| AVENTURER, verbe trans. [Le suj. désigne gén. une pers.] I.− Emploi trans. [L'obj. désigne gén. une chose concr. ou abstr.] A.− Rare. Laisser aller à l'aventure, au hasard : 1. Alors qu'il glisse à la dérive, au fil des songes, alors qu'il erre, ivre, haletant parmi les créatures de la fantaisie souveraine, il arrive que le dormeur étende la main, aventure un doigt tâtonnant dans l'ombre et rencontre soudain quelque objet sévère et précis qui est un témoin de la vie véritable : le bois de la table de nuit, la grosse montre claudicante, le livre ou la tasse vide.
G. Duhamel, Chronique des Pasquier,Suzanne et les jeunes hommes, 1941, p. 246. B.− Engager dans une aventure, dans une tentative difficile et périlleuse. 1. Domaine des entreprises, des affaires concr.[Le compl. d'obj. dir. désigne une (partie de la) pers., un bien matériel] :
2. ... mais je ne t'ai jamais vu si timoré, Maurice...
− C'est que, Victor, je n'ai jamais aventuré si témérairement la fortune d'un de mes clients. − Tu lui escompteras l'intérêt de son argent. Est-ce que cela n'est pas établi de toute éternité? Les clients ignorent-ils que tu roules sur leurs fonds? N'est-ce pas la vie de l'argent, la circulation? Qui saurait mauvais gré d'imprimer à l'argent son mouvement naturel, sans compromettre les droits de personne?
Gozlan, Le Notaire de Chantilly,1836, p. 208. 3. Il nous semblait que cent escadrilles, naviguant pendant cent années, n'eussent pas achevé d'explorer cet énorme massif dont les crêtes s'élèvent jusqu'à sept mille mètres. Nous avions perdu tout espoir. Les contrebandiers mêmes, des bandits qui, là-bas, osent un crime pour cinq francs, nous refusaient d'aventurer, sur les contreforts de la montagne, des caravanes de secours : « Nous y risquerions notre vie », nous disaient-ils. « Les Andes, en hiver, ne rendent point les hommes. »
Saint-Exupéry, Terre des hommes,1939, p. 160. − P. anal. [Le suj. désigne un élément naturel] :
4. Sa chambre était un de ces taudis humides et obscurs dans lesquels le soleil n'ose pas aventurer un rayon, comme s'il craignait de rester prisonnier dans ces cachots aériens.
Murger, Scènes de la vie de jeunesse,1851, p. 32. 2. P. anal. et p. euphém., domaine amoureux. [Le compl. d'obj. dir. désigne une partie de la pers., une valeur mor.] Aventurer sa réputation : 5. ... l'erreur c'est de ne considérer la femme que comme un instrument de plaisir. Pourtant, devant certains exemples, j'en viens à douter s'il n'y a pas plus de danger encore à ne mettre en enjeu que sa chair, et si celui qui se tire du piège de l'amour à moins de frais n'est pas précisément celui qui n'y aventure que la moindre et plus médiocre part de lui-même.
Gide, Journal,1928, p. 887. 3. Au fig., domaine de la recherche intellectuelle, spirituelle. [Le compl. d'obj. dir. désigne une chose abstr.] :
6. Senti spécialement mon impuissance. Toute ascension, toute entreprise, toute création me font peur maintenant. Je ne puis plus rien oser, aventurer, tenter.
Amiel, Journal intime,1866, p. 381. 7. ... et maintenant Raboliot savait, sans une faute, ce qu'il pouvait oser et ce qu'il ne pouvait pas. À condition qu'il observât une maîtrise de soi vigilante, il était libre de vivre sans tristesse, et même, s'il le méritait, avec joie. Car c'est une joie, se possédant pleinement, d'aventurer sa vie aux frontières du péril, de le frôler à son vouloir, ou bien, d'un vif élan calculé juste, de bondir soudain au travers, comme on franchit d'un saut, à la saint-Jean d'été, les braises rouges des feux de joie.
Genevoix, Raboliot,1925, p. 145. II.− Emploi pronom. S'aventurer. A.− Rare. Se laisser aller à l'aventure, au hasard : 8. Le malheur fut qu'aux dons et legs une complication devait surgir. Là, pas de concierge! ... (...), le courant d'air de la voûte le glaçant jusque dans les moelles, il prit une brusque résolution et s'aventura au hasard. Une muraille soubassée d'un ton de chocolat et où se succédaient, peints en noir sous la mention « gardiens de bureau », une série d'index allongés, l'amena à une sorte de chenil...
Courteline, Messieurs les ronds de cuir,1893, p. 188. Rem. On rencontre dans la docum. le néol. aventurement, subst. masc. (E. et J. de Goncourt, Journal, 1891, p. 77; suff. -ment1*). Action de s'aventurer. B.− S'engager dans une aventure, se jeter dans un danger, courir un risque. Anton. s'assurer, se défier, prendre garde. 1. Domaine des entreprises, des affaires concr.[Le compl. circ. désigne un lieu] Pouvoir s'aventurer : 9. Vous ne me soupçonnerez pas de pusillanimité. Le premier, je vous ai entraînés à travers l'Amérique, à travers l'Australie. Mais ici, je le répète, tout vaut mieux que de s'aventurer dans ce pays perfide. − Tout vaut mieux que de s'exposer à une perte certaine sur un navire échoué, fit John Mangles.
− Qu'avons-nous donc tant à redouter de la Nouvelle-Zélande? demanda Glenarvan. − Les sauvages, répondit Paganel.
