprit le père avec un doux sourire, qu'est-ce que cela auprès de ce qu'a enduré mon divin maître? Si les indiens idolâtres m'ont affligé, ce sont de pauvres aveugles que Dieu éclairera un jour. Je les chéris même davantage, en proportion des maux qu'ils m'ont faits.
Chateaubriand, Génie du Christianisme,t. 2, 1803, p. 225. 17. ... voulez-vous hâter la victoire du Prince de la vie? Sachez-le : pour son triomphe, vos douleurs sont des armes toutes-puissantes, auprès desquelles l'éloquence et la science sont extrêmement peu de chose, car les cœurs incrédules peuvent résister à leurs témoignages, mais il y a un témoignage qui confond l'incrédule, il y a une démonstration trop rayonnante pour ne pas ouvrir les yeux des aveugles : c'est la résignation chrétienne.
H. Monod, Sermons,1911, p. 162. − Loc. À l'aveugle, en aveugle : 18. C'était là sans doute leur récréation; de là, ils allaient chercher dans les nuages de l'Alsace ou du Schwarzwald l'horoscope de la Révolution qu'ils faisaient encore à l'aveugle.
Michelet, Journal,1843, p. 530. 19. « Les modèles de l'Antiquité », doivent être « suivis non en aveugle, mais avec le discernement que les mœurs, les usages, les matériaux modernes comportent ».
J. Viaux, Le Meubleen France,1962, p. 128. ♦ Arg. Jouer en aveugle : 20. Jouer en aveugle. Se dit d'un novice qui n'est pas au courant de la partie, qui ignore le jeu [argot des joueurs].
G. Sandry, M. Carrère, Dict. de l'arg. mod.,1953, p. 232. C.− Proverbes et expr. proverbiales. Il n'est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Il est impossible de convaincre celui qui est de parti pris. Au royaume des aveugles les borgnes sont rois. Avec un faible mérite on brille parmi les sots (J.-F. Rolland, Dict. du mauvais lang., 1813, p. 15). C'est un aveugle sans bâton. Il manque du nécessaire. C'est un aveugle qui en conduit un autre. Il est aussi imprudent et aussi malhabile que celui qu'il dirige. PRONONC. : [avœgl̥]. Passy 1914 note une durée mi-longue pour la 2esyll. du mot. Enq. : /avøgl/. ÉTYMOL. ET HIST. − xies. avogle « privé de la vue » (Alexis, str. 111a ds Gdf. Compl. : Surz ne avogles, ne contraiz ne leprus); xves. aveugle (Passion N. S., ap. Jubin., Myst., II, 190, ibid. : Malquin, se Dieu ne doinct santé, Jhesu te feroit buef ou vugle et sy te feroit bien aveugle Devenir par enchanterie).
Orig. discutée. Les hyp. proposées, dont la synthèse a été faite par Deutschmann (Rom. Jahrb., t. 1, 1947-48, pp. 87-153), se groupent autour de deux étymons.
I. Le plus vraisemblable est : le b.lat. ab oculis attesté au sens de « aveugle » dans un texte hagiographique du veou vies. (Actus Petri cum Simone, éd. Lipsius, cité par Rohlfs ds Mél. Wartburg, 1968, t. 2, p. 199 : 1. ecce subito de senioribus viduae Petro ignorante sedentes ab oculis [viduae ab oculis : veuves aveugles] non credentes, exclamaverunt...; 2. iacentibus autem nobis solae illae viduae stabant, quae erant ab oculis [illae viduae quae erant ab oculis : ces veuves qui étaient aveugles]; [cf. à l'encontre de l'existence même de ab oculis « aveugle » l'interprétation des ex. 1 et 2 par Heisig ds Rom. Forsch., t. 62, 1950, p. 69, qui, à tort semble-t-il, construit pour 1 viduae ab oculis sedentes et pour 2 solae illae stabant, quae viduae ab oculis erant, contrairement à Löfstedt, Syntactica, t. 2, 1933, p. 376, qui considère viduae comme un subst. fém. plur. « les veuves » et non comme un adj. régissant la prép. ab]). L'orig. de ab oculis, est contestée : il serait soit 1 issu, p. ell. de l'adj., d'une loc. viduus, vacuus ab oculis [supra] (FEW, 1rehyp., W. v. Wartburg ds R. de dialectologie romane, t. 3, 1911, p. 422) ou plus prob. orbus ab oculis (Rohlfs ds Arch. St. n. Spr., t. 190, 1945, p. 70; ce syntagme est à l'origine de l'évolution sém. de orbus de « privé de » à « aveugle » > a.fr. orb « aveugle »); soit 2, moins prob. un calque du gr. tardif α
̓
π
ο
́
ο
̓
μ
μ
α
́
τ
ω
ν « aveugle » (Diez5, 2ehyp., Löfstedt, loc. cit., REW5, FEW 2ehyp.); à l'encontre de cette dernière hyp. la difficulté à rendre α
̓
π
ο
́ par ab, ce dernier n'étant synon. de sine, absque, que très rarement et dans la lang. poétique (ves., Dracontius, vies., Corippus ds TLL s.v. ab, 40, 70), et le fait qu'il n'existe, semble-t-il, aucune expression des lang. rom. occid. empr. à la lang. jur. byzantine ou formée sur elle (Herzog ds Z. rom. Philol., t. 26, 1902, p. 732); 3. l'hyp. de ab oculis issu de absque oculis (Lerch ds Rom. Forsch., t. 60, 1947, p. 68) n'offre aucune vraisemblance sur le plan grammatical. Un ab-oculus formé à partir de ab « sans » (Diez5, 1rehyp.) n'est pas acceptable du point de vue morphol. (v. supra à propos du calque gr.). *Aboculus formé de ab au sens de « avec », d'où « avec un seul (?) œil » (Heisig ds Rom. Forsch., t. 62, 1950, p. 69) n'est pas vraisemblable. On peut considérer que dans aveugle la survivance du groupe lat. -cl-, conservé dans le fr. -gl- (à côté des formes pop. aveule, avule, etc., voir FEW, t. 24), résulte de l'emploi du mot surtout dans les milieux sav. (médecins, juristes, lang. relig., voir Deutschmann, loc. cit., p. 102, Lerch ds Rom. Forsch., t. 60, pp. 68 à 70 et EWFS2).
