| ANACHRONISME, subst. masc. A.− Action de placer un fait, un usage, un personnage, etc. dans une époque autre que l'époque à laquelle ils appartiennent ou conviennent réellement; fait, usage, personnage ainsi placé. 1. [L'anachronisme peut être dû à une erreur, à une ignorance ou à une tradition] :
1. L'auteur qui veut composer un tel ouvrage doit se transporter en entier dans le siècle et dans les mœurs des personnages qu'il représente, et l'on auroit raison de critiquer plus sévèrement un anachronisme dans les sentiments et dans les pensées que dans les dates.
G. de Staël, De l'Allemagne,t. 2, 1810, pp. 286-287. 2. Et qui a substitué au vieil autel gothique, splendidement encombré de châsses et de reliquaires, ce lourd sarcophage de marbre à tête d'anges et à nuages, lequel semble un échantillon dépareillé du Val-de-Grâce ou des Invalides? Qui a bêtement scellé ce lourd anachronisme de pierre dans le pavé carlovingien de Hercandus?
V. Hugo, Notre-Dame de Paris,1832, p. 128. 3. Dans les costumes [du Christ porté au tombeau] on relèverait plus d'un anachronisme, et tel vêtement semble sortir de la garde-robe des doges...
T. Gautier, Le Guide de l'amateur au Musée du Louvre,1872, p. 49. Rem. Syntagmes rencontrés anachronisme historique (É. Durkheim, De la Division du travail social, préf., 1893, p. XI), anachronisme de costume (Littré), de langage (DG). 2. [L'anachronisme peut être volontaire, notamment pour des raisons esthétiques] :
4. Pour faire passer sous les yeux de Chactas les hommes illustres du grand siècle, j'ai quelquefois été obligé de serrer les temps, de grouper ensemble des hommes qui n'ont pas vécu tout-à-fait ensemble, mais qui se sont succédé dans la suite d'un long règne. Personne ne me reprochera sans doute ces légers anachronismes, que je devois pourtant faire remarquer ici.
F.-R. de Chateaubriand, Les Natchez,1826, p. 105. Rem. 1. On a parfois opposé l'anachronisme au parachronisme. Dans ce système, ,,l'anachronisme place un fait avant sa date, le parachronisme le place après; mais comme ce dernier mot est peu usité, le premier s'emploie généralement pour toute erreur de chronologie`` (Besch. 1845). Lar. 19e, Nouv. Lar. ill. et Lar. 20ementionnent les termes prochronisme (« fait placé avant sa date ») et parachronisme (« fait placé après sa date »); dans ce système anachronisme a le sens gén. d',,erreur dans la supputation des temps`` et a pour synon. métachronisme (ce dernier signifiant exactement « déplacement de temps »). Ces systèmes n'ont pas vécu. 2. La rhét. mod. oppose parfois l'anachronisme progressif (ou prochronisme : Christophe Colomb parlant dans un porte-voix) à l'anachronisme régressif (ou parachronisme : Londres traversé en carrosse au xxes.) (cf. Morier 1961). − P. ext., domaine de la psychol. individuelle ou coll.Décalage entre le moment où survient un fait et le moment où il devrait ou aurait dû se produire; ce fait ainsi survenu : 5. ... et ainsi, dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n'était qu'à l'instant − plus d'une année après son enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments − que je venais d'apprendre [réellement] qu'elle était morte.
M. Proust, À la recherche du temps perdu,Sodome et Gomorrhe, 1922, p. 756. 6. Mais nous découvrons aujourd'hui que la délivrance de Paris fut comme un anachronisme, une préfiguration de la victoire, en pleine guerre, et lorsque le pire de l'épreuve nous demeure peut-être inconnu. Le temps n'est pas encore venu de ces marches triomphales.
F. Mauriac, Le Bâillon dénoué,1945, p. 415. 7. Que nous arrivions prématurément, pro kairou, ou après coup, comme les pompiers, dans les deux cas notre intervention est intempestive, c'est-à-dire « à contre-temps » : il y a en effet mille manières d'intervenir hors de saison, l'anachronisme ou dyschronisme étant le régime normal, le dissonant régime de toute symbiose; l'anachronisme ne consiste-t-il pas dans le décalage des métronomies désaccordées et par suite discordantes, et dans la cacophonie qui en résulte?
V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien,1957, p. 118. B.− Péj. ou iron. 1. Objet, usage reflétant une époque révolue, en retard sur son temps : 8. Un autocar, bourré de monde à l'accoutumée, nous démasque brusquement la plus étrange des voitures que nous ayons rencontrées, et nous avons pu constater par la suite qu'elle n'était pas la seule de son espèce : la route d'Espagne est pleine de ces anachronismes.
A. T'Serstevens, L'Itinéraire espagnol,1933, p. 263. 2. Personne dont le genre de vie, le mode de pensée ou de sentir, est en retard sur ses contemporains : 9. À onze heures, je m'amène ici pour leur servir leur déjeuner, au bureau... toujours du froid, pas même de fricot à faire, juste le café... une vraie rentière!
armand. − Non, ma vieille Léo. Je vais vous dire ce que vous êtes : un admirable anachronisme!
léopoldine. − Si vous commencez vos gros mots, je m'en vas.
R. Martin du Gard, Un Taciturne,1932, I, 2, p. 1248. 10. La génération qui vient a une tâche écrasante devant elle. On va repartir à zéro. C'est hallucinant, et il faut avoir quinze ans, pour se sentir à l'aise dans ces décombres! Nous sommes des survivants, des « anachronismes ». Encombrés de vieux concepts; pareils à des gardiens de musée dans leurs antiquailles.
R. Martin du Gard, Souvenirs autobiographiques et littéraires,1955, pp. CXXV-CXXVI. Prononc. : [anakʀ
ɔnism]. Enq. : /anakʀonism/. Étymol. ET HIST. − 1. 1625 « confusion de dates » (Naudé, Apologie pour les grands hommes, 171, Delb. ds Quem. : Ces deux personnages n'ont été contemporains que par une figure d'Anachronisme); 1694 (Ac. : Anachronisme. Erreur contre la chronologie); 2. en partic. 1680 (Rich. Anachronisme : Faute contre la cronologie, qui consiste à faire vivre une personne long-tems avant qu'elle a été au monde); 1835 (Ac. : Anachronisme. Il se dit principalement de la faute qui consiste à placer un fait, un événement avant sa date).
Composé du préf. gr. α
̓
ν
α- « en haut, en remontant, ou pêle-mêle » et de χ
ρ
ο
́
ν
ο
ς « temps »; suff. -isme*. STAT. − Fréq. abs. litt. : 116. BBG. − Bach.-Dez. 1882. − Bailly (R.) 1969 [1946]. − Bél. 1957. − Bénac 1956. − Boiss.8. − Bouillet 1859. − Colin 1971. − Dagn. 1965. − Daire 1759. − Dup. 1961. − Morier 1961. − Prév. 1755. − Thomas 1956. |