Verne, Les Enfants du capitaine Grant,t. 3, 1868, p. 58. 10. ... le peuple besogneux de fileurs, de lamineurs, de puddleurs, d'ouvrières, semble avoir déserté les maisons d'un commun accord et s'être mis en route, rue Notre-Dame, vers quelque aventure. Lui aussi, souvent, avait erré par des nuits pareilles, cherchant il ne savait quelle mystérieuse joie à la mesure du ciel étendu sur sa tête comme un envoûtement. Il s'aventura jusqu'au bout du quai.
G. Roy, Bonheur d'occasion,1945, p. 347. − P. anal. [Le suj. désigne un animal, une chose concr.] :
11. Au moment d'aller porter le lait (...) la Péchina ne se hasarda point sans procéder à une enquête, comme une chatte qui s'aventure hors de sa maison.
Balzac, Les Paysans,1844, p. 203. 12. ... dès que, sous une forme quelconque, le travail s'engage et s'aventure dans cette nappe d'alluvions, les résistances souterraines abondent. Ce sont des argiles liquides, des sources vives, des roches dures, de ces vases molles et profondes que la science spéciale appelle moutardes. Le pic avance laborieusement dans des lames calcaires...
Hugo, Les Misérables,t. 2, 1862, p. 524. 2. Au fig., domaine de la recherche intellectuelle, spirituelle. [Le compl. circ. désigne une chose abstr.] :
13. En vérité, je voyage, mais dans des pays inconnus et si, pour fuir la réalité torride, je me plais à évoquer des images froides, je te dirai que je suis depuis un mois dans les plus purs glaciers de l'esthétique − qu'après avoir trouvé le néant, j'ai trouvé le beau, − et que tu ne peux t'imaginer dans quelles altitudes lucides je m'aventure.
Mallarmé, Correspondance,1866, p. 221. 14. ... il est fort possible que pour pénétrer plus avant dans les régions où ils [nos oculistes] s'aventurent, les méthodes purement expérimentales, qui sont les plus sûres dans les autres sciences, soient insuffisantes.
Maeterlinck, Le Grand secret,1921, p. 300. − Except., absol. : 15. La partie est perdue, que je ne pouvais gagner qu'avec elle. Inconfiance de sa part, et présomption de la mienne. Rien ne sert de récriminer, ni de regretter même. Ce qui n'est pas, c'est ce qui ne pouvait pas être. Qui se dirige vers l'inconnu, doit consentir à s'aventurer seul.
Gide, Journal,1927, p. 840. − Spéc., domaine de l'expr. verbale. S'aventurer à + inf., s'aventurer (beaucoup) en + part. prés., s'aventurer (beaucoup) que de + inf. ou absol. : 16. « (...) Mais dans des grandes machines comme ici, non, ça me passe que vous veniez. À moins que ce ne soit pour faire des études... », ajouta-t-elle d'un air de doute, de méfiance, et sans trop s'aventurer car elle ne savait pas très exactement en quoi consistait le genre d'opérations improbables auquel elle faisait allusion.
Proust, Le Temps retrouvé,1922, p. 1026. 3. P. anal. et p. euphém., domaine amoureux. [Le compl. circ. désigne une pers., (le degré d'avancement dans) une intrigue, etc.] :
17. Il eut pitié de cette petite vivante qui était à son côté, (...) pitié d'elle, de la voir s'aventurer ainsi dans des mains telles que les siennes (et cependant, la moindre petite ruse ou seulement précaution qu'il eût décelée en elle, contre lui, il lui en eût fait grief). Pitié d'elle, de ne l'aimer pas davantage, de ne trouver pas davantage des raisons de l'aimer, − et qu'elle ne fût pour lui qu'une parmi d'autres, alors qu'il était le seul pour elle, ...
Montherlant, Pitié pour les femmes,1936, p. 1159. − Except., absol. : 18. Maintenant, elle savait où elle allait. Tout s'orientait vers cette lumière que la présence de Jean avait introduite dans son existence, la transfigurant. Elle avait souvent l'impression de céder à un vertige, d'être aventurée au plus haut point; elle s'en souciait peu. Quand bien même ne serait-elle, entre les mains de Jean Paleyzieux, qu'un jouet, quand bien même son bonheur présent devrait-il la conduire à une plus affreuse solitude, elle préférait tout risquer et tout perdre, pour posséder du moins ces heures de bonheur, ...
Daniel-Rops, Mort, où est ta victoire?1934, p. 164. PRONONC. : (s') [avɑ
̃tyʀe], j(e m)' [ʒavɑ
̃ty:ʀ]. ÉTYMOL. ET HIST. − 1. xiies. part. passé aventuree « arrivé par hasard, par aventure » (Aye d'Avignon, éd. S.J. Borg, 1332 : Pieça n'oïstes chose ainssi aventuree) − début xiiies. (Ren. de Beaujeu, Li Biaus Desconneus, 5338, Hippeau ds Gdf.); 2. ca 1240 « courir à l'aventure, se hasarder » (Comte Poitiers, éd. Fr. Michel, 38 ds T.-L. : Li quens s'en va aventurant Par la forest orible et grant); 1269-85 trans. « mettre à l'aventure, risquer » (Adenet Le Roi, Enfances Ogier, B.N. 1632, fo2 rods Gdf. Compl.).
Dénominatif de aventure* étymol. 2 et 3; dés. -er. STAT. − Fréq. abs. littér. : 391. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 188, b) 951; xxes. : a) 558, b) 650. Aventurement. Fréq. abs. littér. : 1. BBG. − Jal 1848. − Le Roux 1752. − Noter-Léc. 1912. |