| ANTICIPER, verbe. I.− Emploi trans. A.− Vx. Faire avancer quelque chose dans l'espace : 1. Certains bassins de ce vieux Paris eussent offert à la peinture des tons précieux ... Quels effets singuliers que ceux des étais employés pour faire anticiper les maisons sur le fleuve?
Balzac, Sur Catherine de Médicis,Les Deux rêves, 1830, p. 52. Rem. Dans cet ex., sur signifie « sur les bords de ». B.− Faire avancer quelque chose dans le temps. 1. Vieilli, littér. ou techn. [L'obj. désigne une action, un événement] a) (S'employer à) accomplir quelque chose en avance sur le moment normalement prévu : 2. Le projet est jeté en avant, c'est-à-dire que je décide pour un temps à-venir, aussi prochain et imminent qu'on le veut. Décider c'est anticiper. C'est pourquoi le type le plus remarquable de la décision est celui où un délai sépare l'exécution du projet; mais la possibilité d'avoir pu être anticipés rattache encore les automatismes surveillés à cette structure.
Ricœur, Philos. de la volonté,1949, p. 48. − Emploi abs. : 3. W. Stern, dans ses recherches sur le témoignage, a défini un type d'intelligence subjective caractérisé par « la tendance, dans ses descriptions, de se mettre en avant par-dessus tout, d'exprimer ses relations personnelles aux choses, ses réactions de tempérament, de volonté ou d'imagination à leur égard ». L'intelligence subjective est prompte à anticiper selon ses désirs, plus pressée de se manifester que de subir l'expérience.
Mounier, Traité du caractère,1946, p. 632. b) P. méton. [L'obj. désigne la chose sur laquelle se fait l'opération] − FIN., vx. [En parlant d'un gouvernement] Dépenser d'avance une somme qui ne sera recouvrée que plus tard (p. ex. par les fermiers généraux) sous forme d'impôt. ♦ P. ext. [En parlant d'un particulier] :
4. − Ce diable de Couture a tellement l'habitude d'anticiper les dividendes, qu'il anticipe le dénoûment de mon histoire.
Balzac, La Maison Nucingen,1838, p. 610. − MUS. [Le suj. désigne l'artiste, l'obj. désigne une note intégrée à un accord] Faire entendre cette note un peu avant le temps marqué et créer ainsi le cas échéant une disharmonie dans la partie qui précède le temps : 5. [en harmonie] Lorsqu'une partie anticipe une note intégrante de l'accord qui doit suivre, et que (...) cette partie attaque au moment du changement d'accord, une autre partie intégrante de ce nouvel accord l'anticipation est appelée indirecte; ...
H. Reber, Traité d'harmonie,1949, p. 165. 2. Littér. et techn. [L'obj. désigne une tranche de destin personnel ou collectif à venir] a) Se représenter d'avance en esprit ce qui doit se produire ultérieurement : 6. Dans mes jeux, mes ruminations, mes projets, je ne me suis jamais changée en homme; toute mon imagination s'employait à anticiper mon destin de femme.
S. de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée,1958, p. 57. b) [Avec une idée d'action commandée par une telle représentation] − FIN. ,,Prévoir, escompter, attendre : anticiper une grosse récolte, une baisse dans les cours de bourse.`` (Bél. 1957) : 7. Il vaut la peine de suivre les conséquences d'une anticipation erronée de sens inverse, par la grande firme. La firme anticipe − et à tort − une élévation de la demande qui s'adresse à l'ensemble et de la demande qui s'adresse à elle-même.
Perroux, L'Économie du XXes.,1964, p. 199. − PSYCHOL. Percevoir d'avance la réalisation d'une action : 8. Par exemple, dans une compétition sportive reposant sur une épreuve de vitesse, l'observateur qui voit le gagnant s'approcher du but peut anticiper la victoire de quelques centièmes de seconde et arrêter trop tôt son chronomètre.
Sill.1965, s.v. anticipation. II.− Anticiper sur A.− [Le compl. prép. désigne une action] Accomplir avant le moment normalement prévu l'action verbale comprise dans le subst. compl. : 9. Il semble que ce serait ici le lieu de développer quelques-uns des motifs qui ont inspiré la majorité des derniers notables. Mais n'anticipons pas sur le jugement de l'histoire ...
Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers-État?1789, p. 53. 10. Lorsque la nuit semble trop éloignée, le jour en tient lieu, et le spectateur est averti à propos que le couple auquel il s'intéresse vient de se mettre au lit dans la maison voisine. On n'a pas trop encore à se scandaliser quand les amants ne font par là qu'anticiper de quelques heures sur leurs devoirs d'époux.
Sainte-Beuve, Tableau hist. et crit. de la poésie fr. et du théâtre fr. au XVIes.,1828, p. 223. − En partic. 1. [Le compl. prép. désigne une forme de discours suivi] Développer prématurément : 11. Je ne pourrais, sans anticiper sur des développements ultérieurs, donner immédiatement à cette question une réponse de détail, ni de fond.
Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain,1955, p. 192. − Emploi abs. [Sans compl. prép.] Même sens : 12. Mais assurément j'anticipe, et vais gâcher tout mon récit si je donne pour acquis déjà l'état de joie, qu'à peine j'imaginais possible, qu'à peine, surtout, j'osais imaginer permis.
Gide, Si le grain ne meurt,1924, p. 549. − Loc. [À l'intérieur d'un développement, d'un discours suivi, dans la bouche de la pers. qui parle ou qui écrit] (Mais) n'anticipons pas. Ne disons pas dès maintenant ce qui normalement ne doit se dire qu'à un moment ultérieur du discours : 13. Le hasard a voulu que j'aie une mère ... Mais n'anticipons pas. Sachez seulement qu'en 1913 Jacques Rezeau, mon père, docteur en droit, professeur à l'Université catholique (situation non lucrative, comme il sied), avait épousé la fort riche demoiselle Paule Pluvignec, petite-fille du banquier de ce nom.
H. Bazin, Vipère au poing,1948, p. 19. 2. Emplois techn. a) DR. Anticiper sur l'héritage. Prendre sa part d'héritage. − P. iron. Anticiper sur l'héritage de qqn. Le voler : 14. Alors il [l'instituteur] appelait par leur nom tous ceux qui avaient fait tort au Prochain; il reprochait à celui-ci (...) d'avoir anticipé sur l'héritage du Voisin, une, deux raies de terre ...
Restif de La Bretonne, La Vie de mon père,1779, p. 42. b) FIN., vx. Anticiper sur les revenus. Les engager avant qu'ils ne soient rentrés (supra I B 2 b) : 15. ... ils corrompent les mœurs par la soif inextinguible de l'or, sacrifient la classe des rentiers à la classe des agioteurs, fournissent au monarque les moyens d'anticiper sur les revenus publics, d'accumuler en quelques jours sur l'état les charges d'un siècle entier, de mettre en péril toutes les fortunes, et de ruiner enfin le Crédit National par la crainte d'une banqueroute inévitable.
Marat, Les Pamphlets,Nouv. dénonciation contre Necker, 1790, pp. 95-96. c) MUS. Anticiper sur un accord. En faire entendre le début avant le moment normal : 16. ... dans une terminaison masculine, on peut anticiper sur le dernier accord, en le faisant entendre par avance dans l'avant dernière mesure de la phrase harmonie syncopée.
E. Durand, Traité d'harmonie,p. 104. B.− [Le compl. prép. désigne un moment à venir du temps] Accomplir d'avance ce qui devrait normalement se produire au moment désigné par le compl. Anticiper sur l'avenir : 17. L'homme est transformé, non pas par la transformation des choses, mais par la volonté qu'elles ont de se transformer. C'est pourquoi l'œuvre du poète sincère anticipe forcément sur l'époque qui vient.
J. Bousquet, Traduit du silence,1935-36, p. 171. Rem. Except. anticiper est employé, en parlant d'une action, avec le sens déponent-passif de « se produire d'avance » : 18. ... la douleur débute avec elle [la tuméfaction] anticipe quelquefois ...
Esmein, P.-J. Teissier ds(F. Widal, G.-H. Roger, Nouv. traité de méd.,fasc. 2, 1920-24, p. 582). PRONONC. : [ɑ
̃tisipe], j'anticipe [ʒ
ɑ
̃tisip]. Fér. 1768 indique une durée longue pour la 1resyllabe du mot (cf. aussi Fél. 1851). Enq. : /ãtisip/ (il) anticipe. ÉTYMOL. ET HIST. − Ca 1356 [l'obj. est un nom de pers.] « devancer l'action de qqn » (Bers., Tite-Live, ms. Ste Gen., fo35 rods Gdf. Compl. : Le dictateur pourvoians que il ne convenist pas aus Roumains avoir guerre aus Latins et aus Volsques ensemble, les anticipa et desavança); 1442 [l'obj. désigne un inanimé] « faire, exécuter avant le temps » (Arch. nat., P. 1361, pièce 950 Bressuire, ibid. : Sans autrement iceulx termes antissiper); 1546 emploi abs. « prendre les devants pour faire qqc. » (Rabelais, III, 17, éd. Marty-Laveaux ds Hug. : Ainsi commençoit escamper de la chambre, mais la vieille anticipa ... et sortit). Empr. au lat. anticipare, au sens de « prendre par avance » dep. Cicéron, Att., 8, 14, 2 ds TLL s.v., 167, 57; constr. avec un inf. au sens de « prendre les devants pour » (Vulg. I Macc., 10, 4, ibid., 167, 55). STAT. − Fréq. abs. littér. : 228. Fréq. rel. littér. : xixes. : a) 279, b) 166; xxes. : a) 113, b) 574. BBG. − Canada 1930. − Dul. 1968. − Dupin-Lab. 1846. − Pamart (P.). Infiltrations ou invasions. Vie Lang. 1969, no207, p. 318. − Piéron 1963. − Pierreh. Suppl. 1926. |