II. Autre hyp. : l'adj. b.lat. alboculus, d'où par dissimilation *aboclus (proposé par Diez5, 3ehyp., Herzog loc. cit., Gerloff ds Z. rom. Philol., t. 30, 1906, p. 85 et EWFS2) issu du terme méd. albios oculus glosé staraplinter « affecté de la cataracte, aveugle » dans les Gloses de Cassel au ixes. (Diez, Anciens glossaires romans, 1870, p. 113 et Marchot ds Z. rom. Philol., t. 20, 1896, p. 84); s'y rattache le nom lat. de la maladie oculaire album oculi attesté par Pelagonius (Niedermann, Glotta, Zeitschrift für griechische und lateinische Sprache, t. 8, 1916-17, p. 229), dans la Mulomedicina de Chiron (Herzog ds Z. rom. Philol., t. 26, 1902, pp. 732-33) et sous la forme album in oculo par Columelle (Herzog, loc. cit.), tous dér. de albus « blanc » à cause de l'aspect blanchâtre de l'œil dans les affections ophtalmiques (à rapprocher du mot sav. mod. leukoma, leucome, v. Gerloff, loc. cit.). Cette hyp., certes recevable, (Herzog, loc. cit. et Deutschmann, loc. cit.) semble pourtant, en l'absence d'autres attest. que la forme isolée des Gloses de Cassel, et étant donné que *a(l)boculus n'aurait désigné qu'une maladie précise de l'œil mais non la cécité, moins fondée que l'étymon ab oculis. STAT. − Fréq. abs. littér. : 4 273. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 5 142, b) 6 049; xxes. : a) 5 562, b) 7 194. BBG. − Alleau 1964. − Archéol. chrét. 1924. − Bach.-Dez. 1882. − Barb.-Cad. 1963. − Baudr. Pêches 1827. − Baulig 1956, p. 62. − Bible 1912. − Blanche 1857. − Bouillet 1859. − Bruant 1901. − Chabat 1881. − Chesn. 1857. − Darm. Vie 1932, p. 144. − Dauzat Ling. fr. 1946, p. 28. − Deutschmann (O.). Fr. aveugle. Ein Beitrag zur Methodik und Problematik etymologischer Forschung. Rom. Jahrb. 1947/48, t. 1, pp. 87-153. − Duch. 1967, § 13, 45, 50. − George 1970. − Gir. t. 2 Nouv. Rem. 1834, pp. 14-15. − Gottsch. Redens. 1930, p. 49, 52, 142. − Gramm. t. 1 1789. − Heisig (K.). Zur Etymologie von fr. aveugle. Rom. Forsch. 1950, t. 62, pp. 69-74. − Lafon 1969. − Lar. méd. 1970. − Lerch (E.). Woher stammen aveugle und avec? Rom. Forsch. 1947, t. 60, pp. 68-70. − Le Roux 1752. − Littré-Robin 1865. − Malkiel (Y.). The Uniqueness and complexity of etymological solutions. Lingua. 1955/56, t. 5, pp. 236-239. − Marcel 1938. − Méd. Biol. t. 1 1970. − Nysten 1824. − Pierreh. Suppl. 1926. − Pope 1961 [1952], § 638, 640. − Porot 1960. − Prév. 1755. − Privat-Foc. 1870. − Réau-Rond. 1951. − Rohlfs (G.). Traditionalismus und Irrationalismus in der Etymologie. In : [Mél. Wartburg (W. von)]. Tübingen, 1968, t. 2, pp. 198-202. − Rohlfs (G.). Zur Wortgeschichte von frz. aveugle. Arch. St. n. Spr. 1954, t. 190, pp. 70-73. − St-Edme t. 2 1825. |